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« Je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma
dignité d'homme» (Il, 111, 7).
Nous voilà prévenus : Cha
teaubriand n'est pas Rousseau, il ne confessera pas tout.
Sur certains points, il fait silence.
Maître de ce qu'il nous
dira, il le met en scène, parfois le travestit, voire l'imagine,
purement et simplement.
« Un hâbleur, le vicomte! » écrit
Henri Guillemin 1•
Il faut le reconnaître.
Sans manquer pourtant de donner
la parole à la défense.
LES PUDEURS
DE CHAT�A_UBRIAND
Chateaubriand nous parle peu des plaisirs solitaires de
son adolescence 2 - ou de son goût précoce pour les
femmes.
Mais c'est surtout sur les questions d'argent
que ses confidences s'arrêtent à mi-chemin.
Il nous cache par exemple que son père tirait bénéfice
de la traite des Noirs.
Et sur ses propres affaires, il en
dit trop, ou pas assez.
Il nous prend à témoins de tous
ses ennuis financiers, ne nous fait grâce d'aucune
dépense, n'oublie pas - elles furent lourdes - la moindre
dette.
Mais prodigue de détails sur l'argent qui lui fait
défaut - sans toujours indiquer précisément où il
« passe 3» -, il se fait bien plus discret sur ses « ren
trées» ou ses économies...
1.
L'homme des « Mémoires d'outre-tombe" (Gallimard, 1965).
2.
Paradoxalement, le romancier nous en dit plus sur ce sujet
dans _René que l'autobiographe dans ses Mémoires...
3.
« A quoi diable mangez-vous votre argent ? » demande
Charles X à notre homme.
Guillemin répond pour lui : à me vê
tir avec recherche, à vivre sur un grand pied, à entretenir toutes
mes maîtresses.
Mais aussi (la discrétion se fait ici louable) à
donner beaucoup aux pauvres...
Voici donc un aristocrate qui enfreint le tabou de l'aris
tocratie: parler d'argent, fi! et de dettes, pis encore! mais qui ne l'enfreint qu'à demi.
Il dit plus qu'il n'est
«convenable», et moins que ne l'exigerait la vérité.
François-René a donc ses pudeurs - il serait fastidieux
d'en allonger ici la liste.
Elles peuvent se comprendre,
mais aussi nous agacer, après les franchises de Jean
Jacques.
Il a aussi ses artifices, tant il excelle à théâ
traliser ce qui lui semble trop banal.
CHATEAUBRIAND
METTEUR EN SCÈNE
Chacun se souvient des fameuses soirées à Combourg
(1, Ill, 3).
Comme un spectre, le père arpente la grand
salle enténébrée.
Il laisse parfois tomber un laconique :
« De quoi parliez-vous?»...
Or on lit, dans le manuscrit
original: « [ ...] mon père, interrompant sa promenade,
venait quelquefois s'asseoir au foyer pour nous faire l'his
toire de la détresse de son enfance ...
» En gommant pour
l'édition définitive cette scène familière, l'auteur a forcé
le trait, noirci l'image d'un père mal aimant (et peu aimé).
Et que dire du parallèle avec Bonaparte? Saint-Malo
devient une île, comme la Corse! Napoléon ne naît plus
en 1769, mais en 1768, comme Chateaubriand! Et quand
le duc d'Enghien est fusillé, !'écrivain déclare : « Cet évé
nement changea ma vie, de même qu'il changea celle
de Napoléon»! Devant la postérité, François-René prend
la pose ...
Plus profonde encore, il y a cette coïncidence, ménagée
par l'auteur au mépris des dates, entre la mort de sa
mère et celle de sa sœur Julie (1, XI, 6-8).
Illuminé par
ce signe du Ciel, «j'ai pleuré et j'ai cru», nous dit Cha
teaubriand.
En réalité, il arrange ainsi un coup de théâtre,
afin de mieux mettre en valeur le «retour à la foi» qui
va inspirer le Génie du Christianisme...
Qu'il s'agisse donc de son enfance, de sa destinée
publique ou de sa vie la plus intime, Chateaubriand tou
jours guette «la scène à faire», la formule brillante.
PETITES/
'ET GRANDES_Tl3ICH-Ë-RIES,1
Ainsi notre peintre aide-t-il la réalité à ressembler
davantage ...
à ce qu'elle devrait être.
Mais qui transfigure, parfois défigure.
Prenons-en trois séries d'exemples.
Da.Qs la vie personnelle
et la carrière littéraire1
• Le fringant soldat des Mémoires avait, en fait, un goût
très mesuré pour le métier des armes - dût-il s'exercer
pour la bonne cause des princes en exil : quand les
Émigrés d'Angleterre projettent une expédition royaliste
en Bretagne (décembre 1793), le voici tout à coup qui
s'éclipse de Londres et s'enfonce en province ...
• Mais ceci n'est rien à côté de ce que Chateaubriand
nous dit de son Génie.
Il l'aurait entrepris « en expiation»
des chagrins que son incroyance avait causés à sa mère.
Allons! En 1799, les idées qu'il va développer sont « dans
l'air», et fort propres à lui attirer les faveurs de Bonaparte.
Œuvre de circonstance, oui: mais ce n'est pas
celle qu'on croit!
Quant à prétendre qu'elle parut « sans prôneurs 1 »,
alors que son lancement fut officiel tant elle plaisait au
Pouvoir! «Celle-là est raide, s'écrie Guillemin, et d'une
ingratitude honteuse.
Pas un seul livre [...
] qui ait été
«prôné» d'avance [ ...
] avec une telle ardeur et une telle
efficacité.
»
Ceci nous amène indirectement aux confidences politiques.
• En décembre 1791, Chateaubriand quitte l'Amérique
pour regagner la France.
À l'en croire, il vole au secours
de Louis XVI, arrêté à Varennes.
En réalité, ses rêves de
fortunes américaines se sont évanouis, et les créanciers
de là-bas le serraient d'un peu trop près ...
1.
Nous dirions «sans publicité».
73
• Talleyrand? une ordure, mille fois vilipendée: Talley
rand et Fouché à Saint-Denis 1, c'est «le vice appuyé sur
le bras du crime».
Mais ce mauvais prêtre, cet «apostat»,
que de fois le vicomte s'est-il courbé devant lui 2!
• L'exécution du duc d'Enghien? Une abomination: Cha
teaubriand rompt sur-le-champ avec le Premier Consul.
En fait, c'est l'occasion de refuser ce poste d'ambas
sadeur en Valais qui l'humiliait 3 • Et de se rapprocher des
royalistes, dont il croit pressentir le retour au pouvoir 4 •
• Face à !'Empereur, Chateaubriand s'est campé en
farouche opposant : Tacite fustigeant Néron 5! Au vrai,
après 1807, ses attaques viseront exclusivement
l'entourage du Maître - où il enrage secrètement de ne
point figurer 6•••
Napoléon l'a toujours tenté - et, quoi qu'il en ait dit,
jamais persécuté.
L'Empereur favorisa même son élection
à l'Académie Française! Mais il n'a jamais voulu
l'employer.
..
Le vicomte, lui, n'a guère tonné contre l'Ogre
quand il était tout-puissant.
C'est une fois Napoléon à
terre qu'il le piétinera (De Buonaparte et des Bourbons).
On discerne en tout ceci bien davantage le dépit ou
la vanité....
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