Zola, Nouveaux Contes à Ninon, « Le Forgeron ». J’ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de...
Extrait du document
«
Zola, Nouveaux Contes à Ninon, « Le Forgeron ».
J’ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de convalescence.
J’avais
perdu mon cœur, perdu mon cerveau, j’étais parti, allant devant moi, me cherchant,
cherchant un coin de paix et de travail, où je pusse retrouver ma virilité.
C’est ainsi qu’un
soir, sur la route, après avoir dépassé le village, j’ai aperçu la forge, isolée, toute
flambante, plantée de travers à la croix des Quatre-Chemins.
La lueur était telle, que la
porte charretière, grande ouverte, incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en
face, le long du ruisseau, fumaient comme des torches.
Au loin, au milieu de la douceur
du crépuscule, la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de
plus en plus rapproché de quelque régiment de fer.
Puis, là, sous la porte béante, dans la
clarté, dans le vacarme, dans l’ébranlement de ce tonnerre, je me suis arrêté, heureux,
consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains d’homme tordre et aplatir les barres
rouges.
J’ai vu, par ce soir d’automne, le Forgeron pour la première fois.
Il forgeait le soc
d’une charrue.
La chemise ouverte, montrant sa rude poitrine, où les côtes, à chaque
souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il se renversait, prenait un élan,
abattait le marteau.
Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du
corps, avec une poussée implacable des muscles.
Le marteau tournait dans un cercle
régulier, emportant des étincelles, laissant derrière lui un éclair.
C’était « la Demoiselle »,
à laquelle le Forgeron donnait ainsi le branle, à deux mains ; tandis que son fils, un gaillard
de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et tapait de son côté, tapait des
coups sourds qu’étouffait la danse éclatante de la terrible fillette du vieux.
Toc, toc, — toc,
toc, on eût dit la voix grave d’une mère encourageant les premiers bégayements d’un
enfant.
« La Demoiselle » valsait toujours, en secouant les paillettes de sa robe, en laissant
ses talons marqués dans le soc qu’elle façonnait, chaque fois qu’elle rebondissait sur
l’enclume.
Une flamme saignante coulait jusqu’à terre, éclairant les arêtes saillantes des
deux ouvriers, dont les grandes ombres s’allongeaient dans les coins sombres et confus de
la forge.
Peu à peu, l’incendie pâlit, le Forgeron s’arrêta.
Il resta noir, debout, appuyé sur
le manche du marteau, avec une sueur au front qu’il n’essuyait même pas.
J’entendais le
souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils tirait,
d’une main lente.
Le soir, je couchais chez le Forgeron, et je ne m’en allais plus.
Il avait une chambre
libre, en haut, au-dessus de la forge, qu’il m’offrit et que j’acceptai.
Dès cinq heures, avant
le jour, j’entrais dans la besogne de mon hôte.
Je m’éveillais au rire de la maison entière,
qui s’animait jusqu’à la nuit de sa gaieté énorme.
Sous moi, les marteaux dansaient.
Il
semblait que « la Demoiselle » me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant
de fainéant.
Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses
deux chaises, craquait, me criait de me hâter.
Et il me fallait descendre.
En bas, je trouvais
la forge déjà rouge.
Le soufflet ronronnait, une flamme bleue et rose montait du charbon,
où la rondeur d’un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise.
Cependant, le
Forgeron préparait la besogne du jour.
Il remuait du fer dans les coins, retournait des
charrues, examinait des roues.
Quand il m’apercevait, il mettait les poings aux côtes, le
digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
Cela l’égayait, de m’avoir
délogé du lit à cinq heures.
Je crois qu’il tapait pour taper, le matin, pour sonner le réveil
avec le formidable carillon de ses marteaux.
Il posait ses grosses mains sur mes épaules,
se penchait comme s’il eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis
que je vivais au milieu de sa ferraille.
Et tous les jours, nous prenions le vin blanc ensemble,
sur le cul d’une vieille carriole renversée.
Puis, souvent, je passais ma journée à la forge.
L’hiver surtout, par les temps de
pluie, j’ai vécu toutes mes heures là.
Je m’intéressais à l’ouvrage.
Cette lutte continue du
Forgeron contre ce fer brut qu’il pétrissait à sa guise, me passionnait comme un drame
puissant.
Je suivais le métal du fourneau sur l’enclume, j’avais de continuelles surprises à
le voir se ployer, s’étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l’effort victorieux de
l’ouvrier.
Quand la charrue était terminée, je m’agenouillais devant elle, je ne reconnaissais
plus l’ébauche informe de la veille, j’examinais les pièces, rêvant que des doigts
souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans le secours du feu.
Parfois,
je souriais en songeant à une jeune fille que j’avais aperçue, autrefois, pendant des
journées entières, en face de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton,
sur lesquelles elle attachait, à l’aide d’un fil de soie, des violettes artificielles.
Jamais le Forgeron ne se plaignait.
Je l’ai vu, après avoir battu le fer pendant des
journées de quatorze heures, rire le soir de son bon rire, en se frottant les bras d’un air
satisfait.
Il n’était jamais triste, jamais las.
Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si
la maison avait croulé.
L’hiver, il disait qu’il faisait bon dans sa forge.
L’été, il ouvrait la
porte toute grande et laissait entrer l’odeur des foins.
Quand l’été vint, à la tombée du
jour, j’allais m’asseoir à côté de lui, devant la porte.
On était à mi-côte ; on voyait de là
toute la largeur de la vallée.
Il était heureux de ce tapis immense de terres labourées, qui
se perdait à l’horizon dans le lilas clair du crépuscule.
Et le Forgeron plaisantait souvent.
Il
disait que toutes ces terres lui appartenaient, que la forge, depuis plus de deux cents ans,
fournissait des charrues à tout le pays.
C’était son orgueil.
Pas une moisson ne poussait
sans lui.
Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette soie
changeante.
Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des grands soleils, levant le poing
contre les nuages de grêle qui crevaient.
Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de
terre qui paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année
il avait forgé une charrue pour ce carré d’avoine ou de seigle.
À l’époque du labour, il
lâchait parfois ses marteaux; il venait au bord de la route ; la main sur les yeux, il regardait.
Il regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol, tracer leurs sillons, en
face, à gauche, à droite.
La vallée en était toute pleine.
On eût dit, à voir les attelages filer
lentement, des régiments en marche.
Les socs des charrues luisaient au soleil, avec des
reflets d’argent.
Et lui, levait les bras, m’appelait, me criait de venir voir quelle «sacrée
besogne» elles faisaient.
Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi, me mettait du fer
dans le sang.
Cela me valait mieux que les drogues des pharmacies.
J’étais accoutumé à
ce vacarme, j’avais besoin de cette musique des marteaux sur l’enclume pour m’entendre
vivre.
Dans ma chambre tout animée par les ronflements du soufflet, j’avais retrouvé ma
pauvre tête.
Toc, toc, — toc, toc, — c’était là comme le balancier joyeux qui réglait mes
heures de travail.
Au plus fort de l’ouvrage, lorsque le Forgeron se fâchait, que j’entendais
le fer rouge craquer sous les bonds des marteaux endiablés, j’avais une fièvre de géant
dans les poignets, j’aurais voulu aplatir le monde d’un coup de ma plume.
Puis, quand la
forge se taisait, tout faisait silence dans mon crâne ; je descendais, et j’avais honte de ma
besogne, à voir tout ce métal vaincu et fumant encore.
Ah ! que je l’ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chaudes après-midi ! Il
était nu jusqu’à la ceinture, les muscles saillants et tendus, semblable à une de ces grandes
figures de Michel-Ange, qui se redressent dans un suprême effort.
Je trouvais, à le
regarder, la ligne sculpturale moderne, que nos artistes cherchent péniblement dans les
chairs mortes de la Grèce.
Il m’apparaissait comme le héros grandi du travail, l’enfant
infatigable de ce siècle, qui bat sans cesse sur l’enclume l’outil de notre analyse, qui
façonne dans le feu et par le fer la société de demain.
Lui, jouait avec ses marteaux.
Quand
il voulait rire, il prenait « la demoiselle, » et, à toute volée, il tapait.
Alors il faisait le
tonnerre chez lui, dans l’halétement rose du fourneau.
Je croyais entendre le soupir du
peuple à l’ouvrage.....
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