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André PICHOT Le darwinisme, une théorie en crise permanente ?

Publié le 19/10/2016

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André PICHOT

Le darwinisme, une théorie en crise permanente ?

La question de la crise du darwinisme resurgit périodiquement. Il serait plus exact de dire que, pendant les cent quarante ans qui nous séparent de la publication de L'Origine des espèces de Darwin (1859), il n'y a pratiquement pas eu un seul moment où le darwinisme n'a pas été en crise. Le darwinisme s'est construit peu à peu entre 1859 et 1910, en intégrant à la théorie darwinienne proprement dite nombre d'éléments qui n'y figuraient pas, et en en éliminant au moins autant. Le tout s'est fait avec beaucoup de difficultés et de polémiques, car les thèses qu'il a fallu concilier étaient parfois antagonistes (Galton, Weismann, De Vries, Johannsen…). Ainsi, la touche finale au darwinisme a été apportée par la théorie de la mutation de De Vries. Or cette théorie s'opposait à peu près en tout à ce que voulait Darwin aussi bien en matière d'hérédité et de définition de l'espèce qu'en matière d'évolution, au point qu'à l'époque elle fut considérée comme anti-darwinienne. De 1859 à 1910, soit une durée de maturation de cinquante ans, le darwinisme a donc connu une crise permanente. À partir de 1910 (à peu près), il va bénéficier du soutien de la génétique, dont les bases viennent d'être jetées (la redécouverte des lois de Mendel, la théorie de la mutation, les principes de Johannsen, la loi de Hardy-Weinberg, et bientôt la cartographie de Morgan, qui corrigent et complètent la thèse du plasma germinatif de Weismann). Mais cette génétique est loin d'être mûre, et c'est seulement dans les années 1930 que la « théorie synthétique » formulera clairement l'alliance de la génétique et de l'évolutionnisme. Durant toute cette période, le gène est une entité très vague dont on ignore la nature physique, et c'est la génétique des populations qui prétend prendre en charge l'évolutionnisme en posant que l'évolution se comprend comme la variation de la proportion des différents gènes au sein de la population. Ce qui est justement l'objet de cette discipline, dont les méthodes statistiques, en cours d'élaboration, ne sont pas toujours très convaincantes (en outre, elles se heurtent à la biométrie que Pearson tente de perpétuer). D'où, ici encore, une période d'incertitude pour le darwinisme. Par ailleurs, l'évolutionnisme et la génétique des populations se trouvent alors encombrés d'une contrepartie idéologique très lourde : les thèses racistes et eugénistes. Ce qui ne sera pas pour rien dans les difficultés du darwinisme à se faire accepter en divers pays, et dans certaines « crises » de la biologie évolutionniste (en France, où l'on préfère le lamarckisme, en URSS avec l'affaire Lyssenko). Au cours des années 1950, la biologie moléculaire fait passer au second plan les méthodes de la génétique d'avant guerre, et elle s'annexe la théorie de l'évolution qui va désormais lui servir de cadre. La génétique moléculaire est naturellement évolutionniste, mais elle ne soutient pas le darwinisme comme la génétique des populations le faisait. La génétique des populations mettait ses méthodes au service de la théorie de l'évolution, et faisait corps avec elle. La génétique moléculaire soutient le darwinisme parce qu'elle a besoin de lui (il doit mettre en place le programme génétique qu'elle étudie), plus qu'elle ne lui apporte des méthodes et des arguments. Le triomphe de la génétique moléculaire appelle le triomphe du darwinisme, non parce que la première prouve par ses travaux la véracité du second, mais parce que c'est le cadre où elle fonctionne et qu'elle ne peut se passer de lui. Dans sa fonction de « cadre », le darwinisme absorbe les problèmes qui pourraient gêner la génétique moléculaire, et lui permet ainsi d'obtenir ses résultats spectaculaires ; en retour, ces résultats confortent le darwinisme qui les rend possibles, sans pour autant qu'il dispose, lui, d'une réussite comparable dans son propre domaine, à savoir l'explication de l'évolution. D'où une situation inconfortable. L'alliance avec une discipline aussi impérialiste que la génétique moléculaire nécessite des concessions. Ses progrès ont entraîné une remise en cause de certains aspects du darwinisme et ont nécessité son amendement. Par exemple, la découverte du polymorphisme génétique entraînera la théorie neutraliste, où mutations et sélection ne se répartissent plus les rôles comme le voulait la théorie synthétique. D'où, pour l'évolutionnisme, une nouvelle sorte de difficulté. Enfin, l'actuelle crise théorique de la génétique moléculaire (dont la reconversion vers les biotechnologies est un symptôme) affectera nécessairement le darwinisme dont elle est le principal soutien. De 1859 à nos jours, l'évolutionnisme darwinien a donc été quasiment toujours en crise et n'a guère connu que de brefs moments de répit. D'une certaine manière, cette crise permanente est normale, puisque le darwinisme n'a jamais su donner une nécessité théorique à l'évolution et qu'il a toujours dépendu de soutiens extérieurs mais fort peu d'arguments tirés de son propre fonds.

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