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Boutros Boutros-Ghali, une revanche sur la destinée

Publié le 27/02/2008

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1er janvier 1992 -   Victoire pour l'Egypte, pour l'Afrique, pour les francophones, pour les Arabes s'est-on aussitôt félicité après l'élection de Boutros Boutros-Ghali au poste de \" Monsieur Monde \". Sans aucun doute. Mais quelle revanche aussi sur sa destinée pour ce fils de la grande bourgeoisie copte, juriste international de premier ordre, politologue aussi, homme politique aimant le travail bien fait mais dont les amis se lamentaient in petto il y a quelques années parce que, disaient-ils, il ne pourrait jamais être ni le numéro un de la diplomatie égyptienne, ni secrétaire général de la Ligue arabe, ni même sans doute ambassadeur à Paris - ce fut longtemps son rêve - en raison de sa religion...

   Car dans cette Egypte pacifique et civilisée, considérée et même populaire sur la Terre entière, les vestiges du statut de dhimmitude - la \" protection-assujettissement \" prévue pour chrétiens et juifs par la loi islamique - résistent encore suffisamment pour que l'origine confessionnelle d'un homme soit dans de nombreux cas plus importante que ses qualités propres ou que l'intérêt national.

   On s'en était déjà rendu compte il y a quelques années, sur le plan des fonctions internationales lorsque le nom de M. Boutros-Ghali avait été prononcé pour le poste de haut-commissaire aux réfugiés ou de directeur général de l'UNESCO et où, devant le peu d'enthousiasme de plusieurs capitales musulmanes importantes, l'Egypte officielle même n'avait offert à son brillant ressortissant qu'un demi-soutien. Il est vrai que, à cette époque-là, Israël - où M. Boutros-Ghali n'est pas aimé, même s'il y est souvent respecté - avait convaincu les Etats-Unis de ne pas appuyer le ministre d'Etat du Caire.

   Pour entraver son cursus il n'est pas jusqu'à l'ascendance de son épouse, Leia, une Alexandrine de souche judéo-roumaine (convertie à la foi copte orthodoxe) qui n'ait été sourdement reprochée à M. Boutros-Ghali... Dieu sait pourtant de quelle aide précieuse sera pour son époux, dans ses fonctions aux Nations unies, cette Egyptienne raffinée et cultivée depuis longtemps élue par la haute société proche-orientale \" la femme la plus élégante \" de la région.

   Encore un mot sur le contexte familial du nouveau secrétaire général de l'ONU : son grand-père, dont il perpétue le souvenir par le prénom et par le nom (Boutros signifie Pierre en arabe), fut le seul chef de gouvernement non musulman (avec le très éphémère Waliba) de l'Egypte moderne. Assassiné en 1910, il laissa derrière lui, notamment parmi ses descendants, le culte du service de l'Etat et du service \" cousu main \".

   Sur ce dernier point, M. Boutros-Ghali a fait un parcours sans faute depuis que, en novembre 1977, le président Sadate, abandonné dans la même journée par deux ministres musulmans effrayés à l'idée d'accompagner le raïs chez l' \" ennemi sioniste \", à Jérusalem, avait tiré de son chapeau, à l'étonnement quasi général, M. Boutros-Ghali.

   Et ce fut aussitôt le départ pour Israël, le choc du contact avec ces Israéliens si redoutés, les projecteurs permanents de l'actualité mondiale, les incessants voyages vers l'Amérique, l'Europe, l'Afrique pour convaincre du bien-fondé des positions égyptiennes, les nuits entières passées à préparer les dossiers que le président Sadate utiliserait face aux redoutables dirigeants israéliens et américains.

   Pourtant, durant ces harassantes années de la fin de la décennie 70,M. Boutros-Ghali ne fut jamais que \" ministre d'Etat \", c'est-à-dire, selon l'administration égyptienne, \" secrétaire d'Etat \". Il eut presque toujours aussi près de lui un \" ministre \" avec qui il dut partager, mais légèrement en retrait, la charge des affaires étrangères. Quand il fut un bref moment seul, c'est que, derechef, en pleine négociation avec Washington et Israël, un ministre musulman avait craqué et que le \" copte \" - pourtant un vrai laïque à la française - se trouvait une nouvelle fois seul avec le président à bâtir cette difficile paix égypto-israélienne dont Boutros Boutros-Ghali restera pour l'Histoire l'artisan, avec Anouar El Sadate.

   Jamais pourtant il ne fit preuve de complaisance à l'égard des Israéliens, défendant pied à pied les intérêts de son pays et également ceux des Arabes, en particulier des Palestiniens, même lorsque le déchaînement fut total contre la démarche de paix du Caire.

   Dans ce double combat mené en même temps contre l'intransigeance israélienne et le refus arabe, M. Boutros-Ghali s'est certainement trempé une capacité de résistance diplomatique qui lui sera de la plus haute utilité à Lake-Success.

   C'est peu de dire que le successeur de M. Perez de Cuellar bénéficiera d'emblée de la plus vive sympathie parmi de nombreuses nations ou communautés. Outre les musulmans, égyptiens ou autres, qui se sont finalement inclinés devant à la fois ses qualités intellectuelles, son professionnalisme et sa loyauté à l'égard des intérêts arabes, M. Boutros-Ghali jouira de l'enthousiasme des francophones.

   C'est lui qui est à l'origine du ralliement de l'Egypte à la francophonie (il vient de participer au sommet de Chaillot), mais également il a toujours su écouter les Africains - les anglophones aussi, puisque M. Boutros-Ghali est un parfait trilingue - et défendre leurs dossiers dans les rencontres internationales. Il a su en outre rappeler à son propre pays qu'il se trouve en Afrique et a un rôle de premier plan à y jouer : les experts égyptiens qu'on rencontre souvent au sud du Sahara y sont le reflet de la dynamique diplomatie africaine du Caire, domaine où tant Anouar El Sadate que le président Moubarak ont laissé le \" ministre d'Etat \" agir vraiment en numéro un.

   Outre sa solide formation juridique (il est ancien élève de Sciences-po et a obtenu à Paris en 1949 un doctorat en droit international), sa vieille connaissance des milieux journalistiques (il dirigea lui-même l'excellente revue cairote en arabe Politique internationale) et son expérience du terrain diplomatique universel depuis 1977, Boutros Boutros-Ghali mettra au service des Nations unies, au moment où, face à l'hégémonie américaine, elles en ont l'urgent besoin, un esprit d'indépendance avéré. Quand la majorité des étudiants de sa génération succombaient aux sirènes marxistes, le jeune Boutros ne craignait pas de souligner les vertus du libéralisme occidental  lorsque la plupart des Arabes refusaient toute idée de règlement négocié avec Israël, le responsable égyptien encore modeste essayait inlassablement de les y convertir, et ainsi de suite. La vie de cet homme est jalonnée d'exemples de ce type.

   Un homme qui a su, face à toutes les préventions contre sa classe et sa foi, s'imposer comme serviteur émérite de l'Etat égyptien et qui a en main de nombreux atouts pour être à l'ONU un homme d'Etat international de première envergure.

JEAN-PIERRE PERONCEL-HUGOZ - Le Monde du 23 novembre 1991

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