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Cohen, Belle du Seigneur (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Cohen, Belle du Seigneur (extrait). Si Belle du Seigneur est le roman de l'amour sublime et magique, il est aussi le lieu où la réalité humaine et l'histoire sociale se rencontrent dans une réflexion lucide sur les rapports que tissent l'homme et la femme une fois qu'ils sont entrés dans les affres du coeur et de la séduction. Car si la passion amoureuse est vécue chez Cohen comme un ravissement merveilleux, elle est aussi -- à l'image de la destinée humaine -- une illusion mortifère, qui, quand elle est vécue sur le mode de l'idéal, contient sa déchéance. Belle du Seigneur d'Albert Cohen (chapitre 38) Ô débuts de leur amour, préparatifs pour être belle, folie de se faire belle pour lui, délices des attentes, arrivées de l'aimé à neuf heures, et elle était toujours sur le seuil à l'attendre, sur le seuil et sous les roses, dans sa robe roumaine qu'il aimait, blanche aux larges manches serrées aux poignets, ô débuts, enthousiasmes de se revoir, aimantes soirées, longues heures à se regarder, à se parler, ô délices de se regarder, de se raconter à l'autre, de s'entrebaiser, et après l'avoir quittée tard dans la nuit, quittée avec tant de baisers, il revenait parfois, une heure plus tard ou des minutes plus tard, ô merveille de la revoir. Ô fervents retours, je ne peux pas sans toi, lui disait-il, revenu, et d'amour il pliait genou devant elle qui d'amour pliait genou devant lui, et c'était des baisers, elle et lui, éperdus et sublimes, des baisers encore et encore, grands baisers noirs battant l'aile, profonds baisers interminables, ô leurs yeux clos, je ne peux pas sans toi, lui disait-il entre les baisers, et il restait des heures, car il ne pouvait pas, ne pouvait pas sans elle, restait jusqu'à l'aurore et les commérages des oiselets, et c'était l'amour, lui en elle victorieusement, et elle recevant, de toute âme approuvant. Lendemains, chers attendus, merveille toujours nouvelle de se faire belle pour lui, de se faire beau pour elle, ô retrouvailles, hautes heures, intérêt d'être ensemble, de se parler interminablement, d'être parfaits et admirés, hostiles interruptions du désir, doux ennemis se mesurant, voulant s'atteindre. Ariane qui l'attendait sur le seuil, belle dans cette robe de lin blanc, Ariane, sa forme de déesse, le mystère de sa beauté qui intimidait son amant, Ariane, son visage aigu d'archange, les commissures pensantes de ses lèvres, son nez d'orgueil, sa marche, ses seins qui étaient fierté et défi, ses moues de tendresse lorsqu'elle le regardait, les brusques envols de sa robe lorsqu'elle se retournait et vers lui accourait, soudain accourait lui demander, lèvres prêtes, lui demander s'il l'aimait. Ô joies, toutes leurs joies, joie d'être seuls, joie aussi d'être avec d'autres, ô cette joie complice de se regarder devant les autres et de se savoir amants devant les autres qui ne savaient pas, joie de sortir ensemble, joie d'aller au cinéma et de se serrer la main dans l'obscurité, et de se regarder lorsque la lumière revenait, et puis ils retournaient chez elle pour s'aimer mieux, lui orgueilleux d'elle, et tous se retournaient quand ils passaient, et les vieux souffraient de tant d'amour et de beauté. Ariane religieuse d'amour, Ariane et ses longues jambes chasseresses, Ariane et ses seins fastueux qu'elle lui donnait, aimait lui donner, et elle se perdait dans cette douceur par lui, Ariane qui lui téléphonait à trois heures du matin pour lui demander s'il l'aimait et lui dire qu'elle l'aimait, et ils ne se lassaient pas de ce prodige d'aimer, Ariane qui le raccompagnait chez lui, puis il la raccompagnait chez elle, puis elle le raccompagnait chez lui, et ils ne pouvaient pas se quitter, ne pouvaient pas, et le lit des amours les accueillait, beaux et chanceux, vaste lit où elle disait que personne avant lui et personne après lui, et elle pleurait de joie sous lui. Tu es belle, lui disait-il. Je suis la belle du seigneur, souriait-elle. Ariane, ses yeux soudain traqués lorsque, dissimulant son amour, il inventait une froideur pour être plus aimé encore, Ariane qui l'appelait sa joie et son tourment, son méchant et son tourmente-chrétien, mais aussi frère de l'âme, Ariane, la vive, la tournoyante, l'ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d'amour, tant de télégrammes pour que l'aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l'aimante aimée l'aimait sans cesse, et une heure après l'envoi elle lisait le brouillon du télégramme, lisait le télégramme en même temps que lui, pour être avec lui, et aussi pour savourer le bonheur de l'aimé, l'admiration de l'aimé. Jalousies d'elle, séparations pour toujours, retrouvailles, langues mêlées, pleurs de joie, lettres, ô lettres des débuts, lettres envoyées et lettres reçues, lettres qui avec les préparatifs pour l'aimé et les attentes de l'aimé étaient le meilleur de l'amour, lettres qu'elle soignait, tant de brouillons préalables, lettres qu'elle soignait pour que tout ce qui lui venait d'elle fût admirable et parfait. Lui, choc de sang à la poitrine lorsqu'il reconnaissait l'écriture sur l'enveloppe, et il emportait la lettre partout avec lui. Lettres, ô lettres des débuts, attente des lettres de l'aimé en voyage, attentes du facteur, et elle allait sur la route pour le voir arriver et avoir vite la lettre. Le soir, avant de s'endormir, elle la posait sur la table de chevet, afin de la savoir près d'elle pendant son sommeil et de la trouver tout de suite demain matin, lettre tant de fois relue au réveil, puis elle la laissait reposer, avec courage s'en tenait loin pendant des heures pour pouvoir la relire toute neuve et la ressentir, lettre chérie qu'elle respirait pour croire y trouver l'odeur de l'aimé, et elle examinait aussi l'enveloppe, studieusement l'adresse qu'il avait écrite, et même le timbre qu'il avait collé, et s'il était bien collé à droite et tout droit, c'était aussi une preuve d'amour. Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts. Source : Cohen (Albert), Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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