Devoir de Philosophie

Conrad, Lord Jim (extrait).

Publié le 07/05/2013

Extrait du document

conrad
Conrad, Lord Jim (extrait). Si Lord Jim est le récit du voyage en Orient que Jim, jeune marin soucieux de fuir et de refaire sa vie, entreprend un jour de faiblesse idéaliste, c'est aussi -- et surtout -- celui de l'aventure intime d'une conscience à la recherche d'un honneur perdu. Car ce sont les contrées de cette âme obscure et torturée que le lecteur est amené à visiter à travers la voix du narrateur, Marlow, observateur sensible et curieux d'explorer les profondeurs de ce Jim « qui n'agit pas « et qui s'obstine à expier une faute qu'il n'a pas commise. Lord Jim de Joseph Conrad (chapitre 20) « Grâce à cette simple formalité, Stein hérita de la situation privilégiée de l'Écossais et de tout son fonds de commerce, et aussi d'une maison fortifiée sur les rives de l'unique rivière navigable de la région. Peu de temps après, la vieille reine, qui était si libre dans ses propos, mourut, et le pays connut des troubles fomentés par divers prétendants au trône. Stein se mit du parti du fils cadet, celui dont il ne parlait jamais autrement, trente ans plus tard, qu'en l'appelant ' mon pauvre Mohammed Bonso '. Ils devinrent tous deux les héros d'innombrables exploits ; ils eurent de merveilleuses aventures, et une fois, ils soutinrent un siège dans la maison de l'Écossais pendant tout un mois, avec seulement une vingtaine de partisans contre une armée entière. Je crois que les indigènes parlent encore aujourd'hui de cette guerre. Et pendant tout ce temps, semble-t-il, Stein ne manquait jamais d'annexer pour son propre compte tous les papillons et les coléoptères qu'il pouvait capturer. Après quelque huit années de guerres, de négociations, de fausses trêves, d'attaques brusquées, de réconciliations, de trahisons, et ainsi de suite, et au moment même où la paix semblait enfin établie pour durer, son ' pauvre Mohammed Bonso ' fut assassiné à l'entrée de sa propre résidence royale au moment où il descendait de cheval, de fort belle humeur, au retour d'une fructueuse chasse au daim. Cet événement rendit la situation de Stein extrêmement précaire, mais il serait peut-être resté si, très peu de temps après, il ne s'était trouvé qu'il avait perdu la soeur de Mohammed (' ma chère épouse, la Princesse ', disait-il toujours très cérémonieusement), de qui il avait eu une fille -- mère et fille étaient mortes toutes deux, à trois jours d'intervalle, de quelque fièvre infectieuse. Il quitta la région, que cette perte lui avait rendue odieuse. Ainsi prit fin la première partie de son existence, celle des aventures. Ce qui vint ensuite fut si différent que, n'était la réalité du chagrin qui l'habitait, cette période étrange avait dû être pour lui comme un rêve. Il avait un peu d'argent ; il commença une nouvelle vie, et au fil des années il acquit une fortune considérable. D'abord, il avait pas mal voyagé d'une île à l'autre, mais l'âge était venu petit à petit, et depuis quelque temps il quittait rarement sa spacieuse maison située à trois milles hors de la ville ; elle avait un grand jardin, et elle était entourée d'écuries, de bureaux, et de maisonnettes en bambou pour ses serviteurs et ses employés, dont il avait un grand nombre. Tous les matins il prenait son cabriolet à cheval pour aller en ville où il avait un bureau avec des commis blancs et chinois. Il était propriétaire d'une flottille de goélettes et de bâtiments indigènes, et il faisait le commerce des produits des îles sur une grande échelle. Le reste du temps il vivait en solitaire, mais non en misanthrope, en compagnie de ses livres et de sa collection, classant et mettant en ordre des spécimens, correspondant avec des entomologistes en Europe, dressant un catalogue descriptif de ses trésors. Telle était l'histoire de l'homme que j'étais venu consulter au sujet du cas de Jim sans rien en espérer de précis. C'eût été déjà un soulagement pour moi que de simplement entendre ce qu'il en dirait. J'étais très désireux de le savoir, mais je respectai son absorption intense et presque passionnée dans la contemplation d'un papillon, comme si, sur l'éclat de bronze de ces ailes frêles, dans les nervures blanches, dans les taches à la somptueuse couleur, il voyait autre chose, une image de quelque chose d'aussi périssable, et cependant défiant la destruction, que ces tissus délicats et sans vie qui déployaient une splendeur que la mort ne ternissait pas. « ' Merveilleux ! répéta-t-il, en levant le regard vers moi. Regardez ! Cette beauté -- mais ce n'est rien ça -- regardez cette précision, cette harmonie. Et si fragile ! Et si fort ! Et si exact ! Tout cela c'est la nature -- un équilibre de forces colossales. Chaque étoile est ainsi -- et chaque brin d'herbe qui lève, so et le puissant Kosmos dans son équilibre parfait produit... ceci. Cette merveille ; ce chef-d'oeuvre de la nature -- la grande artiste. « -- Je n'ai jamais entendu un entomologiste s'emballer comme ça, remarquai-je gaiement. Un chef-d'oeuvre ! Et l'homme, qu'en dites-vous ? « -- L'homme est étonnant, mais pas un chef-d'oeuvre, dit-il, en gardant toujours les yeux fixés sur la vitrine. Peut-être que l'artiste a eu un petit moment de folie. Hein ? Qu'en pensez-vous ? Quelquefois il me semble que l'homme est venu là où il n'a que faire, où il n'y a pas place pour lui ; sinon, pourquoi voudrait-il prendre toute la place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche en menant grand tapage autour de lui-même, en parlant des étoiles, en dérangeant les brins d'herbe ?... « -- En attrapant des papillons ', enchaînai-je sur le même mode. « Il sourit, se rejeta en arrière dans son fauteuil, allongea les jambes. ' Asseyez-vous, fit-il. J'ai attrapé ce spécimen rare moi-même, par une belle matinée. Et j'ai éprouvé une grosse émotion. Vous ne pouvez savoir ce que c'est pour un collectionneur que d'attraper un spécimen rare comme celui-ci. Vous ne pouvez pas savoir. ' Source : Conrad (Joseph), Lord Jim, trad. par Henriette Bordenave, Paris, Gallimard, 1982. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles