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Du côté de chez Swann, Marcel Proust, Incipit.

Publié le 20/09/2010

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swann

 

¤ Marcel Proust (1871-1922) publie du côté de chez Swann en 1913. C’est le premier des sept tomes de la Recherche, œuvre immense qui retrace l’histoire d’un narrateur dont le prénom est identique à celui de l’auteur, Marcel. On s’est souvent demandé si cette œuvre pouvait être envisagée comme un ‘roman du romancier’, cependant, la Recherche relate avant tout comment Marcel devient écrivain, et non comment il écrit (voir Genette, in figures III).

 

¤ Dans l’incipit de la partie Combray, première des trois parties du volume (suivie de Un amour de Swann et de Noms de Pays), le narrateur commence son récit par le début : son enfance. Les pages suivantes vont amener le célèbre thème du baiser maternel avant le coucher, que des invités importuns viennent empêcher.

 

¤ Problématique : Dans l’incipit de du côté de chez Swann, nous étudierons comment le narrateur retrace les fantaisies du sommeil mêlées aux raisonnements de l’esprit éveillé, à travers le début des insomnies du jeune Marcel. Par l’emploi des temps verbaux, la variation des rythmes de la phrase, l’enchaînement thématique, s’exprime la lutte des instances conscientes et de celles du rêve. Cette diffraction du sujet se résout par l’éveil, annonçant certains des thèmes majeurs de l’œuvre. Nous verrons de plus comment le texte satisfait aux exigences de l’incipit : qui parle ? Où et quand ont lieu l’histoire ? Présentation des personnages ?

 

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure «

 

¤ Premier mot d’un texte d’une longueur conséquente, l’adverbe de temps « Longtemps « ouvre la Recherche sur une impression de durée et d’habitude. Nous sommes d’emblée dans la temporalité de l’enfance, un moment de la vie où les habitudes, les rituels viennent régler, réguler la vie quotidienne d’une manière très profonde.

 

L’usage des temps est très significatif : le passé composé est un temps du passé qui n’est pas coupé de la situation d’énonciation (à la différence du passé simple). De plus, son aspect est ici itératif. « je me suis couché « donne donc une coloration spéciale à la phrase d’ouverture : par cette entrée, le texte vient opérer le lien avec l’enfance, son monde, ses habitudes… Par le jeu de l’écriture, le narrateur replonge dans son passé.

 

« Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. « «

 

¤ Plongée dans le sommeil : rythme de l’endormissement

La deuxième phrase s’ouvre à son tour par un adverbe, de fréquence, cette fois : « Parfois «, comme si, ayant recréé la situation générale, le narrateur pouvait maintenant s’attacher à décrire les cas particuliers. Nous assistons à un mouvement du général vers le particulier.

 

On notera la structure en apposition du début de la phrase, où se succèdent tout d’abord deux compléments circonstanciels (un adverbe de phrase puis une proposition participiale) : cas de parataxe formant une ouverture rapide. Rythme rapide que vient renforcer les termes « à peine « et le corrélatif « si vite que… «. Cette cheville corrélative forme une structure complexe à la suite des appositions. S’ensuit une forme de discours rapporté entre guillemets qui ajoute un niveau d’enchâssement.

Ce mouvement du simple vers le complexe annonce un approfondissement progressif de l’analyse : le lecteur est invité à une réflexion dont le sujet paraît simple, mais dont le mécanisme est d’une réelle complexité.

 

Une formule paradoxale : « Je m’endors « décrit l’instant où l’esprit pressent son propre glissement dans le sommeil. Jugement de l’esprit éveillé sur lui-même d’un côté, état manifeste du sommeil qui déferle sur la conscience de l’autre.

Cette ambiguïté se traduit :

_ par l’emploi d’un verbe pronominal : « Je « sujet + « m’ « forme réfléchie, P1 siège du processus. La première personne est à la fois sujet et objet de l’observation : introspection et auto-analyse.

_ par l’emploi du présent de l’indicatif : le processus d’endormissement est considéré dans sa durée, si infime soit-elle (aspect sécant). Le basculement dans le sommeil, qui est habituellement décrit par un tiroir verbal d’aspect non sécant (je m’endormis, au PS). Par cette utilisation du présent, l’auteur souligne le moment, l’instant infime et pourtant formulé de l’endormissement.

 

¤ Une pensée paradoxale : l’esprit jouet de l’inconscient

La troisième phrase s’ouvre de nouveau sur un complément de temps : « une demi-heure après «, gravissant un échelon de plus dans la formulation du paradoxe : une demi-heure après… que je me sois endormi ! C’est donc la demi-conscience du sommeil (du demi-sommeil ?) qui vient à avoir « une pensée « : « qu’il [est] temps de chercher le sommeil « ; et cette considération le réveille… A travers cette dialectique de la veille et du sommeil, le narrateur aboutit à une déconcertante imbrication des contraires : en décrivant la conscience dans ses différents états, il montre la complexité des phénomènes qui sous-tendent l’expérience.

 

« je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; «

 

 ¤ le sujet livré aux divers mouvements et illusions de l’inconscience

De nombreux verbes conjugués à l’imparfait de l’indicatif et à la première personne viennent scander une phrase très longue, coupée par de nombreuses appositions. Au moment du réveil subsiste tout un ensemble de « croyances « à la logique surprenante.

 

Le point virgule vient renforcer ces coupures, et montrer la discontinuité des phénomènes observés, la difficulté de les articuler entre eux, d’y voir des liens de causalité.

 

« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. «

 

¤ Entre rêve et réalité

Après le moment de l’endormissement, le narrateur décrit celui du réveil, et l’ensemble de raisonnements biscornus dont l’esprit endormi se nourrit. D’ailleurs, la « raison « (= sa conscience éveillée) du personnage n’en est pas perturbée, ce qui montre assez bien la nature ‘amphibie’ de l’esprit humain, ses différents modes de fonctionnement. Proust est l’un des  premiers à décrire avec une telle justesse les méandres de l’esprit, le microcosme des phénomènes semi conscients (Freud : le lapsus, les actes manqués… par lesquels transparaissent un désir inconscient).

L’identification du moi aux sujets qui occupaient l’esprit avant le sommeil constitue une « croyance « qui occulte le jugement lucide pendant quelques instants après le réveil, et « [l’empêche] de se rendre compte « de la réalité des objets environnants.

 

« Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. «

 

¤ Puis cette croyance (je = église, = quatuor, = rivalité) logique pendant le sommeil, est rejetée par le moi conscient (je = je). Cependant, le narrateur peut, lui, glisser d’une croyance à l’autre sans difficulté : il a une capacité à compiler et à réunir par l’écriture les différentes étapes de la veille et du sommeil.

« inintelligible « : le personnage a une capacité de compréhension limitée : il est le siège des phénomènes plus que le sujet. // vs le narrateur qui les supervise par l’écriture. Chez Proust, on ne peut confondre le personnage et le narrateur. Par le mécanisme de l’introspection, le « je « se scinde en deux pôles : un pôle observateur : sujet // un pôle observé : siège.

 

¤ « métempsycose « = réincarnation. Perte des souvenirs de la vie antérieure. Chez Proust, c’est l’idée que le monde de la veille et du sommeil sont entièrement distincts, même s’il peuvent se mêler à certains moments.

 

¤ Seconde énumération / structure paratactique : écho à la phrase précédente où l’apposition construit « la croyance « et l’explique. Cette énumération vient ramener le personnage à la réalité, progressivement, et déconstruit l’illusion :

« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage «

vs  « le sujet du livre se détachait de moi «

 

Le retour à la réalité s’accompagne d’un sentiment d’irréalité : comme l’âme étant passée d’une forme de vie à une autre, un temps d’acclimatation est nécessaire. Ce jeu entre la familiarité de l’illusion et l’étrangeté du réel vient brouiller la l’impression que le lecteur a du passage.

 

La confusion est comme un vertige, la logique s’infléchit vers une logique presque illogique : postulat : si j’étais une église, un quatuor, la rivalité de deux rois…

 

Mue de l’esprit : « cette croyance « « pesait comme des écailles «, « le sujet du livre se détachait de moi «

 

¤ Lutte sourde entre les différentes instances du sujet

Le jeu de la progression thématique : disparition // réapparition de la P1, étude de la position sujet/ objet :

_« je voulais… je croyais… je n’avais pas cessé… que je venais de lire « : « je « est sujet, entité qui désire, pense, imagine.

_ « ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier « : Les pensées, les idées deviennent sujet de la phrase

« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. « : métempsycose du sujet « moi-même «. instabilité de la conscience endormie.

« Cette croyance survivait… elle ne choquait pas ma raison … mais pesait sur mes yeux … et les empêchait… « La croyance, la fantaisie du rêve manipule le sujet, dont les tenants sont éclatés en parties : « ma raison «, « mes yeux « (= je, moi-même). Dans l’inconscience, le sujet est le simple jouet de la fantaisie, de l’inconscient.

_ « Puis elle commençait à me devenir inintelligible… le sujet du livre se détachait de moi « annonce la réapparition de la P1 en position sujet. L’instance inconsciente s’éloigne et laisse le champ libre au sujet conscient.

_ « j’étais libre… je recouvrais la vue et j’étais bien étonné… « réapparition du « je « qui traduit l’éveil, le moi conscient // vs les instances du rêve

 

¤ Le sujet se met ensuite en quête de ses repères habituels :

le cadre temporel objectif,

le cadre spatial en expansion (jeu des sons, perception des distances…), annonce d’un thème majeur, celui de la projection de l’imagination sur les lieux par le biais des indices des sons, des noms, des parfums… Le narrateur imagine un voyageur virtuel, sa rêverie est portée par le sifflement d’un train // analogie avec « le chant d’un oiseau dans une forêt «. Thème du voyage en train : description en mouvement, point de vue mobile.

Ouverture sur la perspective d’un voyage imaginaire : préfiguration du récit ? Image du mouvement opéré par le texte : départ vers une contrée fictive ?

 

Conclusion :

Les attentes de l’incipit sont satisfaites d’une façon paradoxale :

_La temporalité est installée de manière imprécise, dans la durée subjective et le souvenir d’enfance. En effet, l’incipit de la Recherche est le résultat de tout ce qui précède l’écriture proprement dite : il faut à Marcel des milliers de pages pour parvenir à mettre en mots son roman autobiographique, et nous suivons son évolution de son enfance jusqu’à un âge avancé pour accéder à cet incipit.

_La spatialisation s’opère tardivement au réveil du personnage, par le biais de la rêverie : c’est une spatialité intérieure, devinée plus que posée, inscrite dans la trame des pensées de Marcel.

_Le personnage n’a pas encore de nom. Le lecteur perçoit ses pensées de l’intérieur même de sa conscience (on verra souvent dans cette écriture un précurseur du Nouveau Roman). Cette conscience indistincte nous est présentée par un narrateur fin et lucide, apte à retranscrire les infimes mouvements de l’esprit. Le ‘héros’ gagne ainsi en profondeur, il est autant l’objet que le sujet du récit. L’intérêt du livre est porté plus sur son intériorité que sur ses actions.

 

L’écriture proustienne est particulièrement habile à suivre les méandres, le dédale de l’esprit humain dans la complexité des diverses instances qui le constituent. Conscience et inconscience se dévoilent avec une même clarté.

 

 

 

 

     Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. « Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

 

swann

« Ce mouvement du simple vers le complexe annonce un approfondissement progressif de l’analyse : le lecteur est invité à une réflexion dont le sujet paraît simple, mais dont le mécanisme est d’une réelle complexité. Une formule paradoxale : « Je m’endors « décrit l’instant où l’esprit pressent son propre glissement dans le sommeil. Jugement de l’esprit éveillé sur lui-même d’un côté, état manifeste du sommeil qui déferle sur la conscience de l’autre. Cette ambiguïté se traduit : _ par l’emploi d’un verbe pronominal : « Je « sujet + « m’ « forme réfléchie, P1 siège du processus.

La première personne est à la fois sujet et objet de l’observation : introspection et auto-analyse. _ par l’emploi du présent de l’indicatif : le processus d’endormissement est considéré dans sa durée, si infime soit- elle (aspect sécant).

Le basculement dans le sommeil, qui est habituellement décrit par un tiroir verbal d’aspect non sécant (je m’endormis, au PS).

Par cette utilisation du présent, l’auteur souligne le moment, l’instant infime et pourtant formulé de l’endormissement. ¤ Une pensée paradoxale : l’esprit jouet de l’inconscient La troisième phrase s’ouvre de nouveau sur un complément de temps : « une demi-heure après «, gravissant un échelon de plus dans la formulation du paradoxe : une demi-heure après… que je me sois endormi ! C’est donc la demi-conscience du sommeil (du demi-sommeil ?) qui vient à avoir « une pensée « : « qu’il [est] temps de chercher le sommeil « ; et cette considération le réveille… A travers cette dialectique de la veille et du sommeil, le narrateur aboutit à une déconcertante imbrication des contraires : en décrivant la conscience dans ses différents états, il montre la complexité des phénomènes qui sous-tendent l’expérience. « je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; « ¤ le sujet livré aux divers mouvements et illusions de l’inconscience De nombreux verbes conjugués à l’imparfait de l’indicatif et à la première personne viennent scander une phrase très longue, coupée par de nombreuses appositions.

Au moment du réveil subsiste tout un ensemble de « croyances « à la logique surprenante. Le point virgule vient renforcer ces coupures, et montrer la discontinuité des phénomènes observés, la difficulté de les articuler entre eux, d’y voir des liens de causalité. « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint.

Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé.

« ¤ Entre rêve et réalité. »

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