Devoir de Philosophie

ÉTAT-PROVIDENCE

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Il y avait bien eu, à la fin du xixe siècle en Allemagne, à l'instigation de Bismarck, la mise en place d'une assurance maladie obligatoire, dans un cadre professionnel. Puis, au début des années 1930 en France, un système d'allocations familiales au bénéfice de tous les salariés. Presque partout, au sein des branches les mieux organisées - fonction publique, mines, imprimerie, etc. -, des accords avaient été conclus prévoyant des mécanismes de retraite cofinancés par l'employeur et les salariés. Jusqu'en 1945, cependant, l'ensemble de ces dispositifs n'avait guère fait école. En quelques années, dans la lignée du fameux Livre blanc (1942) de l'économiste britannique William Beveridge (1879-1963), la plupart des pays se dotent de systèmes de sécurité sociale (pour certains très incomplets) : ici (États-Unis, Canada, Allemagne), ils sont organisés essentiellement sur une base professionnelle et varient d'une branche à l'autre ; ailleurs (Danemark, Belgique, France, Royaume-Uni), l'échelle nationale prévaut, avec des mécanismes de financement souvent fiscalisés (sauf en France). Derrière la diversité des réalisations nationales, la tendance d'ensemble est nette : l'État-providence (Welfare State, qui signifie plus exactement « État de bien-être ») est le trait sans doute le plus caractéristique du nouveau panorama social qui s'ébauche après la Seconde Guerre mondiale. Sans doute, les raisons économiques ne sont-elles pas étrangères à cette évolution. Organiser une redistribution plus ou moins poussée en faveur de ceux que les risques de l'existence peuvent toucher est une façon de contribuer à la stabilisation de la demande. De la même manière, en rendant solvables les personnes âgées et les familles ne disposant pas d'un patrimoine personnel, l'État-providence a sans doute mis en place des « stabilisateurs automatiques », lesquels allaient jouer un rôle dans la dynamique de croissance européenne des années 1960. Les racines du changement. La raison essentielle de ces choix est cependant politique : selon l'expression de l'historien britannique Douglas Ashford, « en 1945, tout le monde a pensé qu'il fallait garantir les droits sociaux et politiques pour éviter un éventuel retour du fascisme ». Voilà qui rappelle la fameuse exclamation de Bismarck : « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s'apercevra que les princes se préoccupent de leur bien-être. » Cela explique sans doute pourquoi la terre d'élection de l'État-providence est l'Europe, et non l'Amérique du Nord. Il ne faut pas voir dans ce constat le résultat d'options plus libérales ici et plus interventionnistes là : les États-Unis de Franklin D. Roosevelt, puis de Harry S. Truman n'avaient rien à envier à la plupart des pays d'Europe en matière d'intervention publique. Que l'on songe au New Deal… Plus vraisemblablement, le risque politique d'une résurgence de régimes autoritaires, attisée par l'inégalité et la pauvreté, y était nettement moindre, pour ne pas dire nul. L'État-providence n'y avait donc pas le même degré d'urgence. Il s'est donc limité à encourager les partenaires sociaux à compléter leurs conventions collectives pour y intégrer des formes d'assurance maladie moins incomplètes et au financement partagé. L'État n'est intervenu que pour compléter le dispositif et le financer en faveur des plus pauvres et des personnes âgées dépourvues de revenus suffisants (Medicaid et Medicare). En Europe, au contraire, les systèmes mis en place ont été, d'entrée de jeu, obligatoires et centralisés. Puisque le droit d'être soigné fait partie des obligations découlant du lien social, l'obligation de s'assurer avec des cotisations indépendantes du risque spécifique de chaque catégorie est le seul moyen d'éviter de devoir choisir entre iniquité et inhumanité. Mutualiser les risques. Cela explique les caractéristiques des systèmes d'État-providence mis en place en Europe : couverture généralisée, obligation d'adhésion et financement indépendant du risque (avec, certes, de nombreuses exceptions à ces principes, ne serait-ce que pour tenir compte des acquis spécifiques à certaines professions ou certaines entreprises). Quant au mode de financement, certains pays - le Royaume-Uni, le Danemark - vont jusqu'au bout de la logique du lien social, et ont recours exclusivement à l'impôt : les citoyens paient en fonction de leurs revenus, et ils sont couverts en fonction de leurs besoins. En France et en Belgique, au contraire, le financement repose bien davantage sur les revenus professionnels, ouvrant ainsi la brèche à l'exclusion sociale par le chômage, puisque, en étant privée d'emploi, une personne, du même coup, ne cotise plus et donc risque de ne plus être couverte. Derrière le projet politique - consolider la démocratie -, l'État-providence repose sur une vision libérale bien plus que socialiste de la société. Il s'agit de mutualiser les risques de l'existence, non de réduire la place du marché. Si l'on ne fait pas appel aux mécanismes du marché pour cette mutualisation, ce n'est pas que l'on s'en défie, mais simplement que cela pose des problèmes techniques délicats. L'obligation et le mode de financement retenu ne relèvent pas tant d'un choix politique que d'une contrainte technique. L'obligation crée une redistribution de fait - entre bien portants et malades, jeunes et vieux, célibataires et chargés de famille - qui va provoquer des réticences croissantes de la part de ceux qui paient plus qu'ils ne reçoivent. À l'inverse, l'État-providence crée une logique de satisfaction des besoins qui pousse les couches les plus défavorisées à en demander l'extension. Cela engendre des conflits que la croissance économique, loin d'atténuer, attise. Dans une société dominée par la règle de l'échange - donnant, donnant -, l'État-providence instille une logique différente, fondée sur la notion de droit. La crise de l'État-providence. Cette dualité de normes et de règles explique l'ampleur de la crise que traversera à la fin du xxe siècle l'État-providence : certes, cette crise est apparue essentiellement financière. C'est cependant la légitimité du prélèvement qui sera en cause, davantage que son montant : dans une société où le marché joue un rôle grandissant, les payeurs acceptent moins de payer pour d'autres qu'eux. Ou bien ils n'acceptent de le faire que dans des limites étroites, uniquement pour ceux des membres de la société qui sont réellement méritants : c'est une société de contrôle social qui se dessine ainsi, aux antipodes de l'État-providence voulu par ses initiateurs, dans laquelle tout citoyen devait pouvoir être assuré contre les risques fondamentaux de l'existence. Un demi-siècle aurait-il suffi à épuiser les mérites de cette vision citoyenne de l'économie ? Denis CLERC

Liens utiles