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Félicité de LAMMENAIS (1782-1854) L'esclavage de la misère

Publié le 19/10/2016

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Félicité de LAMMENAIS (1782-1854)

L'esclavage de la misère

L'essence de l'esclavage est, comme nous l'avons vu, la destruction de la personnalité humaine, c'est-à-dire de la liberté ou de la souveraineté naturelle de l'homme, qui fait de lui un être moral, responsable de ses actes, capable de vertu. Ravalé au rang de l'animal et au-dessous même de l'animal, en cessant d'être un être personnel, il est rejeté en dehors du droit de l'humanité, et conséquemment de tout droit, aussi bien que de tout devoir. Ne sachant plus comment le nommer, parce qu'on ne sait plus comment le concevoir, on l'appelle une chose, res ; voilà ce que devient la plus noble créature de Dieu.

Par cela même que l'esclavage est la destruction de la personnalité, de la liberté, de la souveraineté, tous mots synonymes, il ne saurait se rencontrer que dans la société ; car l'homme seul ne dépend que de soi ; nulle entrave à sa liberté ; ce qu'il veut, il le peut dans la limite de sa puissance.

Or il existe trois genres de rapports généraux des hommes entre eux dans la société, rapports individuels, domestiques ou économiques, rapports civils, rapports politiques : donc trois sphères distinctes où l'esclavage peut s'introduire, où l'homme peut être, à des degrés divers, dépouillé de sa souveraineté, de sa liberté, de sa personnalité.

Examinons sous ce triple point de, vue l'état du peuple chez les nations modernes, et en France particulièrement : voyons de quelle réelle liberté il jouit dans l'ordre individuel, domestique ou économique, dans l'ordre civil, dans l'ordre politique.

En ce qui touche l'ordre individuel, domestique ou économique, nous entendons par peuple les prolétaires, c'est-à-dire ceux qui, ne possédant rien, vivent uniquement de leur labeur. Peu importe le genre du travail ; et ainsi il existe des prolétaires de toute condition, de toute profession. Seulement le plus grand nombre subsiste d'un travail corporel.

Ils ont sans doute sur l'esclave ancien un avantage immense, quand on le considère abstractivement : ils s'appartiennent de droit ; ils peuvent à leur gré disposer d'eux-mêmes, agir ou n'agir pas, en un mot vouloir, et cette faculté dont la loi garantit l'exercice leur est reconnue sans contestation. Mais si leur volonté est exempte de contrainte directe, elle est soumise habituellement à une autre sorte de contrainte, à une contrainte morale souvent absolue [...].

Qu'était l'esclave à l'égard du maître ? Un instrument de travail, une partie, et la plus précieuse, de sa propriété. Le droit reçu attachait radicalement à l'esclave ce caractère de chose possédée, et la contrainte physique le forçait à l'obéissance. Des chaînes et des verges étaient la sanction de ce droit monstrueux de l'homme sur l'homme.

Qu'est aujourd'hui le prolétaire à l'égard du capitaliste ? Un instrument de travail. Affranchi par le droit actuel, légalement libre de sa personne, il n'est point, il est vrai, la propriété vendable, achetable de celui qui l'emploie. Mais cette liberté n'est que fictive. Le corps n'est point esclave mais la volonté l'est. Dira-t-on que ce soit une véritable volonté que celle qui n'a le choix qu'entre une mort affreuse, inévitable, et l'acceptation d'une loi imposée? Les chaînes et les verges de l'esclave moderne, c'est la faim. 

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