Devoir de Philosophie

Ferdinand Alquié: Qu'est-ce que comprendre un philosophe ?

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

C'est au milieu des années cinquante que Ferdinand Alquié a donné cette conférence que nous reproduisons ici d'après le polycopié du Centre de Documentation Universitaire (1956). Je voudrais vous parler, ce soir, d'un sujet fort général : qu'est-ce que comprendre un philosophe ? Chaque genre d'ouvrage de l'esprit demande une compréhension particulière. Il est clair, par exemple, qu'on ne comprend pas un poème comme on comprend une sonate, qu'on ne comprend pas une sonate comme on comprend un tableau, ou un théorème mathématique. Je me propose donc de présenter quelques réflexions sur les caractères spéciaux de la compréhension des philosophes. Il faut remarquer, tout d'abord, qu'une oeuvre philosophique est une oeuvre de langage, et de langage expressif. Ceci peut paraître aller de soi, mais ne va pas tellement de soi. Pensons, par exemple, qu'un poème n'a pas nécessairement pour but de transmettre une vérité existant avant lui. On peut très bien admettre que le langage poétique crée, si je peux dire, dans l'âme du lecteur, l'état qu'il inspire. Au contraire, nul ne le mettra en doute, si l'on écrit une oeuvre philosophique, c'est parce que l'on veut exprimer et transmettre au lecteur une certaine vérité, antérieure à l'oeuvre elle-même. Il est donc nécessaire, devant l'oeuvre philosophique, d'aller de l'oeuvre à la vérité, de dépasser l'oeuvre vers cette vérité. Et c'est alors que notre problème se pose quel genre de vérité va-t-on pouvoir trouver, ou quel genre de vérité faut-il chercher dans une oeuvre philosophique, ou à partir d'une oeuvre philosophique ? Je crois que cette question n'est pas sans importance. Très souvent, si l'on ne parvient pas à comprendre certaines oeuvres, c'est parce qu'on ne se demande pas quel genre et quel type de vérité elles prétendent transmettre ou évoquer. La poésie paraît, à cet égard, l'objet de contresens permanents. Les gens qui, placés devant un poème, ne le comprennent pas, ne savent pas le plus souvent ce qu'est un poème, ce qu'est le langage propre du poème, et ils cherchent dans le langage poétique autre chose que ce qu'il contient. Ce qu'il faut, c'est ne pas faire un contresens analogue en philosophie : il importe donc de savoir quel genre de vérité une oeuvre de philosophe prétend exprimer. Or, lorsque, ayant parlé à quelqu'un, et l'ayant entendu nous répondre, nous lui disons : « Comme vous m'avez bien compris », nous pouvons signifier plusieurs choses, exprimer plusieurs idées différentes. Il y a, par exemple, le « Vous m'avez bien compris » du savant, du mathématicien. Celui-là signifie incontestablement : « Vous avez compris ce que j'ai voulu dire. » La compréhension porte ici sur la vérité exprimée. Dire : « Vous m'avez compris », c'est dire : « Vous avez saisi la logique de la déduction, vous avez perçu l'exactitude de la loi. » Il y a aussi le « Vous m'avez compris » de la femme jusque-là incomprise. Je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'est pas le même, puisque, là, ce qu'il faut comprendre, ce n'est pas une vérité impersonnelle, c'est l'être même qui est en jeu, son moi particulier, sa psychologie. Ce que l'on doit, par conséquent, se demander tout d'abord, c'est dans lequel de ces deux sens (et nous verrons que ce n'est ni dans l'un ni dans l'autre), il faut comprendre un philosophe, si c'est comme un mathématicien, ou si c'est comme un être humain voulant exprimer un état d'âme personnel. Je viens de vous le dire, ce n'est évidemment ni dans un sens ni dans l'autre. Tout d'abord, ce n'est pas dans le sens où l'on comprend un mathématicien. Certes, pour comprendre un philosophe, il faut d'abord comprendre ce qu'il veut dire, je ne veux point nier cela ; mais une vérité philosophique n'a pas, assurément, le caractère impersonnel d'une vérité mathématique. Et pour nous en persuader, je crois qu'il suffira que nous pensions â ce que nous avons tous dans l'esprit quand nous disons que nous comprenons Euclide, par exemple. Quand je comprends une proposition de la géométrie euclidienne, je n'ai pas l'impression que je comprends Euclide, mais que je comprends la géométrie. Si je parle de la géométrie d'Euclide, c'est soit, par un souvenir pieux, pour me référer à celui qui a découvert ou mis en forme les vérités que je comprends, soit, depuis que nous savons qu'il y a d'autres géométries que celle d'Euclide, celle de Riemann, par exemple, pour dire que je me place dans un certain système de références, de postulats, qui forment précisément la géométrie d'Euclide. Mais on pourrait très bien désigner ce système par une lettre, et dire géométrie A, ou géométrie B ou C ; cela reviendrait au même. La compréhension des sciences, et des vérités de la science, n'est pas la compréhension des savants qui ont découvert ces vérités, et c'est pourquoi l'histoire des sciences n'est pas nécessaire à la science ; on peut très bien faire de la science sans faire de l'histoire des sciences, et, si on fait de l'histoire des sciences, on fait assurément autre chose que de la science. On aborde même, en réalité, une discipline philosophique, puisqu'on cherche comment l'esprit du savant s'est élevé vers telle ou telle vérité. Au contraire, pour comprendre la philosophie de Descartes ou la philosophie de Kant, il faut incontestablement comprendre Descartes et comprendre Kant. Je crois que cet exemple montre suffisamment qu'en comprenant Euclide et en comprenant Descartes on ne fait pas appel au même genre de compréhension. Est-ce à dire qu'il faut revenir au second sens du mot comprendre, et affirmer qu'il faut comprendre Descartes comme individu, comme un homme qui a vécu à tel moment, a eu telle ou telle particularité psychologique ? Je crois qu'une semblable étude n'est assurément pas vaine, qu'à bien des égards elle est même extrêmement intéressante, et je vais vous citer un ou deux exemples de cet intérêt. Mais ce n'est pas encore cette étude qui nous fera comprendre un philosophe, qui nous permettra de comprendre Descartes comme philosophe. Certes, je crois très difficile de séparer l'expérience philosophique d'un Descartes, d'un Kant ou d'un Spinoza de leur expérience affective, et de leur expérience totale. Spinoza, vous le savez, n'hésite pas, au commencement du De intellectus emendatione, à nous dire que, s'il est devenu philosophe, c'est parce qu'il s'est trouvé dans une véritable détresse morale ; il nous explique par des difficultés vécues l'origine de sa philosophie. Descartes n'hésite pas non plus à nous retracer l'histoire de son esprit ; et s'il nous raconte cette histoire, c'est sans doute qu'il estime qu'elle peut projeter sur sa philosophie même une très grande lumière. Mais il n'en reste pas moins que la compréhension d'une philosophie dépasse toujours la psychologie de son auteur. Il ne me paraît pas douteux que la peur d'être trompé, et d'être trompé par une autre personne, est fondamentale chez Descartes. Mais que peut-on expliquer par là ? Cette peur explique que, dans la Méditation première, Descartes nous parle des sens comme de trompeurs affectifs. Et il est assez curieux qu'il nous parle des sens, non pas comme de facultés incertaines, ce qui serait normal, mais comme d'êtres qui risquent de l'induire en erreur. Voilà pourquoi, par la suite, à la fin de la Méditation première, le mauvais génie peut assumer, si je peux dire, ce caractère trompeur des sens, comme une véritable personne. La nature personnelle de la tromperie redoutée explique aussi que Descartes ait recours à la véracité divine il ne sort tout à fait de son doute qu'en rétablissant un rapport intersubjectif, un rapport entre sa propre conscience et la conscience de Dieu, qui lui parle un langage qui ne saurait mentir. Mais, tout cela étant dit, et ces caractères étant psychologiquement expliqués (car on peut, si l'on veut chercher les raisons de la nature de ces thèmes, les découvrir dans l'enfance de Descartes, dans une peur qu'il aurait eue d'être trompé, dans une déception, etc.), il demeure qu'en mettant en lumière de telles causalités on n'a pas, à proprement parler, expliqué la philosophie de Descartes, c'est-à-dire la vérité de la Méditation première. Car il s'agit toujours de savoir si la Méditation première est valable, c'est-à-dire si les raisons qu'elle nous donne de douter sont de bonnes raisons ou de mauvaises raisons. Il s'agit toujours, en suivant ces raisons, d'être convaincu par Descartes, et ce n'est pas la connaissance de la psychologie de Descartes qui peut nous faire avancer en cette voie. Je prendrai un autre exemple, encore chez Descartes. Dans la Méditation seconde, Descartes nous dit que, se menant à la fenêtre et voyant des hommes qui passent dans la rue, il se trompe peut-être, car que voit-il, sinon des manteaux et des chapeaux qui peuvent couvrir des hommes feints et des spectres se mouvant par ressorts ? Je ne crois pas niable, en ce qui me concerne (mais on peut ne pas être d'accord avec cette opinion), que si l'on veut comprendre le choix de cet exemple, si l'on veut comprendre la nature de ce thème, il faut faire intervenir un certain trouble dans la saisie du réel par Descartes, trouble dont on voit, chez lui, bien d'autres manifestations, en particulier quand, en 1631, Descartes écrit qu'il se promène dans la ville comme on se promène dans une forêt, et que les conversations qu'il entend lui paraissent analogues au bruit des sources ou du vent dans les arbres. Il y a bien là une difficulté à saisir l'autre comme autre, que je crois fondamentale chez Descartes ; et je pense que, lorsqu'il se demande si les manteaux et les chapeaux qu'il voit ne couvrent pas des hommes feints se mouvant par ressorts, la psychologie de Descartes est en jeu. Mais je n'ai pas besoin de vous dire que, quand nous avons signalé cela, nous n'avons pas avancé d'un pas dans la compréhension de la force de l'argument de Descartes ! Ce que veut montrer Descartes, c'est que toute perception est un jugement ; et il le montre à merveille, puisqu'il établit, non pas, comme on l'a prétendu, que l'on pourrait retrouver, à l'intérieur même de la perception, un jugement qui serait donné à notre propre conscience, mais que, puisque je peux faire erreur en voyant des hommes, c'est donc que je juge, car il ne peut y avoir d'erreur que dans le jugement. Il se pourrait, et c'est tout ce qu'affirme Descartes, que ces manteaux et ces chapeaux couvrent des hommes feints se mouvant par ressorts. Vous direz qu'il n'y a, pour cela, qu'une chance sur mille, et peut-être moins encore, qu'il y a très peu de chances pour qu'on fasse promener des automates (car c'est à cela qu'il pense) dans la rue où habite Descartes, après les avoir couverts de manteaux et de chapeaux. Mais enfin ce n'est pas logiquement impossible ; et cela seul prouve qu'en « voyant » des hommes, je peux voir quelque chose qui n'est pas homme, et donc que percevoir, c'est juger. À vrai dire, l'explication par les causes psychologiques (et toute explication psychologique est une explication par les causes) change la vérité philosophique en un simple fait déterminé par d'autres, nie donc la vérité philosophique comme telle, et par conséquent ne la comprend pas. On explique psychologiquement une erreur, et non pas une pensée ; on explique psychologiquement qu'un homme soit devenu philosophe ou biologiste, mais on n'explique pas qu'il ait, en philosophie ou en biologie, fait telle ou telle découverte, et donc atteint la vérité. Vous voyez ainsi que, comprendre un philosophe ce n'est ni comprendre la vérité impersonnelle et comme mathématique qu'il énonce, ni comprendre sa pure particularité psychologique. Qu'est-ce donc que comprendre un philosophe, et y a-t-il une autre compréhension que ces deux compréhensions- là ? Tel est le point où nous sommes maintenant arrivés. Les difficultés précédentes nous conduisent à penser que la vérité philosophique aura un statut extrêmement particulier. Elle n'aura ni l'impersonnalité d'une vérité scientifique ni la personnalité d'un caractère. Pour préciser ceci, et pour y voir plus clair, tournons-nous maintenant vers les philosophes eux-mêmes, et demandons-nous comment ils ont voulu être compris, ou comment ils se sont plaints de ne pas être compris. Or, ici, il me semble que deux thèmes s'imposent, thèmes répondant aux deux termes de l'opposition signalés, thèmes que l'on pourrait tirer aussi bien de l'étude de Socrate que de celle de Descartes ou de Kant, de Berkeley ou de tout autre : celui de la solitude du philosophe, d'une part, et, d'autre part, celui du caractère universel de la vérité qu'il énonce. Il y a une universalité solitaire, et il semble que c'est celle du philosophe et que là est tout le drame de ce dernier. La vérité philosophique n'est pas impersonnelle, mais elle est universelle. Et, précisément, ce qui fait la difficulté de notre propos, c'est de comprendre ce qu'est une universalité personnelle, chose que la plupart des hommes n'aperçoivent pas, car ils ont l'habitude soit de la science, où l'universalité est précisément impersonnelle, soit de vérités psychologiques qui sont personnelles, mais sont personnelles parce qu'elles sont particulières. Or ce qu'il nous faut découvrir, c'est une universalité subjective. Il y a, ai-je dit, une solitude du philosophe. Si le philosophe met en question le monde, le monde le lui rend bien. Chacun sait que Descartes, Kant, Berkeley, se sont plaints sans cesse de ne pas être compris. Il suffit de lire la correspondance de Descartes, ou ses réponses aux objections, après ses Méditations, il suffit de rappeler les réactions de Kant après la première édition de la Critique de la raison pure, pour en être convaincu. Or, comprenons bien en quoi consiste le drame du philosophe. Certes, ne pas se sentir compris n'est pas le propre du philosophe ; les poètes ne se sentent pas compris davantage ; il y a une solitude des poètes. Mais elle paraît toute différente de la solitude des philosophes. Le drame du philosophe n'est pas de se découvrir le sujet d'états d'âmes rares et non éprouvés par d'autres que lui. Le drame du philosophe, c'est celui d'un homme qui se sait porteur de vérités universelles, et qui découvre qu'il ne peut faire partager ces vérités aux autres, malgré l'évidence qu'il leur reconnaît. En avril 1630, c'est-à-dire au moment où il vient de mettre au point sa fameuse théorie de la création des vérités éternelles, Descartes écrit au Père Mersenne une phrase qui me paraît tout à fait caractéristique à cet égard. Il déclare que, d'une part, il a trouvé un moyen de démontrer les vérités métaphysiques d'une façon qui est plus évidente que les démonstrations mathématiques, et il ajoute aussitôt : « Mais je ne sais pas si je le pourrai persuader aux autres. » Il me semble que, si on réfléchit bien sur cette double affirmation, on y trouvera toutes les données du problème : évidence supérieure à toute autre, puisque Descartes va jusqu'à dire qu'elle est supérieure à l'évidence mathématique, évidence universelle en droit, évidence dont il se demande si elle ne sera pas méconnue de tous. Or cette incompréhension du philosophe par son milieu s'exprime au cours de l'histoire de mille et une façons, et l'étonnement du philosophe de ne pas être compris me paraît être la source même de toute la philosophie occidentale, en ce sens que la philosophie occidentale est peut-être née de l'étonnement de Platon devant le fait que Socrate a été condamné à mort, et qu'il n'a pas été compris. Pourquoi cet homme qui n'avait pas d'ennemi, qui ne faisait de mal à personne, qui ne professait aucun dogmatisme, qui invitait les gens à se connaître, qui se contentait de vouloir ramener la science physique à l'esprit même qui fait la science physique, a-t-il été condamné à mort par la cité ? Et l'on sent bien, quand on lit Platon, qu'il y a pour lui un véritable scandale : la mort de Socrate. Or, ce scandale, je ne dis pas qu'il eut toujours la même violence que dans le cas de Socrate, mais il existe toujours, dans la mesure où le philosophe s'étonne et demeure confondu à l'idée que les vérités qu'il voit nier sont celles qui lui paraissent devoir s'imposer à toute conscience sincère. Par exemple, celle-ci : l'esprit qui fait la science est supérieur à la science qu'il fait, et la science n'a de sens que par lui. Voilà une vérité dont on ne voit pas, quand on l'a bien comprise, comment on pourrait douter. Et pourtant, il est de fait qu'on la voit sans cesse méconnue, voire niée avec violence. Donc, il y a une solitude du philosophe, et c'est une solitude de l'universalité. L'universalité de la science n'est pas une universalité solitaire, c'est une universalité qui a la chance, même quand elle n'est pas comprise par tous, de se répandre parmi les hommes, de se faire reconnaître par eux. Ici, au contraire, nous avons un type de vérité qui est solitaire tout en étant universelle, et c'est précisément en cette mesure, comme nous le verrons mieux tout à l'heure, que cette vérité est liée à une certaine personne, est inséparable d'elle. Je crois aussi que cette solitude du philosophe est particulièrement grave, à notre époque, et voici pourquoi. C'est que, alors qu'elle a été d'abord simple, elle est maintenant double ; ce n'est plus seulement une solitude devant l'histoire, c'est encore une solitude devant l'idée de l'histoire. La société et l'histoire sont toujours apparues au philosophe classique comme des faits contingents. Or, au fait, le philosophe a toujours opposé le droit, et au changement, l'éternel. Dans cette mesure, tout est clair, le philosophe est vaincu par le fait et par le temps, mais il n'a pas à se plaindre, puisqu'il a choisi contre le fait et contre le temps, et c'est en cela qu'il est philosophe. Donc l'histoire détruit le philosophe sans pour cela le réfuter. J'insiste là-dessus, bien que cela semble aller de soi. Car, à l'heure actuelle, cela ne va, hélas, plus de soi. Il est clair que, par exemple, Platon n'a jamais considéré que la condamnation de Socrate avait réfuté Socrate. Et c'est pourquoi, bien que s'interrogeant avec étonnement sur la raison qui a fait condamner Socrate à mort, il ne va pas jusqu'à se demander si Socrate a eu tort, du fait qu'il a été condamné. C'est pour cela que Platon, ayant décrit la cité parfaite, ajoute qu'il ne sait pas s'il y aura jamais au monde une telle cité, mais qu'il sait bien que le sage n'acceptera jamais de gouverner une autre cité que celle-là. Là, tout est clair, et, s'il y a un tragique, c'est un tragique clair. Il y a, d'une part, ceux qui veulent comprendre les philosophes, qui méprisent l'histoire, ou qui la considèrent comme une suite de faits, et il y a ceux qui veulent comprendre l'histoire et le cours du monde, et qui méprisent le philosophe. Ces derniers sont les plus nombreux, mais ils ont au moins le mérite, jusqu'à Hegel, de ne pas vouloir être plus philosophes que le philosophe lui-même. On sait que nous n'en sommes plus là. Ce n'est plus seulement l'histoire de fait qui empêche aujourd'hui de comprendre le philosophe, c'est l'idée de l'histoire comme droit, ou comme valeur. Les causes de ce changement sont nombreuses, et je n'aurai pas la naïveté de penser que Hegel en est seul responsable. Je crois qu'une des causes essentielles de cette situation, c'est que, dans la structure des États modernes, il faut que le peuple participe aux affaires publiques : la propagande est donc devenue une nécessité. Sous Louis XiV, Pascal pouvait écrire que l'on doit saluer le roi parce qu'il est suivi de gens qui portent des piques. Tout est ainsi fort net ; si on ne salue pas, on recevra un coup de pique. Pascal sépare par là même deux ordres, l'ordre de ce qui est fort dans le fait, et l'ordre de ce qui est respectable dans le droit. À l'heure actuelle, une telle séparation ne paraît plus possible. Elle ne paraît plus possible parce que la démocratie (que je ne prétends pas juger ici en insistant sur ses bons et ses mauvais côtés) oblige le pouvoir à solliciter l'adhésion générale, et par conséquent à colorer d'idées, de valeurs, ses desseins matériels. Quoi qu'il en soit, la plupart des philosophes ou des intellectuels modernes veulent comprendre à la fois l'histoire et la philosophie. Ils ne veulent plus choisir entre les deux. Et dès lors, comme il est fatal, ils sacrifient la philosophie à l'histoire, car je ne vois pas du tout qu'on puisse comprendre les deux à la fois, ou du moins au même moment. Et si on veut comprendre à la fois la philosophie et l'histoire, on sera très vite conduit à comprendre la philosophie par l'histoire, c'est-à-dire à placer le philosophe dans l'histoire, ce qui revient à ne pas le comprendre. Nous retrouvons ici, en effet, à un degré de subtilité plus grand, un type de compréhension incompréhensive semblable à celui que nous signalions tout à l'heure, en parlant de l'explication des philosophes par les causes psychologiques. Je veux parler de la compréhension hégélienne. Non point que je veuille ici juger la philosophie de Hegel dans son ensemble, je n'envisage cette philosophie et surtout, ses suites, que dans la mesure où elle prétend comprendre de façon nouvelle les philosophes du passé. Or, dans cette mesure, la philosophie de Hegel n'est pas seulement l'histoire emprisonnant le philosophe, c'est l'idée de l'histoire encerclant, si je peux dire, l'idée de philosophie. Hegel est persuadé que toute pensée effectivement exprimée fut un moment de l'histoire. Kant se demande-t-il comment la science est possible ? Hegel se demande comment Kant fut conduit à se poser cette question. Kant s'élève-t-il au niveau de la conscience transcendantale ? Hegel se demande comment Kant a été conduit à la conscience transcendantale. Et, de la sorte, la morale kantienne constitue, comme le dit Hegel, un moment moral, devient un simple moment de l'histoire. On n'en finirait pas d'énumérer les conséquences de cette idée, soit dans la philosophie de Regel, soit dans celle de Marx. C'est de là que datent tous les efforts pour comprendre les philosophes par leur temps, la société environnante, la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou qu'ils expriment, l'économie, etc. Ce que je voudrais simplement affirmer, c'est que, dans tous ces cas, l'on ne comprend pas le philosophe, et cela dans la mesure où l'on se refuse à entendre son appel. Cet appel, je l'ai dit tout à l'heure, c'est celui d'un homme qui se sent solitaire, mais qui sent que sa propre solitude est celle d'une vérité universelle. Donc il fait appel, au nom de cette vérité universelle, à son semblable, il fait appel, à travers l'histoire, à son semblable. Et c'est justement ce semblable qu'il nous faut faire effort pour être, si nous voulons comprendre le philosophe. Or, l'explication hégélienne, telle que je viens de la définir, ou encore l'explication marxiste de la philosophie, c'est précisément celle qui rompt ce rapport de semblables, celle qui le rend impossible, et qui, par là même, supprime ce qui est à mon avis l'essence même de la philosophie, le dialogue. Platon, qui est le père de la philosophie occidentale, s'exprime par dialogues. Malebranche a fait des dialogues, Berkeley a fait des dialogues. Or, le dialogue, c'est toujours l'appel à l'autre comme à un semblable. Le dialogue suppose toujours que deux consciences ont un fond commun. Considérons Berkeley, pour choisir ici des dialogues plus modernes que ceux de Platon. Philonous suppose toujours qu'Hylas, auquel il parle, bien que leurs points de départ soient complètement différents, a une conscience semblable à la sienne ; et le critère suprême, ce n'est pas une preuve discursive, ce n'est pas un discours, ce n'est pas une synthèse dialectique, c'est l'assentiment de l'autre conscience. Philonous dit à Hylas : « Vous croyez qu'il existe de la matière. Vous avez peut-être raison. Mais qu'entendez-vous par là ? » Et chaque fois qu'Hylas lui dit : « J'entends par là ceci, ou cela », il répond : « Mais ne voyez-vous pas que ce que vous appelez matière est une idée de votre esprit ? » Dans tous ces cas, il y a égalité des consciences, similitude des consciences, et on peut donc se diriger vers cette république des esprits à laquelle tout philosophe aspire, puisque le scandale de tout philosophe, ce qui l'émeut, ce qui le trouble, ce qui le peine, ce qui le désespère, c'est la solitude de sa propre raison, c'est-à-dire le fait que des vérités qu'il sent universelles ne sont pas comprises par d'autres que lui. Or, précisément, avec Hegel, et plus encore avec ceux qui dérivent de lui, il n'y a plus de semblables. Il n'y a plus de semblables pour une double raison. Tout d'abord, si chaque philosophe est un moment de l'histoire, la philosophie le produit d'un certain milieu spécifique, voici déjà les philosophes séparés les uns des autres ; chacun exprime son temps, et sa conscience n'est plus le point de référence dernier de ce qu'il veut dire. Mais, chose plus grave encore, voici le philosophe séparé de celui qui veut le comprendre, de celui qui prétend le comprendre, car le philosophe qui comprend l'autre philosophe, c'est-à-dire le philosophe hégélien, le philosophe marxiste, s'affirme par définition comme supérieur au philosophe compris ; le philosophe compris, c'est un moment de l'histoire, ou un certain produit social, alors que le philosophe qui comprend, lui, c'est la conscience de l'histoire, c'est celui qui sait ce que c'est que l'histoire. Dès lors, toutes les questions posées par le philosophe que l'on comprend sont dévalorisées, autant que les réponses qu'il a cru devoir leur faire. Berkeley s'efforce-t-il sincèrement de savoir ce qu'est la matière, et se voit-il contraint d'avouer qu'il ne peut pas parvenir à former l'idée d'une chose qui ne serait pas idée de l'esprit, on lui répond que la question qui se pose n'est pas de savoir s'il existe une matière, la seule question qui se pose est de savoir pourquoi il se pose une semblable question. Or, il la pose, prétend-on, parce que sa conscience traduit tel ou tel moment de l'histoire. Autrement dit, dans cette méthode, il paraît plus intelligent de se demander pourquoi les gens se posent des questions que de répondre auxdites questions. C'est pour cela, je pense, que les disciples de Hegel sont souvent des philosophes du mépris, des philosophes qui méprisent leurs semblables. Car il faut répondre à toutes les questions, il ne faut jamais mettre le philosophe dans la situation intolérable que nous avons tous connue quand nous étions enfants, où l'on répondait à nos questions par un haussement d'épaules, en nous disant que les grandes personnes ne se posent pas de questions aussi sottes. Et le philosophe, en effet, a quelque chose de l'enfant. Il pose des questions que l'on peut très bien considérer comme sottes, ou comme, en tout cas, inutiles. Et il sait bien, le philosophe, que si on ne répond pas à ses questions, ce n'est pas seulement parce que les gens sérieux ont vraiment autre chose à faire, ont autre chose à faire que de se demander ce que c'est que l'être, ou si la matière existe en soi ; ils ont à faire de la physique, de la politique et mille choses de ce genre. Le philosophe sait fort bien que, si on ne répond pas à ses questions, c'est aussi parce qu'on ne sait pas y répondre. Ainsi, sa question demeure, et n'est pas comprise, elle demeure posée et irrésolue. Je me résume. J'ai essayé de montrer que la compréhension du philosophe n'est pas de type mathématique ou scientifique, qu'elle n'est pas de type psychologique, qu'elle n'est pas de type historique, et qu'elle doit joindre une certaine universalité à une certaine personnalité ; elle doit être la compréhension d'une universalité personnelle, ou celle d'une personnalité universelle, comme vous voudrez. Mais n'allons-nous pas, cette fois, aboutir en étudiant le système de chaque philosophe, c'est-à-dire en faisant de l'histoire de la philosophie, une histoire des systèmes ? Ici, en effet, on retrouve l'histoire de la philosophie, au sens le plus connu et le plus classique de ce mot. Et il est bien évident que cette étude est absolument légitime, et vous me comprendriez fort mal en pensant que je veux la condamner ou la bannir. Elle est le point de départ nécessaire. Il est incontestable que chaque fragment philosophique n'a de sens que par rapport à l'ensemble logique dont il fait partie, et que, par conséquent, il ne peut être compris qu'au niveau du système auquel il collabore. Personne ne saurait nier qu'il faille comprendre le système de Kant pour comprendre Kant, et le système de Spinoza pour comprendre Spinoza. Cependant, nous aurions tort de croire, comme on est tenté souvent de le faire, que la constitution du système ait été le but du philosophe. C'est pourtant une opinion tellement répandue qu'il semble qu'elle aille de soi. Il nous semble que le but de Descartes a été d'écrire le système de Descartes, de fonder le cartésianisme, et que le but de Kant a été de constituer ce que nous appelons le kantisme. Or, cette erreur me fait penser à l'histoire des fameux chevaliers, dont on suppose qu'ils disaient : « Nous autres, chevaliers du Moyen Âge... » Les chevaliers du Moyen Âge ne savaient pas qu'ils étaient des chevaliers du Moyen Âge. Et Descartes en ce sens n'était pas cartésien. En effet, Descartes ne voulait pas fonder un système qui fût le système de Descartes ; il voulait trouver la vérité, ce qui est tout à fait différent, et il cherchait cette vérité avec une sincérité complète ; Kant et Berkeley faisaient de même. Sans doute allez-vous me dire que, dans la mesure où le philosophe a commencé à constituer son système, il défend ce système, il fige ce système. Cela est vrai, et cela montre simplement qu'on n'est jamais tout à fait philosophe, que les philosophes ne sont pas à l'abri de l'orgueil, et d'une certaine mauvaise foi dans la défense de leurs propres idées, qu'ils soutiennent parce qu'elles sont leurs idées. Vous pourriez me dire aussi qu'il y a quelques philosophes mineurs, qui n'ont pas compris ce qu'est la philosophie, et qui estiment qu'il leur faut, à tout prix, bâtir un système nouveau. Mais tout cela est sans grande importance. Ce qui est important, c'est, si l'on suit la pensée d'un Descartes ou d'un Kant, d'apercevoir avec quelle ardeur ils recherchent le vrai à partir de certains problèmes en vue, recherche que sans cesse ils approfondissent. Et ils ne savent pas alors où cette recherche va les mener. De toute façon, nous nous apercevrons vite qu'au niveau de l'étude des seuls systèmes nous ne pourrions pas échapper à l'erreur qui a été le fond de toutes les méthodes insuffisantes que nous avons essayé de combattre. Et, en effet, le fond de toutes ces méthodes, méthode psychologique, méthode mathématique, méthode historique, C'est de faire de la vérité philosophique un objet. Or, le système est lui aussi, d'une certaine façon, un objet, et un objet situé à une époque et dans un milieu donnés. Le système, c'est ce qui nous reste d'un philosophe. Et je crois pour ma part que c'est en constituant son système que l'auteur, bien que prétendant obéir à des lois purement logiques, à des lois par conséquent intemporelles, risque le plus d'exprimer malgré lui son temps et les erreurs de ce temps, et donc de se soumettre ou de tomber sous le coup d'une explication à type hégélien. Car, le système, c'est toujours l'interprétation d'une évidence au nom de ce qui n'est pas évident. Nous le comprendrons mieux dans un moment, je l'espère. Il y a plusieurs systèmes. Quelle que soit la structure intemporelle et logique du système, les systèmes diffèrent entre eux. Ils ne constituent donc pas l'évidence universelle que le penseur recherche. Celui de Leibniz n'est pas celui de Spinoza, celui de Malebranche n'est pas celui de Kant. L'histoire de la philosophie comme histoire des systèmes présente donc le même danger que l'histoire telle que la conçoit Hegel, et du reste la prépare. Elle nie que les philosophes puissent avoir de véritables semblables. Elle enferme chaque philosophe dans sa spécificité ; elle le force à renoncer à son exigence essentielle. Or, s'il n'est pas douteux que chaque philosophe a une certaine spécificité, en ce que toute philosophie exprime, contrairement à ce que fait la science, la réaction d'une conscience totale au milieu dans lequel elle se trouve, encore est-il que cette spécificité n'est pas une spécificité fermée, mais ouverte. Si donc l'on s'en tient au système, il faudra, ou bien arriver à un logicisme abstrait, ou bien à un scepticisme esthétique, à un esthétisme qui conduira au scepticisme. Chaque philosophie apparaîtra comme une vision du monde. Or, les visions du monde furent multiples. Il faudra donc les admirer pour leur beauté, c'est-à-dire les traiter comme des sortes de poèmes, non selon la vérité. Le fait même qu'elles sont multiples montre qu'elles sont fausses, et c'est pourquoi, chaque fois qu'un penseur a aperçu que les systèmes étaient multiples, il a compris ou cru comprendre que ces systèmes étaient faux. Voltaire rit des systèmes du siècle qui a précédé le sien, et Kant lui-même estime que la multiplicité des systèmes condamne la métaphysique ; il estime que la métaphysique n'est pas possible, alors que la science est possible (c'est, vous le savez, l'un des points de départ essentiels de sa Critique de la raison pure), et il n'en veut pas d'autre preuve que le fait que la science met d'accord tous les esprits du monde, alors que la métaphysique est faite de systèmes nombreux et opposés. À partir de cette idée, Hegel a voulu, il est vrai, sauver la métaphysique. Le malheur est que, voulant sauver la métaphysique, il n'a sauvé que la sienne, puisqu'il a sauvé celle qui prétend être la pensée de toutes les autres, considérées comme les moments d'une évolution universelle dont Hegel découvre l'unité. Je crois donc qu'il faut ne pas s'en tenir aux systèmes. Certes, toutes les méthodes de compréhension que nous avons passées en revue ont une certaine vérité, il est incontestable qu'il faut, comme en mathématiques, comprendre ce que le philosophe veut dire ; et l'on ne saurait nier qu'il faille, en ayant recours à la psychologie, essayer de voir comment la pensée individuelle et concrète du philosophe a trouvé telle ou telle vérité, ou, si je puis dire, marqué de son empreinte tel ou tel thème. De même, il y a une compréhension historique du philosophe, car il est bien évident que le philosophe n'est pas un esprit pur, il est clair qu'il y a en lui des éléments qui sont, en effet, soumis à l'histoire, dépendent de la classe sociale, etc., le philosophe est un homme. Et il est également incontestable qu'il faut comprendre le système. Mais je crois qu'au moment même où l'on comprend le système, il faut comprendre aussi que le système, de par sa structure nécessairement logique, donnée et cohérente, est encore du type de l'objet, du type scientifique, et que, si je puis dire, le système est ce par quoi le philosophe, ayant quitté, comme je vais essayer de l'établir dans la dernière partie de cette causerie, ce monde-ci, a succombé à la nostalgie d'un autre monde, à une nostalgie de monde, et que, après nous avoir montré que ce monde-ci n'est pas l'être, il nous en présente un autre, imaginaire celui-là, mais qui n'en a pas moins le caractère d'un objet, ou d'un monde d'objets. Je pense donc que, si nous voulons vraiment comprendre le philosophe, si nous voulons comprendre cette liaison absolument intime entre une vérité universelle et une subjectivité personnelle, nous devons chercher cette compréhension, non pas au niveau du système, mais au niveau de la démarche, ou des démarches, dont le système est né. C'est dire qu'il faut substituer à l'universalité d'un objet celle d'une démarche, cette démarche n'étant pas objective, n'étant pas non plus psychologique, mais consistant en un certain mouvement du sujet vers l'être telle est la démarche à proprement parler « philosophique », en ce que le mot philosophie désigne de distinct, de tout ce qui n'est pas métaphysique science, poésie, etc. J'ai toujours été très frappé par le fait que, chez un même philosophe, on trouve, sous des thèmes philosophiques différents en apparence, et que l'auteur lui-même n'a pas toujours songé à lier d'une manière logique, une démarche absolument identique. Je vais prendre un exemple que j'ai déjà souvent cité ; mais je n'en connais pas de meilleur. C'est celui de la fameuse thèse de la création des vérités éternelles de Descartes. Vous savez que, dans cette thèse, formulée pour la première fois en 1630, Descartes déclare que Dieu a librement posé les vérités éternelles, c'est-à-dire que les vérités qui nous apparaissent comme vérités logiques, mathématiques, scientifiques, ne sont pas du tout des vérités nécessaires sur le plan proprement ontologique. Dieu aurait pu les faire autres que ce qu'elles sont. Par une semblable démarche, Descartes dépasse incontestablement tout objet, et la science même qu'il a construite, vers l'être dont il pense qu'il est à la source de cette science et de ce monde. Or, que l'on considère le doute, que Descartes reprendra en 1641, que l'on considère le « Je pense », et bien d'autres thèmes encore, la démarche constante qui sous-tend ces thèmes n'est-elle pas le dépassement perpétuel de ce qui est fini vers ce qui, étant infini, contient la raison d'être du fini, raison d'être au sens fort, et au sens d'un acte ? Je veux dire par là que Dieu n'est pas la raison d'être logique du monde, mais qu'il est ce qui fait le monde, d'où l'on voit par conséquent que le monde n'est pas un être complet comme lui. Le doute, qui dépasse les vérités mathématiques, physiques, reprend bien cette intuition. Le « Je pense » lui-même est, comme Descartes le dit, idée de Dieu, puisque, dans la Méditation troisième, Descartes écrit qu'il n'est pas nécessaire que Dieu, ayant mis sa marque dans son ouvrage, ait rendu cette marque différente de cet ouvrage lui-même. En sorte que le « Je pense » est aussi le dépassement du fini vers l'infini, ce pourquoi il apparaît d'abord comme doute, ce en quoi il apparaît ensuite comme Cogito. Ces thèmes, que Descartes n'a pas liés (car précisément, ni dans les Méditations, ni dans la première partie des Principes de la philosophie, Descartes ne parle de la création des vérités éternelles ; on ne peut donc pas dire qu'il lie par le système ce thème aux autres thèmes), ces thèmes pourtant ont, je crois, un fond unique, ils expriment les uns et les autres une démarche analogue, une démarche identique, démarche que je retrouve du reste à la source de bien d'autres thèmes de Descartes, celui du monde considéré comme une fable, de la Nature considérée comme une mécanique ayant sa raison d'être hors d'elle, celui des animaux machines, de la création continuée, etc. Si l'on considère maintenant Kant, on pourrait très bien découvrir l'existence de semblables identités. Par exemple, dès son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, Kant est frappé par le fait que, contrairement à ce qu'ont pensé Leibniz ou Wolff, le mal, la douleur, la souffrance, le sensible en un mot, ne peuvent pas être réduits au concept. Il y a là une expérience extrêmement profonde, proprement vitale, révélant que le sensible ne se réduit pas à un concept. Or, cette expérience, nous la retrouverons dans la Critique de la raison pure, où nous verrons le sujet humain se diviser en une réceptivité sensible, et un entendement spontané qui impose, du dehors, au sensible ses lois. Nous la retrouverons dans la Critique de la raison pratique, dans l'idée que la loi morale est une loi nouménale qui s'impose au sujet sensible. Nous la retrouverons dans la Critique du jugement, lorsque Kant nous montrera, précisément, que le jugement de finalité est un jugement réfléchissant, et non pas déterminant, c'est-à-dire un jugement qui tend, à partir du donné, vers un concept ne pouvant être atteint, et dont on ne peut pas déduire le sensible lui-même. Je pourrais multiplier les exemples. Ce n'est pas, je pense, nécessaire. On voit assez que, chez un même philosophe, il y a identité de démarche, même là où il n'y a pas système logique, c'est-à-dire liaison logique, entre des thèmes. Mais il faut aller plus loin, et c'est là peut-être que nous allons pouvoir enfin sauver le philosophe de cette solitude que nous avons décrite. Cette constance d'attitude nous permettra, en effet, d'unir non seulement les thèmes d'un même philosophe, mais les thèmes de systèmes en apparence opposés. Rien n'est plus différent, vous me l'accorderez, de Malebranche que Pascal, de Pascal que Hume, de Hume que Kant. Et pourtant, l'étonnement devant ce que nous appellerions la loi physique, c'est-à-dire devant le fait que nous découvrons sans cesse dans la Nature des rapports constants et non nécessaires, des rapports contraignants, universels, mais n'ayant pas de raison intelligible, se retrouve chez tous. Le vieux rêve du rationalisme, qui disait toujours : causa sive ratio, la cause ou, si l'on veut, la raison, est vraiment perdu (Kant y songera sans cesse à propos de l'exemple de Newton fondant une science dont les lois sont des sortes de faits généralisés). Et sans doute rencontrons-nous ce thème dans des formes très différentes et dans des systèmes diamétralement opposés, puisque précisément Malebranche commente cette vérité par sa théorie des causes occasionnelles et en pensant que Dieu seul est cause, Hume commente cette vérité par l'appel à un sujet sensible, qui glisse de la cause à l'effet par habitude, Kant commente cette vérité par les catégories. Rien n'est plus différent, et pourtant, la reconnaissance de cette contingence de la nécessité elle-même, ou l'impression, absolument fondamentale, que l'objet est ontologiquement insuffisant, se retrouve dans ces contextes divers ; aussi bien dans la philosophie de Malebranche, qui en tire l'occasion de nous élever vers Dieu, de nous montrer que cette Nature, dans laquelle nous vivons, est une nature sans consistance, et que Dieu seul est cause de tout ce qui s'y passe, que dans celle de Hume, qui est, au contraire, naturaliste, et qui prétend que la raison d'être des relations ne se trouve pas dans l'objet, mais dans le sujet, et dans un sujet offert à l'intuition elle-même. Un autre exemple, auquel je m'excuse également de revenir, mais qui est tellement clair qu'on doit y revenir, est celui de la caverne de Platon. Le philosophe se retourne, c'est-à-dire se détache des ombres pour se tourner en arrière ; il y a là un véritable mouvement de retournement qui est décrit d'une manière physique. Or, chez Des- cartes, le doute retourne aussi l'esprit, le plie en arrière, dit Descartes, le sépare du monde sensible et du monde des objets, du monde de la science, pour le tourner vers le « Je pense » et vers Dieu. Chez Kant, l'esprit se retourne, puisque, après avoir cherché le fondement de la science dans l'objet, il le cherche dans le sujet. Et Husserl aussi, pour prendre ici l'exemple d'un philosophe moderne, « retourne » l'attitude spontanée qui nous fait viser le monde. Il me paraît que tous ces retours ne diffèrent entre eux que dans la mesure où diffèrent les points dont ils retournent. Voilà donc des philosophes absolument différents les uns des autres, si on les considère quant à leur système, c'est-à-dire quant à la façon dont ils ont interprété une sorte d'évidence fondamentale. Mais la démarche, qui les a conduits à cette évidence, et qui, si on remplace leurs thèmes par le véritable contenu de ces thèmes, apparaît en sa pureté, les met tous d'accord. Je ne veux pas dire en effet, et je pense que nul ici ne pourrait me prêter un semblable simplisme, que Platon est Descartes, ni que Descartes est Kant, Kant, Husserl. Il est bien évident que chacun s'est trouvé dans des difficultés personnelles, que chacun s'est trouvé dans des mondes différents, que le monde de Platon n'est pas le monde de Descartes, et que celui de Descartes n'est pas celui de Husserl. Il est bien évident que chacun a dû se retourner, pour ne considérer que ce retour, d'une façon qui lui a été propre. Mais il me paraît clair, aussi, que tous ces retours partent de l'objet pour s'élever à la condition a priori de l'objet, cette condition étant pour Platon les Idées, pour Descartes le « Je pense » et Dieu, et pour Kant les catégories. Cela explique aussi un fait auquel, à mon sens, on n'accorde jamais assez de place c'est que, dans l'histoire des idées, on constate sans cesse de singuliers renversements, des renversements étranges. C'est ainsi que le scepticisme athée de Hume n'est que l'extension à la notion d'âme de la méthode que Berkeley avait voulu appliquer à la matière, dans un but essentiellement apologétique. Berkeley voulait réfuter le matérialisme, et par conséquent, montrer que les matérialistes accordent à tort le primat à la matière. Pour cela, y a-t-il meilleure façon que de montrer qu'il n'y a pas de matière du tout ? Les matérialistes, alors, vont se trouver bien gênés. Berkeley démontre donc qu'il n'y a pas de matière ; mais les arguments par lesquels il le démontre sont malheureusement tels que Hume, reprenant la méthode, les applique à l'âme, et les applique à Dieu, et devient donc athée, devient athée selon la leçon de l'évêque Berkeley. Eh bien, si cela fut possible, c'est que la démarche de Berkeley est vraiment distincte du système de Berkeley, ce que je démontrerai encore par une autre considération. Quel est celui de nous il y en a peut-être, et je m'excuse en ce cas, auprès d'eux, mais on m'accordera qu'ils sont rares qui, aujourd'hui, croit vraiment au système de Berkeley ? Mais la démarche de Berkeley peut être tenue pour valable et actuelle. Je n'en veux qu'une preuve. Supposez qu'Hylas ait connu les découvertes de la science moderne, qu'il ait connu l'atome. On voit très bien que le dialogue d'Hylas et de Philonous aurait comporté quelques pages de plus ; et, ces pages, il nous serait très facile de les écrire. On voit très bien Hylas, après avoir dit que la matière est peut-être ceci ou cela, ajouter : « C'est peut-être l'atome, l'électron, le proton, le neutron. Et l'on entend très bien Philonous répondre : « Mais qu'est-ce qu'un proton, sinon l'idée que nous en avons ? » Gene démarche critique est donc tout à fait indépendante du système, puisqu'elle a permis à Hume d'arriver exactement au contraire de ce qu'aurait voulu Berkeley, et puisqu'elle nous permet, à nous, de faire une critique de la notion de matière telle que la définit une science que Berkeley n'a pas connue. C'est ici qu'il faut rappeler qu'on ne naît pas philosophe, mais qu'on devient philosophe, et que l'on devient philosophe par une réaction contre tout savoir qui n'est pas philosophique. Car la philosophie n'est jamais un savoir au premier degré, c'est un savoir de savoir, comme on l'a dit ; et l'on n'a envie de savoir ce qu'est le savoir que parce que l'on se trouve déjà au milieu d'un savoir au premier degré, qui n'apparaît pas comme pleinement satisfaisant. Ce qui a troublé la compréhension d'une telle vérité c'est que ce savoir au premier degré est, pour Platon, l'opinion ; Platon oppose donc à l'opinion, la science. Mais sa démarche n'est pas pour autant une simple démarche sélective, comme on pourrait le croire. La preuve en est que, dès que la science s'est constituée comme science, et qu'elle a, par conséquent, détruit l'opinion, la philosophie ne s'est pas tue pour cela : bien au contraire, elle a pris, par rapport à la science, une attitude exactement analogue à celle que Platon prenait par rapport à l'opinion ; elle a voulu situer la science, elle a voulu mettre la science à sa place ; et, de même que Socrate passait son temps à démontrer aux gens qu'ils ne savaient pas ce qu'ils pensaient savoir, de même Kant, par exemple, établit que les savants ne savent pas ce qu'ils pensent savoir, qu'ils savent la science, qu'ils savent la liaison des phénomènes, mais qu'ils ne savent pas l'être avec lequel ils risquent toujours de confondre l'objet. C'est pour cela, je crois, qu'il est nécessaire, pour comprendre un philosophe, et c'est par quoi je voudrais terminer ces quelques remarques, de se demander d'abord comment il est devenu philosophe. On se pose rarement cette question, et l'on préfère prendre le philosophe au niveau du système. Il me paraît donc utile de revenir encore sur cette notion de démarche. On se tient au niveau du système, parce qu'on a toujours peur de tomber dans une sorte de roman philosophique ou psychologique. Je crois avoir suffisamment montré qu'on ne dérive point vers le psychologisme en usant de la méthode que je conseille. Je crois aussi que, si l'on veut éviter la philosophie de l'histoire, il faut être encore plus historien que les philosophes de l'histoire ; il faut faire l'histoire individuelle de chaque philosophe. Nous le disions tout à l'heure, Descartes n'a pas craint d'écrire l'histoire de son esprit. Il ne faut pas être plus timide que lui. Or, à l'époque de Descartes s'opposaient, vous le savez, des philosophies essentialistes ; c'est-à-dire des philosophies mortes, des philosophies sans être, puisque la philosophie c'est la recherche de l'être : d'une part, celle de Suarez qui était enseignée à Descartes par ses maîtres, et qui n'était qu'un thomisme essentialisé ; d'un autre côté la science, qui était, elle aussi, un système d'essences. Or, Descartes a commencé par condamner le suarezisme par la science. Mais, en 1630, au moment de sa fameuse découverte de la création des vérités éternelles, il situe la science elle-même, par rapport à l'Infini créateur qui la fonde. Enfin, au moment des Méditations, ou déjà du Discours, il la situe par rapport à un « Je « qui la pense. De même, Kant est parti de la philosophie de Wolff qui était lui aussi nourri de Suarez. Je crois qu'il y aurait beaucoup à dire sur le rôle que, de la sorte, Suarez a joué en philosophie. C'est toujours de Suarez qu'on part pour montrer que ce n'est pas comme cela qu'il faut philosopher. Et Kant oppose à Wolff un certain souci de l'être, chez lui extrêmement aigu, en fonction duquel il constitue sa propre philosophie. Je pense donc qu'il faut, si nous voulons atteindre, comme je m'efforce de le faire depuis le début de cette causerie, une vérité qui soit à la fois universelle et personnelle, considérer la démarche du philosophe. Nous pourrons atteindre la vérité cherchée dans la mesure où nous pourrons suivre d'une manière scrupuleuse l'histoire de chaque philosophe. Cette étude n'a rien de commun avec la façon hégélienne de concevoir l'histoire, car, après avoir eu une histoire, après avoir opéré dans le temps un certain retour, le philosophe élève son histoire à l'essence. Je suis même d'avis que toute vraie philosophie est une histoire élevée à l'essence c'est pour cela qu'elle est à la fois personnelle et universelle. En ce qui concerne Descartes, ma démonstration sera assez aisée. Il suffit de considérer le passage du Discours de la méthode, en 1637, aux Méditations, en 1641. En 1637, dans le Discours de la méthode, le Cogito n'a aucun véritable statut, il est un peu partout et il n'est nulle part. Il est dans la quatrième partie du Discours, où Descartes nous dit : « Je pense, donc je suis. » Descartes prétend alors que le Cogito est la base de toute sa philosophie, bien qu'il ait déjà énoncé, dans les parties précédentes du Discours, sa morale, et sa logique. Il y a pourtant un Cogito qui soutient, à proprement parler, la totalité du Discours de la méthode. Mais c'est le Cogito historique, Cogito qui fait l'unité de toutes les démarches cartésiennes, bien qu'étant, si je puis dire, non conscient de soi, Cogito qui fait l'unité de toutes les parties du Discours. C'est ce « je » qui, dans la première partie, dit je suis sorti du collège, j'ai été déçu par mes maîtres, qui dit : voici les règles de ma méthode, qui dit voici ma morale, ma métaphysique, ma physique, etc. Mais, avec les Méditations, ce Cogito devient entièrement conscient de soi ; c'est pourquoi le « Je pense » des Méditations devient la source de l'équilibre de tout le reste. Ce « Je pense » met en perspective toutes les vérités que Descartes a voulu situer, d'une part le monde des objets, qu'il considère comme étant inférieur à lui, qu'il peut connaître, sur lequel il peut agir, et d'autre part, le Dieu auquel il se soumet, et qui le fait être. Je crois qu'une démonstration analogue pourrait être faite pour d'autres philosophes, et qu'il serait toujours facile de montrer que philosopher, c'est élever à l'essence sa propre histoire, étant bien entendu que « sa propre histoire » signifie ici l'histoire de son esprit, et non pas celle de ses passions, ou de ses différentes aventures. C'est donc en cette voie que nous pourrons trouver l'essence de cette démarche intellectuelle, dont nous pensons qu'elle est la philosophie. Descartes nous dit que, pour comprendre sa Méditation première, il faut des mois et des semaines. Ce ne serait évidemment pas le cas si cette Méditation se réduisait aux vérités intellectuelles qu'elle contient, puisque, pour comprendre ces vérités, il suffit d'une demi-heure. Mais il faut une vie pour devenir philosophe, pour devenir le semblable du philosophe dont nous avons essayé de décrire l'appel. Car, pour que nous devenions son semblable, il faut que nous découvrions par nous-mêmes que tous les problèmes ne sont pas des pro blêmes objectifs, mais que l'homme, se voyant d'abord pris dans un monde d'objets, devient philosophe par le retour aux conditions de l'objectivité elle-même. Nous trouvons cette démarche aussi bien chez Platon que chez Kant, ou que chez Spinoza, ou que chez Malebranche. Certes, la méthode de ces philosophes diffère, mais le mouvement par lequel ils vont vers leur but est semblable, car, précisément, et c'est surtout cela que j'ai voulu établir, les philosophes ne vont vers aucun monde. L'autre vers lequel ils vont n'est pas un monde. Et je crois que toutes les erreurs que nous avons passées en revue se résument à celle-ci : on attend toujours qu'après nous avoir délivrés d'un monde, les philosophes nous en donnent un autre. En cela, nous sommes encore victimes du prestige de l'objet et de l'erreur du système. Les philosophes, en montrant que le monde ne contient pas ses propres conditions, vont vers un être qui n'est pas un monde. Malebranche le dit, dans une phrase des Entretiens, qui m'a toujours paru la meilleure définition qu'on puisse donner de la philosophie. Il déclare qu'il ne nous conduira pas dans une terre étrangère, mais nous apprendra que nous sommes étrangers dans notre propre pays. Rien ne nous fait mieux saisir pourquoi il est si difficile de comprendre les philosophes. C'est que nous ne voulons pas être dépaysés, et que rien ne nous dépayse plus que la philosophie, puisque précisément elle nous fait passer d'un monde à quelque chose qui n'est pas un monde. Les hommes ne s'intéressent qu'à l'universalité objective, qu'à l'universalité impersonnelle qui permet l'action sur l'objet. Ils ne s'intéressent qu'à la cosmologie. Il est donc tout à fait normal qu'ils soient séduits par le système, c'est-à-dire par ce qui, chez les philosophes, ressemble le plus au monde, ou à un système du monde, tel que la science. Le malheur est que, après avoir été séduits par le système, aussitôt le système les fait rire. Ils opposent les systèmes les uns aux autres, comme l'a fait Voltaire, et ils opposent la métaphysique comme système à la science, ce qui est le comble de l'erreur, vu que la métaphysique n'est pas un système qui pourrait se mettre sur le plan des sciences et s'opposer à elles, mais ce qui nous révèle que l'être ne peut être contenu dans aucun système. Pour conclure, je dirai que, ce qui nous empêche de comprendre les philosophes, c'est l'ignorance où nous sommes souvent de ce qu'est la philosophie. Mais j'ajouterai que, pour comprendre la philosophie, il faut comprendre les philosophes. La philosophie n'est pas la science, elle n'est pas un système, ou un ensemble de systèmes, elle est une démarche, et une démarche n'a de sens que parce qu'une personne effectue cette démarche. Ce qui ne signifie pas que cette démarche soit une démarche individuelle, qu'elle n'ait de sens et de valeur que pour un individu situé dans l'espace et dans le temps. La démarche philosophique n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par des raisons psychologiques, ce n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par l'histoire, ou à partir d'un certain état social. La démarche philosophique, c'est celle de l'esprit lui-même, et c'est pourquoi elle est toujours à refaire : car l'esprit a toujours à se sauver. Il n'y a pas, en philosophie, de véritable progrès historique, de marche en avant, comme il y en a dans les sciences. On ne peut pas dire qu'il y ait en philosophie des vérités nouvelles qu'il faudrait atteindre. Mais si nous voulons être philosophe, chacun de nous doit, par une démarche analogue à celle qui a été faite par les philosophes, se rendre semblable aux philosophes. On ne peut comprendre un philosophe sans devenir soi-même un philosophe, sans se faire, à travers l'histoire et malgré l'histoire, le semblable des philosophes, sans retrouver cette éternité qui est celle de la Philosophie.

Liens utiles