Fielding, Tom Jones (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Fielding, Tom Jones (extrait). Tom Jones, héros paré de toutes les qualités -- intelligence, beauté et bon naturel -- dîne avec Mme Waters après avoir jeûné durant vingt-quatre heures. Tandis qu'il dévore son repas, elle essaye sur lui tous les artifices de la séduction. Satire pleine de verve et d'humour du roman sentimental, cette scène pousse à l'extrême l'expression guerrière propre à la littérature amoureuse : elle la fait basculer dans le réalisme tactique et, la confrontant au vocabulaire peu poétique de la goinfrerie, fait naître le rire. La belle, grâce à des artifices que l'auteur réprouve manifestement, séduit au bout du compte l'innocent Tom Jones. Tom Jones, histoire d'un enfant trouvé de Henry Fielding (livre IX, chapitre 5) [...] Mme Waters avait non seulement une bonne opinion de notre héros, mais aussi une affection très vive pour lui. Bref, elle aimait dans l'acception universellement reçue de nos jours de ce mot, que l'on applique indifféremment à tous les objets de nos passions, de nos appétits, des désirs de nos sens, et par lequel on entend aussi la préférence que nous accordons à une sorte de nourriture sur une autre. Mais, si l'amour à l'égard de ces divers objets peut être le même dans tous les cas, il faut bien admettre que les opérations en sont différentes ; car, quelque épris que nous soyons d'un excellent aloyau ou d'une bouteille de bourgogne, d'une rose de Damas ou d'un violon de Crémone, nous n'avons pas recours aux sourires, aux oeillades, à la toilette, aux flatteries ou à tout autre tour ou artifice pour gagner l'affection dudit aloyau, etc. Il peut nous arriver de soupirer ; mais c'est généralement en l'absence, non en la présence de l'objet aimé. Car autrement, nous pourrions nous plaindre de son ingratitude et de sa surdité, avec autant de raison que Pasiphaé de celles de son taureau, qu'elle s'efforçait d'attirer par toutes les coquetteries déployées avec succès dans un salon contre les coeurs beaucoup plus sensibles et beaucoup plus tendres des beaux messieurs qui s'y trouvent. Le contraire a lieu dans l'amour qui opère entre deux personnes de même espèce, mais de sexe opposé. Là, à peine sommes-nous amoureux, que notre souci principal est de conquérir l'affection de l'objet aimé. Dans quel autre but, en effet, enseigne-t-on aux jeunes gens toutes les façons de se rendre agréables ? N'était l'idée de cet amour, je doute si aucun de ces métiers qui ont pour objet de parer la personne humaine permettrait de gagner sa vie. Oui, ces grands polisseurs de manières que d'aucuns estiment enseigner tout ce qui nous distingue principalement de la brute, les maîtres de danse eux-mêmes pourraient bien ne pas trouver place dans la société. Bref, toutes les grâces que les demoiselles et les jeunes gens aussi apprennent d'autrui, et les nombreux agréments qu'à l'aide du miroir ils ajoutent aux leurs propres sont en réalité ces spicula et faces amoris mêmes dont parle si souvent Ovide, ou, comme on les appelle parfois dans notre langue, toute l'artillerie de l'amour. Or, aussitôt que Mme Waters et notre héros furent assis ensemble, la première commença à faire donner cette artillerie contre le second. Mais ici, sur le point de nous lancer dans une description qui n'a encore jamais été tentée ni en prose ni en vers, nous croyons devoir invoquer l'assistance de certains êtres aériens, qui, nous n'en doutons pas, voudront bien nous prêter leur aide en la circonstance. « Dites-nous donc, ô Grâces ! vous qui résidez dans la céleste demeure qu'est le visage de Séraphine ; car vous êtes vraiment divines, vous êtes sans cesse en sa présence et vous connaissez bien tous les artifices du charme ; dites-nous quels furent les armes qui servirent alors à captiver le coeur de M. Jones. « D'abord, de deux beaux yeux bleus, dont les orbes brillants lancèrent un éclair à leur décharge, partirent deux oeillades pointées ; mais, heureusement pour notre héros, elles n'atteignirent qu'une énorme tranche de boeuf qu'il transférait à son assiette et où vint se perdre inoffensivement leur force. La belle guerrière, voyant son erreur de tir, fit sortir de son beau sein un soupir meurtrier : un soupir que nul n'eût pu entendre sans émoi et qui eût suffi à emporter d'un coup une douzaine de galants, un soupir si doux, si caressant, si tendre, que son souffle câlin n'eût pas manqué de se frayer un passage subtil jusqu'au coeur de notre héros, s'il n'avait été heureusement détourné des oreilles de celui-ci par le grossier glouglou de l'ale que son objet se versait à ce moment. Elle essaya de bien d'autres armes ; mais le dieu de la table (s'il en est un, ce que je n'affirmerais pas avec trop d'assurance) protégea son dévot ; ou peut-être n'est-ce point un dignus vindice nodus et l'immunité de Jones trouve-t-elle son explication dans des moyens naturels, car, de même que l'amour nous préserve souvent des attaques de la faim, il est possible que la faim, dans certains cas, nous défende contre l'amour. « La belle, exaspérée de ces mécomptes répétés, se décida à une courte suspension d'armes ; et cet intervalle, elle l'employa à disposer tous les engins de la guerre amoureuse en vue de la reprise de l'attaque quand le dîner serait fini. « Aussitôt la nappe enlevée, elle rouvrit les opérations. D'abord, ayant installé son oeil droit de façon à prendre M. Jones de flanc, elle décocha de coin un regard des plus pénétrants, qui, encore qu'il eût perdu une bonne part de sa force avant d'atteindre notre héros, ne fut pas entièrement dépourvu d'effet. Ce que percevant, la belle détourna vivement les yeux, pour les baisser à terre, comme inquiète de ce qu'elle avait fait ; quoiqu'elle n'eût d'autre dessein par là que d'endormir sa vigilance et, en fait, d'ouvrir ces yeux par lesquels elle se proposait de surprendre son coeur. Puis, levant doucement les deux orbes brillants qui avaient déjà commencé de faire impression sur le pauvre Jones, elle déchargea d'un seul coup une volée de tous les petits charmes de son visage rassemblés dans un seul sourire : non pas un sourire de gaieté ou de joie ; mais ce sourire de tendresse que la plupart des dames ont toujours à leur disposition et qui sert à montrer tout en même temps leur bonne humeur, leurs charmantes fossettes et leurs blanches dents. « Ce sourire, notre héros le reçut en plein dans les yeux et la force l'en fit chanceler tout de go. Il commença alors à voir les desseins de l'ennemi, et, en fait, à en ressentir le succès. Il s'établit alors des pourparlers entre les deux camps, durant lesquels l'artificieuse belle poursuivit son attaque de façon si sournoise et imperceptible, qu'elle avait presque réduit le coeur de notre héros avant même d'avoir repris les hostilités. À vrai dire je crains que M. Jones n'ait opposé qu'une sorte de défense à la hollandaise et qu'il n'ait traîtreusement rendu la place sans tenir un juste compte de son serment d'allégeance à la belle Sophie. Bref, à peine, les pourparlers plus amoureux terminés, la dame eut-elle démasqué la batterie royale en laissant négligemment tomber son fichu de son cou, que le coeur de M. Jones fut entièrement pris et que la belle victorieuse recueillit les fruits habituels de sa conquête. « Ici, les Grâces jugent bon de clore leur description, et nous de mettre fin à notre chapitre. Source : Fielding (Henry), Histoire de Tom Jones, trad. par Francis Ledoux, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1990. 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