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García Márquez, Cent Ans de solitude (extrait).

Publié le 07/05/2013

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García Márquez, Cent Ans de solitude (extrait). À travers cette chronique qui emprunte à la tradition du conte ses élans épiques et ses personnages fabuleux, et aux récits de fondation les événements mythiques vécus par la famille Buendia, Gabriel García Márquez réinvente un monde où le temps de la fable et celui du récit se confondent en une seule voix prophétique. Cent Ans de solitude est, en effet, un roman-genèse qu'il faut lire comme la parabole de la condition humaine aux prises avec le destin et la faute originelle. Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez À aucun moment de sa vie Aureliano n'avait été aussi lucide qu'en cet instant où il oublia ses morts et la douleur de ses morts, et se remit à clouer portes et fenêtres avec les croisillons de Fernanda, afin de ne se laisser déranger par aucune tentation du monde extérieur, car il savait à présent que dans les parchemins de Melquiades était écrit son destin. Il les retrouva intacts parmi les plantes préhistoriques et les mares fumantes et les insectes lumineux qui avaient fait disparaître de la chambre toute trace du passage des hommes sur cette terre, et il n'eut pas la sérénité de sortir les lire à la lumière, mais sur place, debout, sans la moindre difficulté, comme s'il les eût trouvés écrits en espagnol sous les rayons éblouissants de midi, il se mit à les déchiffrer à haute voix. C'était l'histoire de la famille, rédigée par Melquiades jusque dans ses détails les plus quotidiens, avec cent ans d'anticipation. Il l'avait écrite en sanscrit, qui était sa langue maternelle, et avait chiffré les vers pairs à l'aide du code personnel de l'empereur Auguste et les impairs avec les codes militaires lacédémoniens. La dernière défense, qu'Aureliano commençait à percer à jour quand il se laissa terrasser par l'amour d'Amaranta Ursula, avait consisté pour Melquiades à ne pas échelonner les faits dans le temps conventionnel des hommes, mais à concentrer tout un siècle d'épisodes quotidiens de manière à les faire tous coexister dans le même instant. Fasciné par cette trouvaille, Aureliano lut à voix haute, sans sauter une ligne, les encycliques chantées que Melquiades lui-même avait fait écouter à Arcadio, et qui étaient en fait la prophétie de son exécution, et il trouva annoncée la naissance de la femme la plus belle du monde, qui était en train de monter au ciel corps et âme, et il apprit la venue au monde de deux défunts jumeaux qui avaient renoncé à déchiffrer les parchemins, non seulement par incapacité et inconstance, mais parce que leurs tentatives étaient prématurées. À ce point, impatient d'apprendre sa propre naissance, Aureliano sauta tout un passage. Alors commença à se lever le vent, tiède et tout jeunet, plein de voix du passé, des murmures des géraniums anciens, de soupirs de désillusions encore antérieures aux plus tenaces nostalgies. Il n'y fit pas attention car il était à cet instant en train de découvrir les premiers indices de son être, dans la personne d'un grand-père concupiscent qui se laissait entraîner par la frivolité à travers un désert halluciné, en quête d'une très belle femme qu'il ne devait pas rendre heureuse. Aureliano le reconnut, continua de suivre les chemins occultes de sa descendance et découvrit l'instant de sa propre conception, entre les scorpions et les papillons jaunes d'un bain crépusculaire où un simple ouvrier assouvissait son goût de luxure avec une femme qui se donnait par rébellion. Il était si absorbé qu'il ne perçut pas davantage la seconde et impétueuse attaque du vent dont la puissance cyclonale arracha portes et fenêtres de leurs gonds, souffla le toit de la galerie est et déracina les fondations. C'est alors qu'il découvrit qu'Amaranta Ursula n'était pas sa soeur, mais sa tante, et que Francis Drake n'avait pris d'assaut Riohacha que pour leur permettre de se chercher dans les labyrinthes du sang les plus embrouillés, jusqu'à engendrer l'animal mythologique qui devait mettre un point final à la lignée. Macondo était déjà un effrayant tourbillon de poussière et de décombres centrifugé par la colère de cet ouragan biblique, lorsque Aureliano sauta onze pages pour ne pas perdre de temps avec des faits trop bien connus, et se mit à déchiffrer l'instant qu'il était en train de vivre, le déchiffrant au fur et à mesure qu'il le vivait, se prophétisant lui-même en train de déchiffrer la dernière page des manuscrits, comme s'il se fût regardé dans un miroir de paroles. Alors il sauta encore des lignes pour devancer les prophéties et chercher à connaître la date et les circonstances de sa mort. Mais avant d'arriver au vers final, il avait déjà compris qu'il ne sortirait jamais de cette chambre, car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes à l'instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n'était pas donné sur terre de seconde chance. Source : García Márquez (Gabriel), Cent Ans de solitude, trad. par Claude et Carmen Durand, Paris, Seuil, coll. « Points Romans «, 1995. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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