Devoir de Philosophie

Genet, les Paravents (extrait).

Publié le 07/05/2013

Extrait du document

genet
Genet, les Paravents (extrait). Dans les Paravents, la plus provocatrice et la plus démesurée de ses oeuvres (5 heures, 25 tableaux, plus de 100 personnages), Genet fait éclater les limites de son esthétique théâtrale, comme les morts déchirent les paravents du décor pour venir assister au spectacle des vivants qui se débattent avec eux-mêmes et leurs réalités fonctionnelles, voire abjectes. Le sujet encore brûlant de la guerre d'Algérie sert de cadre à cet « hymne aux beaux disparus «, plaçant chacun des personnages sur le fil de sa vie, à la frontière des apparences. Les Paravents de Jean Genet (extrait) Seuls éclairés, Madani et la Mère, face à face, se toisent. LA MÈRE, avec doute : Tu es bien la Bouche de Si Slimane ? LA BOUCHE, avec force : Oui. LA MÈRE : Alors où es-tu né ? LA BOUCHE : Né à Bou Taniz. Mort à Aïn Amar. LA MÈRE, un instant interloquée : Bien. Et... ta blessure, où tu l'as reçue ? LA BOUCHE : Deux balles dans la poitrine. Une est restée. LA MÈRE : Bien... Et... à quelle heure, au juste, tu es mort ? LA BOUCHE, avec autorité et impatience : Assez. Je t'en ai dit assez. Tu veux savoir quoi ? LA MÈRE, même ton : Comme tu voudras. Je sais que tu n'es pas commode, mais moi non plus. Il paraît que tu as ordonné aux femmes du village de m'empêcher de pleurer. C'est vrai ? LA BOUCHE : C'est vrai. LA MÈRE, avec colère : Tu savais pourtant que je suis pleureuse. Que je suis une des meilleures pleureuses ? LA BOUCHE : Je ne voulais pas de toi à mon enterrement. LA MÈRE, avec colère : D'où il est, Saïd, sorti, de mon ventre ou du tien ? Et le mien n'est pas le ventre d'une femme comme les autres ? Une mère comme les autres ? LA BOUCHE : J'étais mort et pas encore enterré. J'appartenais toujours au village. Dans les cheveux, dans la plante des pieds, sur les reins, j'avais encore les mêmes démangeaisons que les hommes et les femmes du village. LA MÈRE, anxieuse : Et maintenant... maintenant que tu ne peux plus te gratter ? LA BOUCHE : Bien moins. Malgré tout le poids de la terre, je me sens beaucoup plus léger. Je suis sur le point de m'évaporer -- tu as bien fait de ne pas attendre et de venir cette nuit -- tout mon jus est en train de passer dans les veines des salades et des chênes-lièges. Je m'égare à travers mon pays, et toi, je te confonds avec tout le monde... LA MÈRE, un cri immense, un moment immobile : Ah ! Ah ! Ah ! LA BOUCHE : ... et la crasse que tu gardes entre les doigts de pieds vient un peu de ma pourriture... LA MÈRE, victorieuse et tournée vers la coulisse : Garces, bande de garces, vous l'entendez, le mort, comme il me parle ? (À la Bouche :) Au nord, au levant, au sud, vers Aïn-Zefra, vers la Chine et vers la mer, partout, tout autour de nous, la nuit se soulève, Slimane, se boursoufle de collines, et sur le versant des collines qui nous regardent, mille et cent mille femelles qui s'attendent à te voir te tirer de terre, à t'arracher de terre comme une betterave pour m'insulter. Mais toi... tu acceptes... tu acceptes que je pleure... Tu acceptes... Tu le reconnais que je suis une femme comme les autres ?... LA BOUCHE, nette : Oui et non. La mère : C'est clair, mais je n'ai pas voulu dire que j'étais une femme comme elles... (Elle indique les coulisses.) comme celles-là. Je disais que moi aussi je me nourris de ce qui pourrit sous la terre... La bouche : Tu pourris au-dessus... à ce qu'on raconte... LA MÈRE, riant : C'est dire que toi et moi on fermente dans le même jus ? C'est ça ? LA BOUCHE : De toute façon, je me demande pourquoi tu tiens tant à pleurer sur moi ? LA MÈRE : Oh ! rassure-toi ! Ce n'est pas le chagrin que me cause ta mort qui me fait chanter-pleurer. Ces dames m'ont chassée d'une cérémonie : je me fous de ces dames et de la cérémonie, mais je me suis juré d'être la plus forte. Les femmes me guettent. Elles attendent -- les salopes ! -- ma honte. Elles se disent : à la porte des vivants, elle va encore se faire foutre à la porte des morts. LA BOUCHE : Et ça te ferait quoi, d'être à la porte des morts ? LA MÈRE, un moment interdite : Ah, parce que vous vous tenez, si je comprends bien ?... Tu n'oublies pas, sous ton gravier, que tu étais vivant et que tu as eu des liens avec telle ou telle... LA BOUCHE, butée : Et ça te ferait quoi, d'être à la porte des morts ? LA MÈRE : Et que tes funérailles font encore partie de ta vie de vivant, comme tes belotes avant d'être tué ! Et que tu veux quelqu'un de digne pour être le quatrième à ta belote ! LA BOUCHE : Et ça te ferait quoi, d'être à la porte des morts ? LA MÈRE : Si tu n'as rien d'autre à me dire, bonne nuit... LA BOUCHE, furieuse : C'est toi qui as eu l'impolitesse de venir me réveiller, me déterrer en pleine nuit. Et je t'écoute et je te laisse dire... LA MÈRE : J'étais venue en amie. LA BOUCHE, sévère : En orgueilleuse. Mère d'un voleur, et celle d'une bru laide et bête et voleuse. Leur misérable misère te colle à la peau. Non : elle est ta peau, tendue sur tes pauvres os. Ce qui se balade par les rues du village c'est un manteau de misère tendu sur des os solides, mais... (Il ricane.) pas si solides. Le village ne veut plus de toi, mais les morts ? Ah les morts ! dis-tu, t'approuvent et condamnent ces dames ? LA MÈRE, sèche : Je l'espérais. LA BOUCHE, ricanant : Les morts, bien sûr, sont le dernier recours. Les vivants vous crachent sur la gueule, mais les morts vous enveloppent dans leurs grandes ailes noires, ou blanches. Et protégée par elles, les ailes, tu pourrais narguer ceux qui vont à pied ? Mais ceux qui vont sur la terre, d'ici peu seront dedans. C'est les mêmes... Source : Genet (Jean), les Paravents, in OEuvres complètes, volume 5, tableau 7, Paris, Gallimard, 1981. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
genet

« Source : Genet (Jean), les Paravents, in Œuvres complètes, volume 5, tableau 7, Paris, Gallimard, 1981. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation.

Tous droits réservés.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles