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Guy de Maupassant (1850-1893), Le Horla, 1887, « La nuit », commentaire

Publié le 20/09/2010

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maupassant

 

Introduction : Disciple de Flaubert, Guy de Maupassant (1850-1893) a côtoyé les écrivains réalistes et les naturalistes du groupe de Médan. Il est l'auteur de plusieurs romans, Boule de Suif (1880), Bel ami (1885), Une Vie (1883), de contes et de nouvelles. Son plus célèbre recueil de nouvelles, intitulé Le Horla, fut publié en 1887.

   Dans ces nouvelles qui nous peignent une conscience maladive, angoissée, la nuit semble être un des moments propices à cette dérive de l'être. Cet extrait central de la nouvelle « La nuit « nous fait découvrir un narrateur qui, bien qu'il semble apprécier ces moments nocturnes, éprouve soudain une sensation étrange en parcourant Paris.

     Nous pourrons essayer de comprendre pourquoi ce récit glisse peu à peu vers une imagination fantastique.

    Le passage décrit ainsi un tableau poétique de la ville, mais aussi contrasté. Cette contradiction semble s'expliquer par le changement d'état d'esprit du narrateur.

 

I – Une description poétique mais pleine de contrastes :

a) un récit autobiographique et réaliste : le texte est écrit au passé et alterne description, comme dans le premier paragraphe avec l'emploi de l'imparfait et de la troisième personne, et narration avec l'utilisation du passé simple pour pouvoir suivre le cheminement du narrateur et la première personne qui nous permet de connaître ses sentiments et ses réactions. Comme dans tout texte autobiographique, l'auteur utilise parfois du présent d'énonciation, « je ne sais plus «, mais très parcimonieusement (deux fois seulement). Il emploie également à deux reprises du présent de vérité générale, dans la dernière phrase du premier paragraphe ainsi que dans la seconde phrase du troisième, à chaque fois pour traduire une sorte d'impression contemplative, qu'il semble vouloir faire partager au lecteur. D'autre part, il lui permet aussi de suivre assez précisément son itinéraire, en s'appuyant sur des éléments réalistes, des noms propres, un lexique important de la ville, « café «, « théâtre «, « boulevard «, « quartier «, « station «, « avenue «, « becs de gaz «, etc., qui donne un caractère authentique à son récit. Mais c'est sans doute pour faire mieux ressortir le caractère poétique de la ville nocturne.

b) une peinture lumineuse et métaphorique : En effet, la perception et la contemplation de cette cité inondée de lumières, suggérée par l'expression « Je m'arrêtai... pour regarder... «, suscitent aussitôt une imagination éblouissante de beauté. Les champs lexicaux de la lumière et du feu viennent alimenter les nombreuses métaphores et les comparaisons : ainsi des « cafés flamboy[ants] «, de la « barrière du feu de la rampe «, « des arbres phosphorescents «, ou encore des « foyers d'incendie dans les feuillages «. Cette peinture impressionniste, l'auteur emploie l'attribut « peints « dans la fin du second paragraphe,  est renforcée par de nombreux adverbes d'intensité, « tant «, répété trois fois ou « si «, qui donnent un caractère hyperbolique à cette description. On découvre alors une ville mythique, miroir du monde et du cosmos, d'où l'évocation des « planètes «, de la « lune «, des astres « ou encore du « ciel «. qu'accompagne un lexique très riche de la hauteur, « là-haut «, « lustres «, « arbres «, « balcons «, « globes «, « becs de gaz «. C'est par ces « correspondances « chères à Baudelaire que Paris devient une myriade de constellations, par l'emploi d'opposition, « depuis les planètes jusqu'aux becs de gaz «, de coordinations, « la haut et dans la ville «, « la longue avenue... , et les astres «, de comparaison, « les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes «, de métaphore, « avenue étoilée «. La clarté et les couleurs chaudes sont mises en valeur, notamment le « jaune «, avec les « œufs «, la « lune «, les « ors « et bien entendu les « feux «. Enfin les oxymores « nuits luisantes « et « ténèbres...  lumineuses « font de ce cadre un univers fabuleux.

c) une vision qui s'étiole au fil du récit : Cependant cette vision grandiose ne dure pas, comme si elle avait du mal à s'installer, soulignant l'instabilité du monde. Déjà dans la première partie du texte, des oppositions annoncent de manière fugitive une sorte d'impression factice : contrastes entre la terre et le ciel, le jour et la nuit, l'intérieur que représente le théâtre et l'extérieur, enfin entre la beauté et la saleté. On constate aussi que la lumière de l'intérieur lui paraît « fausse et crue « et qu'il préfère la clarté plus nuancée de l'extérieur. Cette perception se fait plus précise et s'accentue au fil du texte. La seconde partie, à partir de la ligne 26, apparaît même comme le pendant contradictoire de la première. La lumière disparaît peu à peu : « chaussée à peine éclairée... «, « becs de gaz... mourants « ; le vacarme fait place au silence comme le souligne la métonymie « la ville s'endormait «. De même, le froid succède à la chaleur, la lourdeur à la légèreté, le « noir « à la « couleur «. Il y a donc un renversement de situation, pourtant ce sont les mêmes lieux que le narrateur parcourt en rebroussant chemin, mais ceux-ci ont perdu leur charme, leur magie.

 

II – Le changement d'état d'esprit du narrateur :

a) de l'exaltation à la rêverie  : On constate que le même changement touche la conscience du narrateur. Les trois premiers paragraphes montrent son exaltation, ce que confirme la personnification « ma nuit bien aimée « de la ligne 36. Il ressent une sensation de bien-être au sein de ce cadre lumineux,, vivant et chaleureux. L'adjectif « clair « est répété et il évoque la légèreté qui est aussi celle de sa conscience. Il éprouve aussi une certaine ivresse face à cette immensité. Tout autour de lui semble joyeux, comme le montrent les anaphores et les parallélismes : « on riait, on passait, on buvait «. L'emploi de nombreux verbes de mouvement montre que sa flânerie le grise, qu'il est tout à la contemplation et à l'émotion, ce que confirme l'exclamation du troisième paragraphe. La dernière phrase de ce même paragraphe utilise aussi des parallélismes pour indiquer que cette contemplation l'incite à la rêverie.

b) une évolution du cadre : C'est à partir du moment où il quitte ce monde civilisé, bruyant et mouvant, lorsqu'il « entr[e] dans le Bois de Boulogne «, que s'opère un changement. Le silence, la solitude, le temps qui passe,  provoquent aussitôt chez le narrateur un malaise : « Un frisson m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie. « La gradation « frisson «, « émotion «, « exaltation «, « folie « montre avec quelle rapidité l'état d'esprit de l'auteur a changé. Il prend conscience de la durée, mais perd la notion du temps. Ainsi l'adverbe « longtemps « est répété quatre fois, mais il ajoute  : « Quelle heure était-il? «. Cela signifie qu'il subit ce temps, et qu'il souffre. L'angoisse qui s'empare de lui, et que l'on observe dans toute la fin de cet extrait, altère sa conscience et sa sérénité. Ce trouble pourrait s'expliquer par la fatigue ou la lassitude, au regard de la distance parcourue et de la durée, mais à aucun moment le récit ne mentionne celles-ci. Il apparaît aussi logique que la nuit avancée modifie l'atmosphère de la ville. Le froid, le vide et le silence ont transformé le cadre cher à l'auteur. La ville est « coupée « du ciel par des « nuages noirs « et inquiétants, et il ne reste plus que deux sergents qui ne suffisent pas pour le rassurer. L'espace aussi s'est réduit. L'oppression se traduit aussi par la disparition de l'élévation dans le dernier paragraphe. Le lexique prend alors une valeur dépréciative : la lourdeur avec « lourde « et « s'épaississait «, la vacuité notée par une hyperbole, « l'avenue était déserte «, le sommeil qui fait place aux rires, la mort de la lumière avec la personnification des becs de gaz dans la dernière phrase.

c) une conscience soucieuse et une vision qui glisse vers le fantastique : Ce tourment intérieur, cette angoisse et cette conscience maladive entraînent, comme souvent dans les œuvres de Maupassant, un glissement vers le fantastique. On peut bien entendu considérer que c'est cette inconstance qui est liée au temps qui passe, et sur lequel le récit insiste dans la seconde partie, et qui provoque cette dérive vers l'irrationnel. Mais un important champ lexical du mystère se dissémine dans le passage : « phosphorescents «, « mystérieuse «, « inconnus «, « bizarres «, « étrange « ou encore « nouveau «. Le début de la première phrase du dernier paragraphe, « Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose d'étrange... « implique la proximité d'une sorte de menace, ce que renforce l'adverbe « maintenant «. Mais elle signifie aussi que ce changement va être durable, et qu'il peut y avoir d'autres « fois «.

 

Conclusion :

   Ce passage nous transporte donc d'un lieu harmonieux et grandiose à un monde inquiétant, morne, fantastique. Cette métamorphose vient de la réalité elle-même, et semble inhérente à l'être, à sa conscience aussi instable que le temps. Cette inconstance maladive, viscérale, caractérise l'écriture de Maupassant à cette époque ; c'est celle d'un écrivain soucieux, malade et angoissé qui décrit son état avec cependant beaucoup de lucidité.

   A travers cet extrait qui constitue le nœud de la nouvelle, l'auteur nous livre son tourment intérieur, mais aussi comment une sensibilité exacerbée peut amener à une vision fantastique. Il nous donne ainsi sa propre conception du fantastique.

    Dans « Le Horla «, il démontrera que cette angoisse que l'on ressent face à l'irrationnel peut amener l'être à des situations dramatiques et tragiques, ainsi dans cette nouvelle le narrateur finit par mettre le feu à sa maison.

 

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