Devoir de Philosophie

J.-J. ROUSSEAU, Préface de Narcisse

Publié le 07/11/2010

Extrait du document

rousseau

Après le premier Discours, on accusa Rousseau de vouloir détruire toute culture pour ramener l'humanité à l'ignorance et à la barbarie. L'auteur leur répondit dans la préface de la comédie Narcisse, jouée sans succès en 1752 :

Tout peuple qui a des moeurs et qui, par conséquent, respecte ses lois, et ne veut point raffiner sur ses anciens usages, doit se garantir avec soin des sciences, et surtout des savants, dont les maximes sentencieuses et dogmatiques lui apprendraient bientôt à mépriser ses usages et ses lois, ce qu'une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des moeurs; car les coutumes sont la morale du peuple; et dès qu'il cesse de les respecter, il n'a plus de règle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D'ailleurs, quand la philosophie a une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d'éluder ses lois. Je dis donc qu'il en est des moeurs d'un peuple comme de l'honneur d'un homme : c'est un trésor qu'il faut conserver, mais qu'on ne recouvre plus quand on l'a perdu.

Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient contribué ou non, faut-il les bannir ou l'en préserver pour le rendre meilleur, ou pour l'empêcher de devenir pire? C'est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclaré pour la négative. Car, premièrement, puisqu'un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s'agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l'être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption : c'est ainsi que celui qui s'est gâté le tempérament par un usage indiscret de la médecine est forcé de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie. Et c'est ainsi que les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes; elles les couvrent au moins d'un vernis qui ne permet pas au poison de s'exhaler aussi librement : elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public, qui est toujours une belle chose : elles introduisent à sa place la politesse et les bienséances; et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule. Mon avis est donc, et je l'ai déjà dit plus d'une fois, de laisser subsister et même d'entretenir avec soin les académies, les collèges, les universités, les bibliothèques, les spectacles et tous les autres amusements qui peuvent faire quelque diversion à la méchanceté des hommes, et les empêcher d'occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses, car dans une contrée où il ne serait plus question d'honnêtes gens ni de bonnes moeurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu'avec des brigands.

Liens utiles