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Jacques Blamont (1926-) Une politique scientifique

Publié le 19/10/2016

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Jacques Blamont (1926-)

Une politique scientifique

Pour engendrer [une] aventure économique de neuf cents ans, il avait fallu les investissements de Sôter et de son fils Philadelphe dans la recherche scientifique. Peut-être parce que ce général grec, compagnon d'enfance d'Alexandre et, lui aussi, fils spirituel d'Aristote, avait pu, en conquérant le monde avec son maître, le contempler d'une immense hauteur, l'idée germa en lui que son pouvoir serait renforcé par l'organisation à Cosmopolis d'une ardente vie de l'esprit. Avant son règne, les princes avaient été nombreux à chercher la glorification de leur personne chez les artistes, les aèdes, les penseurs, parfois même les premiers savants. Leurs œuvres étaient comme l'ornement de la grandeur. Ainsi les prêtres, les scribes, les poètes furent-ils souvent les chantres et les instruments de la domination politique qu'ils justifiaient et célébraient. Mais avec Ptolémée Sôter, un pas a été franchi vers ce que nous connaissons si bien aujourd'hui : la connaissance mise au service de l'action par le biais d'institutions, la quête scientifique devenue enjeu politique, la spéculation intellectuelle considérée comme un des instruments de la puissance. Toutes les branches du savoir bénéficièrent de l'appui constant du souverain, des mathématiques à la médecine, mais au-dessus des autres, n'est-ce pas normal de la part du « capitaine de vaisseau » ?, celles qui touchaient à la navigation (astronomie, géographie, calendrier), et au génie maritime (mécanique et physique). Voilà qui est nouveau, très nouveau vraiment ! L'homme a trouvé l'arme adaptée à sa condition.

L'inépuisable richesse du Lagide lui permit d'attirer vers Alexandrie tout ce que la Grèce comptait de beaux esprits. S'il y parvint, c'est que les écoles grecques avaient consacré le principal de leur effort à essayer de comprendre le monde par la raison. Leur réflexion les avait écartées des pratiques et des dogmes religieux, et elles s'étaient ainsi rendues indépendantes, aussi bien du culte des dieux selon sa forme traditionnelle que de l'enseignement organisé par la cité pour former ses citoyens. Les philosophes aspirés vers Alexandrie étaient des hommes libres, des errants, des laïcs. Mais, parmi eux, les seuls qui réussirent furent les péripatéticiens : comme leur intérêt se portait vers les sciences naturelles, pour lesquelles Socrate et beaucoup d'autres philosophes avaient affiché tant de mépris, ils s'accordaient avec les vues intéressées du souverain et supportaient avec aisance la pression qu'il exerçait sur eux. Dès le début, une doctrine très spécifiquement alexandrine, différente de celle qui régnait en Grèce à l'époque classique, anima l'École. Le fait que le prince lui-même orientait les recherches intellectuelles avec l'idée qu'elles devaient servir son impérialisme, c'est-à-dire aboutir à des résultats concrets, directement utilisables, éloigna ses pensionnaires des raisonnements abstraits et des sophismes qu'il exécrait. Ce qui distingue les maîtres alexandrins de leurs prédécesseurs, c'est le souci de remplacer les intuitions, le sentiment, le songe, par des théories reposant sur des mesures. À côté des rêveries philosophiques, les Grecs avaient, dans un progrès continu du VIe au IVe siècle av. J.-C., développé une culture technique. Leurs ingénieurs avaient lancé des trières, pris des villes à l'aide de machines, construit des ports, des canaux et des aqueducs, érigé des temples. Un Archytas de Tarente, qui aurait imaginé la vis, la poulie, le cerf-volant, un Polyeidos qui, ingénieur de Philippe de Macédoine, construisit des tours mobiles, un Diadès qui, après avoir servi Alexandrie, écrivit un Traité de poliorcétique où il se donnait pour l'inventeur du bélier sur roues, du trépan, du corbeau, un Philon d'Athènes constructeur du Pirée avaient établi une tradition qui, grâce à leurs traités, transmettait leur pensée technique d'ingénieur à ingénieur. Bien que la disparition de leurs livres nous empêche d'apprécier leur science, il ne semble pas qu'elle ait dépassé le niveau de la collection de règles empiriques. [...] « Les Sciences n'éprouvent jamais de révolution plus générale et plus prompte que quand un Monarque puissant les aime et les protège », écrit Lalande dans son Astronomie. Sôter ne se contenta pas d'aimer et de protéger la philosophie ; il entendait utiliser la pensée pour définir sa stratégie et atteindre ses objectifs. La connaissance devint ce qui permet d'agir ; la vérité déjà n'était plus ce qu'elle avait été. Désormais, on ne devait la rechercher ni dans la beauté d'une construction a priori, ni dans la pureté du raisonnement, ni dans l'expérience sensorielle, mais dans le succès, critère certes contingent, mais irréfutable. Plus d'absolu. La suite de l'Histoire ne sera que la redécouverte à chaque époque de ce que Sôter a conçu, jusqu'à ce que notre siècle banalise cette vision du plus riche des princes antiques. Ce qui fait l'originalité de la nouvelle doctrine, fille dévoyée de l'empirisme d'Aristote, n'est pas la volonté de vérité, que les religions expriment avec tant de force, mais le besoin impérieux d'un accord avec le monde, c'est-à-dire d'un système de connaissance cohérent. Si on ne se satisfait pas de la cohérence, on peut chercher une vérité transcendante, mais le scientifique ne se pose pas ce problème et le laisse au métaphysicien. Obtenir la cohérence exige une attitude critique, un débat, la primauté accordée à la vérification. Alexandrie reconnaît que l'objectivité ne peut être fondée que sur l'organisation institutionnelle du débat critique. Poussant jusqu'au bout l'idée socratique que tout peut être soumis à la discussion argumentée, elle met en place des règles institutionnelles qui rendent possible l'objectivation des phénomènes. Nous appelons cette démarche la création d'une communauté scientifique.

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