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Kundera, l'Insoutenable Légèreté de l'être (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Kundera, l'Insoutenable Légèreté de l'être (extrait). Hymne à la vie légère, dégagée du poids des conséquences et considérée comme le jeu d'un juste équilibre de forces issues des orientations hasardeuses qu'elle prend, telle est l'Insoutenable Légèreté de l'être, dont les personnages de Tomas et de sa maîtresse Sabina sont les représentants. Kundera a, en effet, des aspirations métaphysiques quand il envisage de décrire les êtres dans les contradictions qui fondent les étapes de leur existence. L'incertitude constitue l'essence même de leur vie, soumise aux lois de la conformité et de l'autorité. L'Insoutenable Légèreté de l'être de Milan Kundera (chapitre 15) Ce bizarre enchantement mélancolique dura jusqu'au dimanche soir. Le lundi tout changea. Tereza fit irruption dans sa pensée : il sentait ce qu'elle avait éprouvé en lui écrivant la lettre d'adieu ; il sentait comme ses mains tremblaient ; il la voyait, traînant d'une main la lourde valise, la laisse de Karénine dans l'autre ; il l'imaginait tournant la clé dans la serrure de l'appartement pragois et il sentait dans son propre coeur la désolation de l'esseulement qui lui avait soufflé au visage quand elle avait ouvert la porte. Pendant ces deux belles journées de mélancolie, sa compassion (cette malédiction de la télépathie sentimentale) se reposait. La compassion dormait comme le mineur dort le dimanche après une semaine de dur labeur afin de pouvoir retourner travailler au fond le lundi. Tomas examinait un malade et c'était Tereza qu'il voyait à sa place. Il se rappelait à l'ordre : N'y pense pas ! N'y pense pas ! Il se dit : Je suis malade de compassion et c'est pour ça que c'est une bonne chose qu'elle soit partie et que je ne la revoie jamais. Ce n'est pas d'elle qu'il faut que je me libère, mais de ma compassion, de cette maladie que je ne connaissais pas autrefois et dont elle m'a inoculé le bacille ! Le samedi et le dimanche il avait senti la douce légèreté de l'être venir à lui du fond de l'avenir. Le lundi, il se sentit accablé d'une pesanteur comme il n'en avait encore jamais connu. Toutes les tonnes de fer des chars russes n'étaient rien auprès de ce poids. Il n'est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre douleur n'est pas aussi lourde que la douleur coressentie avec un autre, pour un autre, à la place d'un autre, multipliée par l'imagination, prolongée dans des centaines d'échos. Il se morigénait, s'intimait l'ordre de ne pas céder à la compassion, et la compassion l'écoutait en baissant la tête comme un coupable. La compassion savait qu'elle abusait de ses droits mais s'obstinait discrètement, ce qui fait que cinq jours après le départ de Tereza, Tomas annonça au directeur de la clinique (celui-là même qui lui téléphonait tous les jours à Prague après l'invasion russe) qu'il devait rentrer immédiatement. Il avait honte. Il savait que le directeur trouverait sa conduite irresponsable et impardonnable. Il avait mille fois envie de tout lui confier et de lui parler de Tereza et de la lettre qu'elle lui avait laissée sur la table. Mais il n'en fit rien. Un médecin suisse n'aurait pu voir dans la façon d'agir de Tereza qu'un comportement hystérique et déplaisant. Et Tomas ne voulait pas permettre qu'on pût penser du mal de Tereza. Le directeur était vraiment froissé. Tomas haussa les épaules et dit : « Es muss sein. Es muss sein. « C'était une allusion. Le dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven est composé sur ces deux motifs : Pour que le sens de ces mots soit absolument clair, Beethoven a inscrit en tête du dernier mouvement les mots « Der schwer gefasste Entschluss « -- la décision gravement pesée. Par cette allusion à Beethoven Tomas se trouvait déjà auprès de Tereza, car c'était elle qui l'avait forcé à acheter les disques des quatuors et des sonates de Beethoven. Cette allusion était d'ailleurs plus opportune qu'il ne l'imaginait, car le directeur était mélomane. Avec un sourire serein, il dit doucement, imitant de la voix la mélodie de Beethoven : « Muss es sein ? « Le faut-il ? Tomas dit encore une fois : « Oui, il le faut ! Ja, es muss sein ! « Source : Kundera (Milan), l'Insoutenable Légèreté de l'être, trad. par F. Kérel, Paris, Gallimard, 1987. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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