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La Figure Du Fou Dans Le Roi Lear De Shakespeare

Publié le 24/09/2010

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fou

« Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou ; et peut-être fut-il roi, le fou de son fou « affirme Lui dans Le Neveu de Rameau, de Diderot. Dans ce syllogisme, on retrouve la si fine barrière qui sépare la sagesse et la folie, et on peut également l’appliquer à la relation entre Lear et son fou : le roi a besoin de son fou pour ne pas sombrer dans la folie.

L’œuvre de Shakespeare, Le Roi Lear est une pièce de théâtre qui montre l’aveuglement d’un père face à la trahison de ses filles et sa lente chute dans la folie. Il est épaulé par le personnage du Fou, qui, contrairement à toute attente n’est pas là pour divertir en sens plein du terme, mais plutôt pour empêcher Lear de sombrer dans une folie dévastatrice. Le lecteur assiste cependant à la chute de Lear, mais qui est atténuée par les remarques faites par le Fou. Lear et le Fou sont quasiment indissociables, puisque le Fou ne peut exister sans Lear, et Lear ne peut rester sain d’esprit sans son Fou. Les deux personnages sont complémentaires, et demeurent le noyau central de la pièce.

Le ton de la pièce demeure plutôt sinistre et dramatique puisque le Fou, par ses remarques tente de percer à nu la folie humaine. Ses remarques doivent faire comprendre à Lear ses erreurs, et il ne peut donc pas être divertissant comme d’autres fous de l’époque.

Les enjeux du Fou sont, au travers de son statut, d’atténuer les évènements grâce à l’ironie et au sarcasme, mais également de modérer le comportement de Lear pour l’empêcher d’atteindre le point de non-retour. Il joue le substitut de Cordélia, qui chassée par son père, ne peut plus veiller sur lui. La pièce montre les difficultés pour un père de voir son monde s’écrouler, quand finalement, il se révèle seul, délaissé et ignoré par ses deux filles restantes.

Dans quelle mesure le Fou dans le Roi Lear possède-t-il un double rôle : du Fou divertissant, au Fou révélant la phase dérisoire du monde ?

Dans un premier temps il s’agit de voir la figure du Fou comme « diseur de bonne vérité «, puis dans un second temps de montrer en quoi il est un adjuvant nécessaire à la compréhension de Lear et à sa rédemption. Enfin, il s’agit d’expliquer cette folie sage et cette sage folie qui sont omniprésentes dans l’œuvre.

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Dans cette pièce, le rôle du Fou demeure le plus intriguant. En effet, ses interventions ne se font qu’au travers d’énigmes, de chants, qui sont révélateurs des problèmes qui surgissent dans la vie de Lear. Ses interventions peuvent rappeler le Chœur des tragédies grecques puisqu’il commente les paroles ainsi que les actions des autres personnages, mais opte parfois pour un ton léger. Ainsi, la critique, bien que cruelle, est mieux acceptée par les personnages. Comme par exemple Acte I, scène 4 : 

« Lear : Eh bien, ma fille ? D’où te vient ce pli au front ? Il mes emble que ces jours tu fronces le sourcil.

Le Fou : Tu étais joli garçon du temps où tu n’avais pas besoin de te soucier de son plissement de front ; maintenant tu n’es plus qu’un zéro sans rien devant ; me voici plus que toi ; je suis un fou, toi, tu n’es rien. (à Gonéril) Oui, ma foi, je vais retenir ma langue ; votre mine me l’ordonne, bien que vous ne disiez rien.

Chut ! Chut ! Chut !

Qui ne garde ni croûte ni mie,

Par dégoût de tout, sentira le besoin.

(Montrant Lear :) Voici un cosse de pois vide «

 

Le Fou ici, se met à critiquer tant la situation que les comportements et les émotions des personnages. Il fait état des évènements, et tente de montrer à Gonéril en quoi le basculement de son père est imminent. Il n’est plus que présence physique, son état mental se dégrade, et il n’est plus qu’un « cosse de pois vide «. Il tente d’exprimer ce que Lear n’est pas capable de faire. 

Le partage des biens était peut être une bonne idée, mais la répudiation de Cordélia pour son honnêteté sont les signes avant-coureur d’une folie imminente. Pour faire réaliser au roi ses erreurs, le Fou se fait son avocat, lui montrant les problèmes rencontrés, mais toujours au moyen de messages codés : « Donne moi un œuf, m’n’oncle, et je te donnerai deux couronnes. […] Comment ! après avoir coupé l’œuf ! Quand tu fendis ta couronne par le milieu et que tu distribuas les deux moitiés, tu as porté ton âne sur ton dos pour lui épargner la boue : tu as eu peu d’esprit dans ta couronne chauve quand tu as largué ta couronne d’or « (I.4 Le Fou). Dans ce passage, le Fou se moque de la couronne en la comparant à un œuf et en vient à remettre en cause la décision de Lear. La critique n’est pas faite directement, le fou doit recourir à un langage imagé pour permettre à Lear de réfléchir sur ses actions. La couronne est dévalorisée pour montrer son peu d’importance contrairement à l’amour de ses filles et à la paix dans le royaume d’Angleterre. Cependant, il tente de pointer les défauts de Lear, mais également de contrôler ses actions qui peuvent parfois impliquer des conséquences assez lourdes.

Ainsi, il critique la décision de Lear de diviser son royaume en seulement deux parties et d’ignorer Cordélia, qu’il répudie. Cependant, les remarques faites par le fou ne cessent d’exprimer des vérités sur le comportement de Gonéril et Régane qui sont hypocrites et qui n’aiment pas leur père comme elles le devraient. Elles sont avides de son pouvoir et ne se préoccupent aucunement de son bien-être. Il faut néanmoins souligner que Lear est déjà atteint par la folie et que son comportement est parfois excentrique.

Toutefois, les deux sœurs complotent contre leur père afin de lui ôter toute commande de son royaume, pour justement le contrôler elles-mêmes. Le père est aveuglé par son amour pour ses filles et ne fie trop à elles pour l’entretenir jusqu'à sa mort. En revanche, l’avidité et la cupidité de celles-ci montrent la cruelle erreur qu’il a faite en répudiant Cordélia : « Ce qu’il a déclaré, je l’écris à ma sœur « (I.4) réplique Gonéril face à la réaction de son père qui la répudie parce qu’elle refuse qu’il séjourne chez elle avec une centaine de chevaliers.

 Les deux sœurs vont donc former une coalition contre leur père afin que celui-ci perde tout sens commun. Le Fou, quant à lui, demeure l’allié fidèle du Roi déchu, il continue à le mettre en garde des représailles entreprises par ses filles : « Tu verras que ton autre fille en usera avec sa gentillesse naturelle avec toi ! car, bien qu’elle soit comme autant qu’une cerise est comme un bigarreau, je puis te dire ce que je puis te dire. […] Elle aura le même goût que celle-ci, comme cerise et cerise « (I.5, Le Fou). Cependant, cette réplique peut être interprétée ironiquement, le fou prévient Lear que le comportement de Régane risque d’être le même que celui de Gonéril. En utilisant la métaphore des cerises, il tente de faire réfléchir Lear, sans pour autant lui expliquer clairement. Ainsi, Lear ne peut pas être passif face à son destin et le Fou doit lui faire percevoir la vérité. Le langage codé est le moyen le moins détourné pour faire comprendre à Lear ses erreurs. Cependant, ce dernier n’est pas encore en mesure de comprendre les avertissements du Fou, puisqu’il n’est pas encore prêt, ni assez mûr.

Le Fou doit donc énoncer la vérité à Lear, mais de manière détournée afin que celui-ci soit en mesure de comprendre réellement. C’est en décryptant ces messages codés que Lear pourra atteindre la sagesse escomptée. D’ailleurs, c’est plus particulièrement dans les chants que les vérités sont annoncées, et laissent présager la fin de la pièce. C’est la dernière prophétie énoncée par le Fou qui demeure la plus perturbante. En effet, il prend les grands problèmes de son époque qu’il tente de renverser :

« Quand les curés en paroles plus qu’en actes excelleront,

Quand les brasseurs avec de l’eau leur bière gâteront,

Quand les seigneurs à leurs tailleurs apprendront à bonne façon

[…] Cette prophétie, merlin la fera ; car moi je vis avant son temps « (III.3)

 

La répétition de la conjonction « quand « par onze fois montre que le Fou est bien avant-gardiste sur son temps. Il montre son ouverture sur le monde et sa capacité à voir les mœurs de son temps. Il montre également une grande sagesse en la déléguant à un futur sage, puisqu’il sait qu’il ne sera pas compris. Ce chant, en revanche, est adressé uniquement au public, et non pas à Lear. Il s’agit donc en même temps d’éduquer le public de l’époque, ici, on peut appliquer la maxime du Castigat ridendo mores qui signifie « Corriger les mœurs par le rire «, et qui tente de montrer au public de quoi leur temps manque cruellement. Ici, le fou devient également le porte-parole d’une universelle folie, où finalement chacun reste dans son aliénation et où personne n’est en mesure de la contrer. Mais le ton léger de la dernière réplique rappelle que le Fou, présent pour aider Lear, demeure néanmoins présent pour divertir. Ici, il utilise donc ses deux statuts : le fou divertissant, et le fou révélateur de la phase dérisoire du monde. Cette prophétie, également codée, amène le lecteur/spectateur à réfléchir sur sa propre condition.

 

Ainsi, le Fou demeure le « diseur de bonne vérité « tant de Lear que du spectateur et demeure l’adjuvant nécessaire à la compréhension des choses. En pointant du doigt de manière détournée les problèmes posés, il est en mesure de veiller sur Lear et de le protéger durant l’absence de Cordélia.

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Le personnage du fou montre par ses interventions qu’il demeure bien moins fou que les autres personnages présents dans la pièce. En effet, le Fou ici, devient le porte-parole d’une folie philosophique et non pas pathologique. Sa présence empêche Lear de sombrer dans une folie dévastatrice pour lui-même. Son personnage qui dispense de nombreux conseils sages montre l’ambivalence de son statut. Au début de la pièce, quand il tente de montrer la vérité, on se moque de lui, en particulier en ce qui concerne les agissements de Régane et de Gonéril. Il n’est pas cru, moqué et menacé du fouet pour ses paroles, de plus, elles ont pour but de faire réagir Lear afin de le replacer dans le droit chemin. Pour cela, il compare le comportement des deux filles avec celui de leur père : « Je suis stupéfait : ta ressemblance avec tes filles, quelle est-elle ? Elles veulent que je reçoive le fouet pour dire la vérité, et toi tu veux que je le reçoive quand je mens, et il m’arrive d’être fouetté quand je ne dis rien. Je préfèrerais être n’importe quoi d’autre qu’un fou ; et pourtant, je ne voudrais pas être toi m’n’oncle. Tu as pelé ton esprit comme on pèle une orange des deux côtés et tu n’as rien laissé au milieu. « (I.4). 

Dans cette métaphore de l’orange, le Fou montre à Lear l’erreur qu’il a commise, et il énonce une vérité. Il a divisé son royaume en deux, sans rien garder pour lui, cette réplique annonce le début de la spirale qui va entraîner Lear.  Cependant, il n’est pas encore en mesure de comprendre exactement la nature de son erreur, tout comme de comprendre la sagesse dont son fou fait preuve. 

Finalement, le Fou est cru à la fin, et Lear commence à l’écouter sérieusement, ne se concentrant plus uniquement sur le statut de fou. C’est grâce à que Lear peut mûrir et changer, grâce aux réflexions. Non seulement le fou est sage, mais il est également placé du côté du bien. Il peut peindre le bon portrait de Lear, tentant de lui montrer le bon chemin. La folie pathologique de Lear est donc contrée par la folie philosophique du Fou qui est finalement en mesure de faire comprendre la vérité à son roi.

 

Le lecteur peut considérer que les personnages de Cordélia et du Fou fonctionnent en miroir. En effet, ils ne sont jamais présents en même temps sur la scène, et leurs buts sont les mêmes : empêcher Lear de devenir fou. On retrouve même le Fou défendant Cordélia, puisqu’il semble avoir compris ce que Régane et Gonéril ont planifié. Ayant été chassée, dès le début de la pièce, Cordélia, l’enfant la plus honnête et la plus aimante,  n’est plus en mesure de protéger son père, c’est ainsi que cela devient la mission du Fou. L’une des dernières répliques de Lear est d’ailleurs « And my poor fool is hanged ! «, traduit en français par « Et ma pauvre innocente est pendue « (III.4), montre l’ambiguïté entre les deux personnages. Le traducteur a choisit de mélanger les identités des deux personnages, puisque la folie qui a touché Lear peut l’empêcher de les différencier, vue que leur dessein était identique. 

Cependant, on peut également interpréter cette traduction par l’impossibilité pour les femmes de jouer au théâtre à l’époque de Shakespeare. Ainsi, il s’agissait de jeunes hommes qui jouaient les rôles féminins. Le lecteur peut donc faire un nouveau rapprochement entre les deux personnages considérés comme en miroir, puisqu’il est possible que le même acteur masculin jouait les deux rôles, Cordélia et le Fou. 

Les deux personnages peuvent donc être vus comme des personnages miroir qui se reflètent par leurs buts, mais également par leur caractère. Ils sont tout deux honnêtes, loyaux, et aiment sincèrement Lear, à l’inverse des deux autres sœurs. Le Fou voue d’ailleurs un culte à Cordélia qu’il considère comme sa seule maîtresse en dehors de Lear.

Ainsi, le Fou devient le fils de substitution de Lear, et les nombreuses appellations « mon enfant «et « mon fils « le confirment. Toute la tendresse de Lear se reporte sur le Fou, qui lui aussi réclame un certaine attention : « M’n’oncle Lear, m’n’oncle Lear, attends ; prends avec toi le fou « (I.4). 

 

Dans cette œuvre, le fou apparaît comme une unité autonome et indépendante, tant de l’histoire que des autres personnages. En effet, il apparaît et disparaît à sa guise, et ne reste présent qu’aux côtés de Lear. Son rôle demeure néanmoins indispensable puisqu’il doit empêcher le roi de devenir fou, d’ailleurs, il ne semble pas exister en dehors de Lear. On ne le voit qu’en sa compagnie, et si Lear peut apparaître sans son fou, l’inverse n’est pas possible. Cependant, Lear est également dépendant de son fou, puisque sans lui, la folie l’aurait consumé bien plus rapidement.

De plus, le lecteur ne sait pas ce que devient le personnage du fou après la tempête de l’acte III, les derniers mots déclamés par le Fou laissent attendre un retour prochain : « Et moi j’irai me coucher à midi « (III.4). Une fois que Lear est à même de comprendre ses erreurs, la présence du Fou n’est plus nécessaire, puisqu’il n’était présent que pour faire réfléchir Lear. Ainsi, sa présence ne devient plus indispensable, puisqu’il n’aurait plus rien à faire comprendre à Lear, et son personnage ne deviendrait que répétitif. Le départ spontané du Fou devient donc naturel maintenant que Lear est en mesure de penser par lui-même. Il n’a plus besoin d’une conscience, ou de réflexions pour le guider.

On peut donc dire que le fou est l’aide nécessaire à Lear pour comprendre ses erreurs, et qu’aucun des deux ne peut évoluer dans la pièce sans l’autre. Les deux personnages sont complémentaires et se montrent à eux deux le paradoxe de la folie, et son oscillation entre la folie sage et la sage folie.

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Le personnage du Fou n’est jamais nommé, uniquement au travers de surnom, affectifs ou non,  ou par son statut. Par conséquent, ce personnage qui n’existe qu’au travers de Lear peut être amené à diverses interprétations. En prenant le rôle d’un directeur de conscience, le Fou perd son identité pour acquérir celle de son maître, ici, Lear. A l’époque victorienne, le fou dépendait des humeurs de son roi, et se situait tout en bas de l’échelle sociale. Il n’était pas considéré comme un être humain, mais plutôt comme un objet, utilisable et jetable, en fonction du caractère du Prince. En revanche, ici, le Roi semble s’être très attaché à son fou, et ne peut pas avancer et évoluer sans lui. Il recherche sa présence, et le lecteur peut sentir que les menaces du fouet ne sont faites que pour rappeler à chacun où se trouve sa place.

Mais le fou dans la pièce parle peu, et demeure en réalité peu présent. Il ne semble assidu, uniquement pour faire réfléchir Lear, et ne pas exister en dehors. Ainsi, il est en mesure de révéler la folie humaine à travers ses réflexions. Mais plus encore, il semble être la personnification de la vérité et de la raison : « O m’n’oncle ! de l’eau bénite de cour dans un logis sec vaut mieux que cette eau de pluie à ciel ouvert. Mon oncle, rentre et demande la bénédiction de tes filles ; voici une nuit qui n’a pitié ni de l’homme sage ni du fou « (III.2). Lear, qui s’est complètement ostracisé de la réalité, est maintenant sans toit pour dormir et doit essuyer une tempête. Le fou tente donc de le raisonner, montrant que les éléments ne sont pas favorables et qu’il serait mieux de retourner auprès de ses filles.

L’évènement le plus marquant de cette pièce demeure l’acte III, qui alterne des scènes entre Lear, son Fou et Kent, avec Gloster et ses compagnons. C’est dans cet acte que la folie de Lear est la plus omniprésente, ainsi, les scènes 2, 4 et 6 de l’acte III demeurent centrales. C’est pendant ces scènes que la folie de Lear atteint son paroxysme, emphatisée par les éléments qui sont déchaînés, eux-mêmes presque considérés comme fous. Cette atmosphère est d’ailleurs annoncée depuis l’acte précédent, puisque les personnages parlent de s’en protéger : « Fermez vos portes, monseigneur ; c’est une nuit sauvage […] garons nous de l’orage « (II.4 Cornouailles). Le thème de la tempête et de l’orage sont de plus généralement associés à un nouveau commencement. A partir de cette scène, Lear débutera dans sa nouvelle connaissance de la vie, et de ses actes. Mais Lear, quoiqu’en train de sombrer dans la folie ne perd pas la cause de sa chute. Il sait que ce sont ces filles qui le torturent et qui l’ont poussé dans cet état, malgré les mises en garde du Fou : « Ingratitude de mes filles !/ N’est-ce pas comme si cette bouche déchirait cette main/ Pour avoir porté vers elle la nourriture ?/ Mais je les punirai avec usure./ Non, je ne veux plus pleurer. Par une telle nuit/ Me fermer la porte ! versez vos pluies ! j’endurerai. Par une nuit comme cette nuit ! O Régane, ô Gonéril !/ Votre bon vieux père, dont le cœur généreux vous donna tout !.../ O, de ce côté-là, il y a la folie ; que je fuie cela !/ Plus rien de cela « (III.4).

Cette tempête peut être interprétée de manière symbolique. En effet, elle pourrait être la preuve évidente de la folie émergeante de Lear, mais cette fois-ci, la marque devient physique et non plus mentale. De plus, Lear s’adresse directement à cette tempête, ce qui peut renforcer cette hypothèse : « Soufflez, vents et crevez vos joues ! faites rage ! soufflez !/ Vous, cataractes et cyclones, jaillissez/ Jusqu’à tremper nos clochers, y noyer les coqs/ Vous, feux sulfureux, aux traits vifs comme la pensée/ […] Gargouille à pleine panse ! Crache, feu ! vomis, pluie !/ Ni la pluie, ni le vent, ni le tonnerre, ni le feu ne sont mes filles « (III.2 Lear). L’apostrophe aux éléments, et ses tirades montrent que la folie s’est installée dans son esprit. De même, il pourrait s’agir là d’un dialogue avec lui-même : l’orage représentant son esprit. Seul son Fou assiste à cette démence, et une fois encore, ses réponses ne sont que des énigmes qui doivent être résolues par Lear pour retrouver une certaine sagesse.

Mais en même temps, la tempête représente l’ensemble des forces de la nature, ce qui force Lear à reconnaître sa condition humaine et sa propre mortalité, c’est en acceptant l’humilité qu’il pourra atteindre la rédemption.

De plus, le déchaînement de la tempête pourrait être également perçu comme une sorte de justice divine. En effet, en partageant son royaume en deux, Lear à apporté le chaos, non seulement dans son esprit, mais également dans tout le royaume de l’Angleterre, ainsi, le Roi, qui à cette époque était le représentant de Dieu sur Terre, est touché par la folie parce qu’il est puni de ses actions : « Que les grandes divinités/ Qui tiennent sur nos têtes ce terrifiant fracas,/ Découvrent maintenant leurs ennemis « (III.2 Lear).

Dans son aliénation, Lear se considère comme l’ennemi de chacun et c’est à ce moment précis que sa folie va commencer à se transformer en sagesse. Il va être en mesure dès la scène 6 de comprendre ses erreurs, grâce aux échanges perpétrés avec Edgar, qui lui, est contraint de feindre la folie pour échapper au piège tendu par son demi-frère, Edmond, sous le nom de Tom O’Bedlam.

C’est dans cette optique du manque d’amour que cette pièce peut également être perçue. Les personnages qui ne sont pas aimés sombrent dans une folie d’amour : Lear, délaissé par ses filles, sombre dans une crise, dont il lui faut sortir, de même qu’Edgar, fils légitime de Gloucester, est amené à feindre la folie à cause d’un piège tendu par Edmond, le fils illégitime de Gloucester, et donc son demi-frère. Edgar, délaissé par son père doit prendre la fuite, et c’est pendant la tempête, lors de la rencontre entre Lear et Edgar que se scelle leur destin. Finalement, cette pièce montre les limites humaines et la réaction face à l’amour perdu, mais c’est l’unique personne qualifiée de folle, le Fou, qui demeure intact. En effet, il est possible de dire que la folie se disperse durant les actes II et III, invitant chaque personnage à dévoiler ses desseins.

Le lignage qui  peut être comparé à celui de Lear peut donc être celui de Gloster et sa relation avec ses deux fils. Comme Lear, il agit sous l’impulsion et chasse un de ses fils, sans véritable preuve que celle des propos rapportés par Edmond : « Je suis presque fou moi-même ; j’avais un fils,/ A présent banni de mon sang ; il en voulait à ma vie/ récemment, très récemment ; je l’aimais, ami,/ Aucun père n’aima mieux son fils ; pour te dire le vrai,/ La douleur a troublé mes esprits « (III.4 Gloster). 

Les deux pères, déçus de l’amour porté par leurs enfants à leur égards en perdent leur sagesse, et sombrent durant la tempête.

Cette pièce de théâtre peut donc être perçue comme une ode à l’amour, et les conséquences de la perte de celui-ci. 

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On peut donc dire que le personnage du Fou, qui par son statut devrait être celui qui divertit la cour, demeure en réalité le pilier de sagesse de la pièce. Quand chaque personnage semble sombrer, il est présent auprès de Lear pour dispenser ses énigmes. Il est le lien entre la sagesse que Lear doit atteindre, et la folie dans laquelle il bascule.

Le fou est le révélateur de l’insuffisance du monde tel qu’il est. Il possède une sagesse qui lui permet d’énoncer des vérités connues du Roi, mais seulement inconsciemment. En effet, ces vérités ne sont pas encore pleinement réalisées par Lear, et il doit les formuler oralement pour que le roi les assimile entièrement. Cependant, les vérités énoncées sont à dissocier du Fou. Grâce à son statut, il peut montrer les problèmes qui régissent le monde, mais il n’en est pas tenu pour responsable ; ainsi, il est donc autorisé à décrire le monde tel qu’il le voit, tel qu’il se présente, puisqu’à l’époque shakespearienne, les fous étaient également considérés comme des imbéciles et des bouffons, qui n’étaient pas responsables de leurs actions ni de leurs paroles. Ainsi, quand le Fou énonce une vérité quoique vulgaire et imagée, le Roi l’accepte.

Ici, le Fou doit donc corriger les défauts de Lear, au travers des idées reçues et mener à bien sa mission qu’il s’est donnée depuis le départ de Cordélia.

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