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La foudre gouverne tout

Publié le 17/09/2012

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« La foudre gouverne tout «, prononcée ou écrite par le philosophe présocratique, Héraclite, peut se lire au moins sous deux angles ; sous l'angle mythologique et psychanalytique et sous l'angle religieux et mystique. Ce qui rend quelque peu ardue une interprétation univoque de cette phrase, même inscrite dans l'énoncé globale qui est la sienne. Cet énoncé, que voici, qui déroule sous forme de deux vers à caractère à la fois anaphorique et parataxique : La foudre gouverne tout. La foudre est le feu éternel, un feu sage et auteur de l'administration du monde A partir de ces vers, on comprend que la foudre est feu, la foudre est éternelle, la foudre administre le monde, et la foudre est sage. Si une analyse freudienne, à la fois mythologique et psychanalytique, pourrait être tentée, il semble que les propositions soulignées comportent des éléments à forte connotation mystique ou religieux. Avant de présenter ces deux interprétations de façon détaillée, dans le développement qui va suivre, il nous semble nécessaire de tenter de présenter l'auteur de la phrase discutée, dans son contexte historique et philosophique. Héraclite, philosophe de la Grèce antique, a vécu au VIème siècle avant notre ère dans la ville d'Ephèse, d'où son nom de Héraclite d'Ephèse. La vie de ce grand philosophe n'est pas établie avec une netteté qui éloigne le doute sur certains aspects de celle-ci : on s'interroge sur la période réelle de son existence et de sa durée, serait-il contemporain du roi Darius Ier ou non ? Qui étaient-ils ses maîtres, des pythagoriciens ou au contraire Xénophane, leur opposant déclaré ? Etait-il athée et fut-il persécuté pour cela, ou bien est-il mort en ermite, endossé d'un sacerdoce filial ? En réalité, soit ces questions trouvent réponse dans une mesure satisfaisante dans son oeuvre, soit elles n'y trouvent pas, et dans ce cas elles sont insignifiantes. Son oeuvre puissante et dense se présente comme un témoignage de sa vie et de sa vision du monde. Si pour Aristote, et pour beaucoup d'autres auteurs, elle a paru obscure durant des siècles, c'est probablement que ces auteurs n'avaient pas eu à disposition des oeuvres-témoins, telles que celles du philosophe chinois Lao-Tse, de Socrate, de Jésus ou du mystique perse Hussein Mansour, crucifié pour avoir proféré, « Je suis Lui « comparable à la sentence de Jésus, « Moi et mon père, nous sommes un «. Que cette oeuvre soit complexe, par son style dense et concis, faisant la part belle aux jeux d'opposition, tout à la manière de Lao-Tse dans son Tao-Te-King, c'est une réalité. Que par les différents niveaux d'interprétation qu'elle suscite, soit purement rationnelle, soit métaphysique, pour ne pas dire ésotérique, elle soit difficile à saisir à ceux qui ne peuvent plonger dans les profondeurs dans lesquelles la pensée de l'auteur semble s'enraciner, cela est probable. Mais que cette oeuvre soit obscure, dans le sens opaque ou confus, il nous semble difficile de le soutenir. L'analyse du fragment n°87, « La foudre gouverne tout « nous permettra de nous en persuader. Commençons par l'interprétation de Conche (1998, 302-305) du fragment considéré. L'analyse de cet auteur se déroule en trois temps. Tout d'abord, il rejette l'idée que « la foudre « puisse se rapporter à Zeus, la divinité des Grecs anciens. L'auteur reconnait que dans la mythologie de ce peuple, « la foudre est l'attribut de Zeus « (id. : 302). Mais remplacer « la foudre « par Zeus ne se réduirait qu'à une « banalité « qui se traduirait par « Zeus gouverne tout «. Peut-être, faudrait-il compléter ici Conches, en disant que cette phrase serait « banale « chez Héraclite, auteur qui se distingue par l'ambigüité des propos, l'opposition des idées, l'usage fréquente d'oxymore : « Tout ce que nous voyons éveillés est mort, tout ce que nous voyons endormis est sommeil « (fragment, 21) ; « Les immortels sont des mortels, les mortels sont des immortels... « (fragment, 62), etc. Il serait dans ce sens incompréhensible qu'Héraclite, anticonformiste manifeste, proféra une idée relevant de la plus plate croyance. Il faut cependant noter qu'Héraclite ne dit pas « Zeus gouverne tout «, mais « la foudre gouverne tout «. Ce qui peut rendre perplexe le dévot de Zeus qui ne s'attend pas forcément que l'attribut terrifiant de sa divinité, l'arme avec lequel il terrasse ses adversaires, puisse être considérée comme le seul instrument de son pouvoir, à l'exclusion de la bonté, de la justice et de la sagesse qui sont, en général, les marques d'une divinité adorée. Mais comme, la seconde partie de l'assertion d'Héraclite apporte une précision, « la foudre est feu « et « le feu est sage «, voilà donc que le dévot peut-être rassuré dans sa croyance habituelle. Comme chez Jésus, il est possible de voir ici aussi une volonté de secouer le dévot bigot, en le prenant par les principes auquel il est attaché, mais en leur ouvrant une autre perspective. Conches préfère établir un lien entre la « foudre « et « la mort «, ou plus précisément, le « pouvoir de mort « (id. : 303). Nous avons du mal à voir comment cette idée pourrait s'intégrer avec le reste de l'affirmation d'Héraclite citée dessus. Par ailleurs, la foudre comme « maîtresse de la mort universelle « (ibid.), nous semble tout autant difficile à comprendre tant dans sa représentation symbolique et que son sens concret. Nous partageons avec Conches que cette interprétation n'est pas, pour le moins, « suffisante «. Une association de « la foudre « et d'Ouranos, le Ciel des Grecs anciens, est proposée ensuite par Conches. Cette interprétation nous semble plus satisfaisante, puisqu'elle accorde à « la foudre « un pouvoir créateur, et non seulement un « pouvoir de mort «. Il faut noter toutefois que, dans la mythologie grecque classique, ce n'est pas seulement le Ciel qui engendre la vie, mais l'association du Ciel, Ouranos, et de la Terre qui engendrent les premiers « existants «, les Titans. Cette contradiction apparente par rapport à l'assertion d'Héraclite qui ne parle que de « la foudre « mériterait un développement auquel nous ne pouvons nous livrer ici, faute d'espace. Aussi, l'explication de Conches de relier la « foudre « au « feu pur...le feu éthéré des régions célestes « (Conches, id. : 304) permet de concilier quelque peu Freud et Héraclite. Dans un de ses commentaires d'Héraclite, Conches explique : « le principe dynamique de ce monde c'est le Feu, énergie inépuisable, flamboiement solaire, source de toute vie et de toute création, qui "s'allume en mesure et s'éteint en mesure", selon une mesure étrangère à jamais à la raison humaine qui n'en perçoit que de fragmentaires effets, éclairs, foudre, orages, tourbillons, jets d'astres et de météorites, et ce feu qui anime les êtres, les propulse dans les affres d'Aphrodite, dans le délire prophétique, mais dans le poème aussi, cette incandescence. « Une telle analyse, que Freud ne renierait pas sans doute, plonge aux confins de l'être, dans ses deux extrêmes : l'être mythique et l'être psychique, l'être céleste et l'être terrestre, ou encore, sous une autre perspective, l'être éthique et l'être esthétique. Ces deux dimensions, quoique différenciées dans leurs extrêmes, ne sont pas séparées, elles fonctionnent en continuum. Mais il existe entre elles une direction, un sens d'évolution ou d'involution. Il y a une préséance et une contingence. Il y a d'abord le « feu sage «, le « feu pur...le feu éthéré des régions célestes « à la « source de toute vie et toute création «, il y a ensuite ce feu « qui s'allume en mesure et s'éteint en mesure « et qui « anime les êtres, les propulse dans les affres d'Aphrodite...dans le poème aussi... « C'est cette idée que développe Winnicott quand il déclare : « après être - faire et accepter qu'on agisse sur vous. Mais d'abord Être «. L'Être étant pour ce psychanalyste, « ce qui est premier «, ce par quoi nous avons tous commencé. Cette même conception se retrouve chez Pascal qui indique que l'être humain a connu « autrefois «, un bonheur ineffable qu'il essaye de retrouver par tous les moyens. Freud considère les religions de l'humanité comme des « délires collectifs «, un système qui porte atteinte à l'élan vital de l'être, perturbe sa « pulsion de vie «, affaiblie son énergie créatrice, et sa constitution psychique. Ce faisant, Freud s'attache davantage à l'extrémité terrestre de la « foudre « ou du « feu « d'Héraclite. Pour Freud, ce feu, cette énergie créatrice, qui se confond avec la vie, correspond à l'énergie libidinale. Ce n'est donc pas Zeus qui gouverne et domine le monde, pour le moins celui des humains, mais Eros. Par ailleurs, ce n'est pas Eros, l'archétype de l'Amour, celui dont Platon écrit : « Eros, l'Amour, bâtit sa demeure dans le coeur des hommes, mais non dans tous les coeurs, car où il y a dureté, il s'éloigne. Sa plus grande gloire est de ne pouvoir faire le mal, ni même de le permettre ; jamais la contrainte ne l'approche car tous les hommes le servent de leur plein gré. Celui qui est touché par l'Amour ne marche jamais dans l'ombre « Dans l'analyse Freudienne, Eros n'est, au mieux, qu'une progéniture d'Aphrodite,  sinon le gouverneur de l'amour génital. Il faut nous rappeler qu'Aphrodite était considérée par les Grecs comme la « Déesse de l'Amour et de la Beauté «, mais qu'elle « séduisait et trompait chacun, tant l'homme que dieu «. Une conception de l'Amour (dans son sens archétypal et orthographié avec une majuscule) incompatible avec la « séduction « et la « tromperie «, et tel que nous nous représentons à près deux milles cinq cents ans de développement philosophique et religieux. Cet amour aphrodisiaque est par exemple à la marge de l'idée chrétienne de l'amour inconditionné que Freud étiquette dans la catégorie de « l'amour inhibé «. On voit ici qu'une interprétation psychanalytique, ou en tout cas purement freudienne, des propos d'Héraclite se révélerait au bout du compte insatisfaisante, comme une tentative de faire coïncider deux choses qui se situent aux antipodes. La raison principale de cela étant le fait que Freud, reconnaissant lui-même n'avoir aucune expérience du « sentiment océanique « rapporté par son ami, reste au niveau des mécanismes physio-psychiques, se refusant (ou se trouvant empêché) de descendre à l'extrémité de la psyché humaine, là où l'objet et le sujet s'annihile, là où il n'y a ni regardant ni regardé, là où le temps s'arrête pour laisser place à l'Etre et finalement là où s'enracine la pensée d'Héraclite. C'est sans doute là que se situe « la foudre « du philosophe. La foudre, au point de vue phénoménologique et telle qu'elle apparaît à l'observateur commun, tombe du ciel. Elle est donc céleste, imprévisible, puissante, brûlante. En un éclair, elle saisit sa cible, le brûle, l'anéantit. Duteille (2003 : 220) la décrit comme un événement « violent, neutre et absolu...absolu parce que démesuré «. Absolu aussi par la majesté de son action qui, direct et rapide, bascule le destin de sa victime. Nous avons là la présence des ingrédients qui forment le noyau de l'amour divin, tel que nous le trouvons dans la mystique orientale ou occidentale. Il est à présent opportun de nous interroger sur le rapport qui peut exister entre la foudre et le feu, chez l'auteur. Nous venons de voir que les caractéristiques physiques de la foudre et ses possibles prolongements méta-physiques. Mais que représente la foudre par rapport au feu ? Nous pouvons lire la foudre uniquement comme l'expression momentanée, contingente du feu, l'énergie primordiale ; l'actualisation de cette énergie pour mettre en mouvement l'énergie « latente «, « dormante « de la terre, avec tout ce que cela implique de puissance. La foudre, d'un point de vue mythologique, serait donc l'intervention directe de Sa Majesté, la Sagesse, dans la conduite des affaires terrestres, mais de façon épisodique et circonstancielle. Quant au feu, il est l'alpha et l'omega de toute chose, le fons et origo de la création. La foudre émane de lui, comme la vague émerge de la mer. Il n'est pas simple qu'un auteur comme Héraclite, complexe à la fois par son style et sa pensée, puisse être appréhendé à travers un seul fragment comme celui qui nous est proposé d'étudier. C'est la raison pour laquelle, il nous a fallu pousser l'étude à l'ensemble de son oeuvre, et des commentaires qui en sont faits. De cette étude, il apparaît que Héraclite est un philo-sophe, au sens du grec ancien, c'est-à-dire un sage, un mystique, ou pour le moins, un dévot. Si tel est son état, son fragment peut être saisi qu'à travers une interprétation méta-physique. Une interprétation psychanalytique purement freudienne ne pourrait être tout à fait satisfaisante comme nous l'avons déjà indiqué. En revanche, une approche winnicotienne, par exemple, qui prolonge l'analyse psychanalytique jusqu'à la racine de l'être pourrait être autrement plus productive.

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