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La guerre froide est finie

Publié le 27/02/2008

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19-21 novembre 1990 -   On peut difficilement rêver plus prestigieuse assemblée que celle réunie à Paris à partir du lundi 19 novembre 1990 pour le deuxième sommet de l'histoire de la CSCE : George Bush et Mikhaïl Gorbatchev  tous les chefs d'Etat et de gouvernement de la grande Europe, à l'exception de l'Albanais  Javier Perez de Cuellar et Jacques Delors.

   Qui dit mieux ? Et pourtant, qui sait ce qui vaut aujourd'hui à la capitale de la France tant d'honneurs ? Il y a moins d'un an, en décembre 1989, quand l'idée, lancée par Mikhaïl Gorbatchev, avait été reprise au bond par François Mitterrand, la perspective de ce sommet était floue : les régimes communistes tombaient les uns après les autres, le pacte de Varsovie chancelait, le sort des Allemagnes n'était pas encore scellé. Quinze ans après le sommet d'Helsinki qui avait été l'acte fondateur de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, l'Europe était à refaire et l'entreprise méritait que l'on convoquât ses plus hauts dirigeants, Américains et Canadiens compris, comme il se doit lorsqu'il est question de la sécurité du Vieux Continent.

   Les pays membres de l'OTAN et du pacte de Varsovie ainsi que les " neutres et non alignés " européens allaient donc jeter à Paris les bases d'une nouvelle " architecture européenne ".

Un drapeau pour les dissidents

   Un an plus tard, les fondations essentielles de cette architecture sont déjà connues : l'émancipation de l'Europe centrale est irréversible, le pacte de Varsovie n'est plus qu'une provisoire survivance, l'Allemagne est unifiée dans l'OTAN. Si beaucoup reste à faire pour stabiliser les relations inter-européennes, voire pour les inventer, le temps du suspense est passé.

   Amer paradoxe pour cette CSCE largement méconnue du grand public : le jour de sa plus éclatante victoire, que symbolisera la première photo de famille de l'après-guerre froide prise le 19 à Paris, elle aura bien du mal à convaincre que son avenir n'est pas derrière elle et que son utilité n'a pas disparu quand s'est ouvert le rideau de fer. Elle risque aujourd'hui d'être victime de son succès, après avoir été, devant les opinions occidentales au moins, la victime du scepticisme qui accueillit sa naissance, la victime aussi de son sigle hermétique, de ses lourdeurs de procédure du secret des négociations entre experts, toutes choses qui l'empêchèrent d'apparaître pour ce qu'elle fut pourtant pendant quinze ans : une grande épopée diplomatique.

   L'histoire de la CSCE, c'est en effet, comme dit l'un des ambassadeurs qui y représenta la France, Jacques Andréani, l'histoire d'une " machine de guerre soviétique " dirigée contre l'Occident et qui s'est " retournée contre ses inventeurs ".

   Quand, en 1975, les dirigeants des trente-cinq pays membres se réunirent dans la capitale finlandaise pour signer le premier grand document de ce qu'on allait appeler le " processus d'Helsinki ", le New York Times parla de " carnaval ", Raymond Aron de " comédie ", Ionesco de " nouveau Munich " et Soljenitsyne de " trahison ". De fait, les motivations de Moscou étaient suspectes, et il était difficile d'entonner avec Leonid Brejnev l'hymne à la réconciliation des peuples. Helsinki était pour l'Occident un pari, auquel Gerald Ford et Henry Kissinger ne croyaient guère et qu'ils n'avaient accepté de prendre que sous la pression des Européens.

   Dans l'esprit des Soviétiques, qui depuis les années 50 réclamaient une " conférence sur la sécurité en Europe ", l'entreprise visait avant tout à sceller le statu quo territorial et politique, à faire reconnaître par les Occidentaux les régimes communistes et la division de l'Europe, en particulier celle de l'Allemagne. Elle procédait aussi de l'idée que l'instauration d'une concertation politique paneuropéenne finirait par éroder la cohésion de l'alliance atlantique. Elle était enfin une tentative d'instaurer dans le domaine économique une coopération Est-Ouest comme contre-feu à l'intégration communautaire.

   Pour convaincre les Occidentaux d'ouvrir les discussions qui allaient déboucher sur les accords d'Helsinki, les Soviétiques durent pourtant en rabattre : admettre que l'OTAN-et pas seulement les Européens-était concernée dès lors que l'on parlait de sécurité  régler le problème pendant du statut de Berlin dans la foulée de l'Ostpolitik lancée par Willy Brandt  accepter l'ouverture (hors CSCE) de négociations sur le désarmement conventionnel (les MBFR)  accepter surtout que la CSCE se penchât non seulement sur les questions économiques et militaires, mais sur un sujet jusque-là tabou dans le monde communiste : celui des droits de l'homme, la fameuse " troisième corbeille " d'Helsinki.

   Helsinki pouvait certes apparaître à certains comme un trop beau cadeau fait à Brejnev. Les Occidentaux pourtant n'avaient rien cédé sur le fond : les dix principes de l'Acte final déclaraient les frontières de l'après-guerre inviolables (c'est-à-dire non modifiables par la force) mais pas juridiquement intangibles  ils prônaient la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats et faisaient du respect des droits de l'homme l'un des facteurs de la paix en Europe.

   Il n'est guère besoin de rappeler que ces deux derniers principes furent pendant la décennie suivante allègrement violés par Moscou. Allègrement et impunément: aucune sanction n'est prévue en cas d'infraction aux textes de la CSCE. Tous les éléments semblaient donc réunis pour que s'ouvre un dialogue de sourds dans lequel les Soviétiques, tout en s'ingérant lourdement dans les affaires de leurs voisins, tout en envahissant l'Afghanistan en 1979, allaient, avec une constance sans faille, opposer le principe de non-ingérence et le concept de droits collectifs et sociaux aux Occidentaux qui leur parlaient de droits individuels et de libertés.

Un soutien à Mikhaïl Gorbatchev

   Mais il n'empêche : pour un Soljenitsyne ou un Ionesco, combien de Sakharov, d'Orlov, de Chtcharanski, de Havel ont brandi le premier texte de la CSCE comme un drapeau, au point que fleurirent partout en Europe centrale et orientale des " comités de surveillance des accords d'Helsinki ", bras actif de la dissidence. Dans le système totalement clos et opaque du déni de droit communiste, c'était pour eux la seule fenêtre, la seule opportunité de mettre leurs gouvernements en contradiction avec des préceptes auxquels ils avaient souscrit et qui en principe les engageaient sinon juridiquement, du moins politiquement et moralement.

   Avant même que n'arrive au pouvoir Mikhaïl Gorbatchev et que la CSCE n'y trouve un second souffle, son bilan était positif. Dès 1984, dans un contexte encore marqué par la querelle des euromissiles, elle s'attelait à l'élaboration de " mesures de confiance " dans le domaine militaire dont certaines prémonitoires du climat qui s'installe aujourd'hui.

   Vint cette période de la Conférence de Vienne, de novembre 1986 à janvier 1989, où la CSCE précéda en quelque sorte des événements qui allaient ensuite s'accélérer spectaculairement et la laisser sur place en une année. C'est à Vienne que l'on sentit les premiers signes du démembrement du pacte de Varsovie. C'est à Vienne que fut adopté un document sur les droits de l'homme qui allait plus loin qu'aucun autre et qui constituait encore, début 1989, une sorte de révolution, sinon pour la Hongrie, du moins pour tous les autres pays de l'Est. C'est à Vienne que fut élaboré pied à pied le mandat des négociations sur le désarmement conventionnel qui à lui seul était une formidable victoire de l'Occident : le pacte de Varsovie, qui disposait dans ce domaine d'une écrasante supériorité, acceptait une négociation dont l'objectif était l'instauration de la parité et faisait donc supporter a priori à l'URSS l'essentiel des réductions d'armement. Le traité qui en est résulté et qui sera signé le 19 novembre 1990 à Paris est le plus beau résultat de la CSCE 1990.

   Un autre de ses mérites est d'avoir constitué un instrument majeur de soutien à Mikhaïl Gorbatchev. Le document de Vienne fut début 1989 un puissant encouragement aux réformateurs soviétiques. Et sans la possibilité de jouer-en fait abusivement-sur l'idée que la CSCE pouvait devenir un système de " sécurité collective " qui se substituerait aux blocs militaires, le président soviétique aurait-il pu faire avaler chez lui la pilule de l'unification allemande et le démantèlement consécutif du pacte de Varsovie ?

CLAIRE TREAN Le Monde du 17 novembre 1990

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