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La poésie peut-elle exister sans émotion?

Publié le 19/01/2011

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LA POESIE PEUT-ELLE EXISTER SANS EMOTION ?

 

En un mot la poésie ne peut exister sans l’émotion ou, si l’on veut, sans un mouvement de l’âme qui règle celui des paroles. Un poème n’est pas une froide horlogerie ajustée du dehors, ou alors il n’y a plus qu’à versifier sur les échecs ou le jeu de billard. Même l’intelligence ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion du désir.

                                                                                                                      Claudel

 

 Bremond définit la poésie comme « une incantation par où se traduit un état d’âme avant l’idée ou le sentiment»[1]. Cette définition de la poésie « pure », comme refus de « faire sens », comme poésie-musique – détachée de tout « vouloir dire » – est un  évènement dans le monde intellectuel français. Notamment à cause de la discussion qui s’ensuit. Le mysticisme de Bremond, qui dévalorise l’intellect et la rationalité dans la création poétique, est vivement critiqué par les rationalistes : « M. Bremond nous fait penser aux fétichistes nègres et aux derviches tourneurs », écrit M. Souday[2]. Dans ce contexte polémique, Claudel écrit La lettre sur la poésie à l’abbé Bremond. Contre Bremond, il affirme que la poésie « ne peut exister sans l’émotion ».  La poésie ne peut donc pas être seulement « avant le sentiment ». Selon l’étymologie du mot « émotion », c’est le mouvement qui organise le poème, et « règle les paroles » : leur donne des règles, les seules valables. Les autres sont des règles codifiées, extérieures, plaquées sur le sentiment poétique. Une image vient étayer le propos : celle de l’horlogerie, anti-poème par excellence : l’horlogerie est un mécanisme, fonctionnant selon des lois mathématiques ; objet parfait, clinquant, cliquetant, et vite ennuyeux ; objet fait par un artisan et non pas un poète ; objet qui se meut, certes, mais de façon circulaire et artificielle – ses mécanismes tournant tels les alexandrins d’un poème sans charme. Contre ceux qui intellectualisent la poésie, et ceux qui exaltent la forme, Claudel affirme la nullité d’un tel poème. Si telle était la poésie, dit-il, il n’y aurait « plus qu’à versifier sur les échecs ou le jeu de billard », ce qui lui semble artificiel ou même absurde.  « L’intelligence ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion du désir », conclut-il. La réflexion reçoit donc un fondement théorique, assez vague mais percutant dans sa forme de sentence : seul un désir profond, qui inspire l’écriture, permettrait une vraie poétique.

Pourtant – et ce serait le départ de notre réflexion – la forme a été historiquement essentielle au poème. On pourrait penser la forme comme médiation nécessaire à la poésie ; la poésie comme jeu de l’intellect, ou même comme « poésie pure », qui n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Toutefois, on pourrait à l’inverse apprécier, dans la définition claudélienne, de dépasser le seul intellect, d’exprimer l’autre logos dans l’homme – poésie comme langage de désir, de l’autre, du désir de l’autre – dans une poésie « immédiate » ou même « existentielle ». Si l’on peut parler de l’historicité de ces deux positions, montrer leur coexistence paradoxale et non-résolue, comme indécision qui définitivement nous dépasse, il apparaît néanmoins que le langage poétique est – par sa nature même – un langage émotionnel.

 

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L’affirmation de Claudel est polémique. C’est une attaque contre le classicisme, renouvelée avec une véhémence rare dans Positions et propositions du ver français. Or il faudrait envisager aussi – et a contrario – la tradition classique. Car le classique considère le système de vers comme fondé en nature. Et non pas en convention. La norme se définit donc dans le respect de ces règles. Le respect de la norme est la condition minimale de la beauté poétique : un poème qui ne respecte pas les règles de versification ne peut pas être beau, ce qui ne veut pas dire qu’un poème qui respecte les règles est un forcément un beau poème. Comme des proportions qui fixeraient les canons de beauté, des conventions établissent quel vers convient le mieux au sujet du poème : ainsi, l’alexandrin est-il le « maître » vers de la poésie française. Les poèmes légers admettent des vers plus brefs. Toute irrégularité est pénible à l’oreille et considérée faute de mauvais goût. Il faut donc strictement contrôler chaque audace : le Petit traité de versification française, de Grammont déclare que « l’enjambement ne doit être employé que rarement, et seulement quand le poète éprouve le besoin de produire un effet puissant ». Il juge « détestable » l’enjambement chez Verlaine : « Il va falloir qu’enfin se rejoignent les / Sept péchés aux Trois vertus Théologales »[3]. De même l’allitération est une perturbation, autorisée seulement si elle a un sens particulier, comme dans le vers de Racine « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ». Cette « tradition classique » est codifiée par des œuvres de rhétorique, tels que De l’orateur de Cicéron, des typologies comme la roue de Virgile élaborée par les rhéteurs … tout un héritage de la rhétorique antique. La forme, héritée depuis l’antiquité, est un gage d’universalité, d’éternité. Le fond lui-même est une répétition des Anciens. Un moraliste affirme : « Tout est dit, et l’on vient trop tard. »

Or la forme extérieure n’est pas seulement un modèle, une garantie d’éternel. Elle est aussi une contrainte créatrice. Ce n’est pas forcément un paradoxe. Il y a un labeur du poète, comparé volontiers à un artisan. Les proportions – comme la prétendue beauté du rythme de l’alexandrin, sont peut-être des facteurs culturels, mais garantissent une mise en forme. Un indispensable « travail du négatif », dirait Hegel, qui s’applique au sentiment, au langage : la contrainte est nécessaire à la libération. Il y aurait une  relève (aufhebung), une médiation du fond grâce à la forme. On pense à la recherche du mot juste,  de la rime, du rythme. On pense à la fascination qu’exerce le sonnet, une des formes les plus mystérieusement adoptées par les poètes européens. L’idée de forme-contrainte est selon Claudel ridicule : « Si la contrainte du sonnet est tellement bienfaisante, pourquoi répudier celle plus rigide et plus salutaire encore probablement de l’acrostiche, du vers palindrome et de la double croix-blanche en accordéon ? » se demande-t-il[4]. Mais au de là de l’ironie railleuse de Claudel, effectivement : pourquoi la répudier ? Les poètes dits « grands rhétoriqueurs » sont ravalés dans la prétendue « obscurité du Moyen-âge » que dénonce Alain de Libera[5]. Or ces poètes apportent au travail du vers, des sons, des mots, une attention primordiale. Ils sont dans la « fête du langage » : selon Zumthor[6], « le français constitue le lieu et la fin de leur discours ». L’accumulation du jeu de mot, de sons, et de formes, semble suggérer une ironie de leu discours poétique qui tend à sa propre déconstruction.  La Prière pour la rose de Jean Molinet par exemple, s’impose de n’employer que des mots qui commencent par la lettre R :

Royal raincel, reverente roÿne,

Rose rendant riche resjoïssance

Redifie reparable ruine

Romps rancune, ramaine récréance

Riant rubis, rouge resplendissance…[7]

« Les rhétoriqueurs signifient collectivement un moment dramatique de l’histoire européenne, mais aussi de façon exemplaire, de toute l’histoire : celui où elle s’affronte à elle-même, se contredit et se dépasse dans et par le verbe de ce qu’il faut bien appeler la poésie »[8] écrit Zumthor. Les poètes « métaphysiques » anglais ont une tradition marquée par les jeux de mots, les « concetti », les formes originales. Donne est connu pour ses métaphores recherchées : la plus célèbre est celle qui compare les amoureux aux branches d’un compas. Herbert, dans Le Temple, écrit un calligramme, un poème en forme d’ailes, Easter-Wings. Nous sommes en 1633, bien avant les Lettres à Lou. Les jeux de mots scintillent chez Scève, chez Pétrarque. Laura est L’aura, le souffle, l’or. Délie est L’Idée. La forme-contrainte permet d’ouvrir le champ d’un jeu poétique où le sentiment, médiatisé par la recherche intellectuelle, laisse place à l’ingéniosité, à l’ironie même. Le jeu poétique permet le rire ou le sourire, comme c’est le cas dans les limericks anglais – poèmes absurdes – ou chez Tristan Tzara. Ponge ou Prévert utilisent aussi les ressorts de l’humour dans leurs poèmes. Ressorts : qui dit rire, dit mécanique, selon Bergson, et en tout cas effet calculé, distancié, loin de tout sentimentalisme. Et comment ne pas penser, encore, à l’OuLiPo ? Cette recherche, souvent humoristique, poétique et mathématicienne, libère de nouvelles possibilités d’expression. Le livre Cent Mille Milliards de Poèmes de Raymond Queneau, grâce à sa mise en page, applique le modèle combinatoire : Raymond Queneau a « écrit » 1014 poèmes potentiels. Queneau explique : « C’est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre)»[9]. Encore une fois, un poème machine. Pour Queneau – comme pour Deleuze – la machine l’objet de la modernité. La machine dépasse l’humain – puisque le poème-machine s’approche de l’infini – et lui ouvre de nouveaux horizons. Le poème ce n’est pas forcément un intime chant du cœur. Joie de l’intellect, comme dirait Valéry, ou objet de recherche et d’investigation, ce serait objet littéraire non identifié – selon l’expression de Derrida à propos des textes d’Hélène Cixous, criblés d’anagrammes, de mots-valises lacaniens, d’allusions littéraires masquées.[10]  

            La forme intellectualisée serait-elle alors l’essence du poème ? Prenons la fin du dizain 22 de Scève :

 

            Mais comme Lune infuse dans mes veines                                 Lune / L’Une  

            Celle tu fus, et seras Délie,

            QuAmour a joint à mes pensées vaines                              qu’amour / qu’à mort ?

            Si fort que Mort jamais ne l’en délie.                                     Jamais/ j’aimais ?

 

Qu’est-ce qui frappe véritablement dans ces quatre vers ? Est-ce l’amour en lui-même, qui fait la beauté de ce poème ? N’est-ce pas plutôt la forme, les jeux de mots explicites (Délie ou délie), ou latents (Lune ou L’Une, l’amour ou la mort…) ? La même question pourrait se poser pour la plupart des poèmes classique. Un sonnet de Pétrarque enchante, mais l’amour qu’il décrit est un lieu commun ; là où le sonnet de Pétrarque touche au sublime, c’est dans sa perfection formelle : ses images, ses rythmes.

Or la beauté de son langage peut s’appliquer à tout objet : la poésie occidentale a considéré qu’il y avait des lieux communs plus propices au poème, comme l’amour ; mais un haïku japonais, dans une perspective différente, s’ingénie à créer le beau à partir d’un fait de la vie quotidienne, la plupart du temps tout à fait insignifiant. Baudelaire a montré que « tout » était susceptible d’être poétique et poétisé. Encore une fois, ce que Claudel affirmait sur le mode de l’ironie se réalise : on peut faire un poème d’un jeu de billards. Dans le Spleen de Paris, Baudelaire prend pour sujet des fenêtres. C’est aussi le Parti Pris de Ponge. En choisissant des objets de la vie quotidienne, prosaïques par excellence, Ponge révèle que langage poétique peut métamorphoser la banalité en visions cosmiques : la croûte d’une miche pain devenir montagne… et la boue, devenir or. C’est la forme même du langage qui crée cette beauté. Car le poème met l’accent sur la beauté du langage lui-même : le poète emploie les mots comme des « choses », affirme Sartre[11] : des choses colorées, musicales, parfumées. Ainsi, pour Bremond, le fond n’a pas d’importance, le poème dépasse le logos, et n’a pas même un sentiment à exprimer : le « poème pur » est pré-sentiment, pressentiment. Bremond cite Nerval, qui voit dans la poésie un « enchantement obscur d’abord indépendant du sens »[12]. L’analogie avec la musique justifie cette idée : la musique, dit Bremond est  une « incantation par où se traduit un état d’âme avant l’idée ou le sentiment »[13]. En effet la musique suit des règles harmoniques et mathématiques ; elle suggère des sentiments ; elle ne les exprime pas forcément. Car si la musique peut être « descriptive » – comme un concerto de Vivaldi, La Nuit – ou encore « exprimer d’un sentiment » – comme un Hymne à la joie – elle est aussi être avant, ou au-delà de tout sentiment : les Variations Goldberg de Bach. La « poésie pure » se rapprocherait-elle finalement de ce que le structuralisme appelle une perturbation de la fonction référentielle – et expressive – du langage ? On peut en effet remettre en question toute communication par le poème, en s’inspirant des analyses de Riffaterre[14]. Le sémioticien identifie une « obliquité sémantique » qui se crée dans le poème. Elle a trois formes : déplacement – ce sont les effets de la métaphore et de la métonymie – ; distorsion – effets de contradictions, ambiguïtés, ou création de non-sens ; enfin, création – lorsque l’espace textuel instaure un sens entre des mots qui sinon en seraient dépourvus.  C’est donc mettre en doute la possibilité même de communiquer – y compris des sentiments.

            On peut donc qualifier la définition claudélienne de poésie comme hyperémotive, et dépréciative envers les ressorts formels d’un poème. Car la création poétique est aussi un jeu de l’intellect qui s’organise grâce à des contraintes extérieures. L’on pourrait même remettre en doute tout rôle communicatif ou expressif du poème.

 

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Toutefois, cette conception « intransitive » du poème à été vivement critiquée. Yves Bonnefoy parle de « logôlatrie » et revendique la présence du monde à travers la poésie. Le poème n’est pas, un ensemble totalement clos, une forme et seulement une forme : il fait référence à ce qui existe. Dès lors il s’agit de voir comment il peut, au mieux, exprimer cette existence. Dans cette perspective la définition de Claudel permet de critiquer les excès du formalisme, et de faire du langage poétique un langage de l’existence.

Claudel, en dénonçant le risque de réduire la poésie à une mécanique – une horlogerie, dit-il – chante la victoire de la modernité et la mort des formes traditionnelles. Le risque de monotonie, encouru à trop s’appuyer sur des formes fixes, est bien représenté. (Par exemple, on a parlé de « l’horloge de Spenser » à propos de la strophe Spensérienne[15], pour indiquer son allure très régulière.) Contre toute forme préétablie, la critique de Claudel se fait parfois très polémique. Ainsi, voici l’alexandrin : 

 

« tarara tatata – tarara tatata,

tarara tatata – tarara tatata,

tarara tatata – tarara tatata,

tarara tatata – déshonoré, brisé,

Diane de Poitiers, Comtesse de Brézé…»[16]

 

C’est un « abominable métronome »[17], dit-il encore ! Les règles formelles sont associées à une certaine étroitesse d’esprit, un esprit normatif qui serait caractéristique de l’âge classique. « La poésie française classique a ses canons dans les Commandements de Dieu et de l’Eglise et dans les adages villageois sur la température » écrit-il[18]. Il souligne maintes fois l’arbitraire de ces règles : «La contrainte naturelle exigée par la pensée et par l’expression musicale est assez dure sans y ajouter des obligations artificielles et puériles »[19].  Claudel érafle au passage l’œuvre de V. Hugo, dont il révèle les moments de faiblesse. Selon lui, pour avoir voulu beaucoup versifier, V. Hugo commet des fautes graves, qu’il relève avec un certain mépris. (« Que de déchets ! Quelle charpie ! Quel remplissage ! »)[20]. Cet élan iconoclaste est représentatif de la volonté claudélienne de faire œuvre de libération. Une versification détachée des sentiments comblerait un vide émotionnel. A force de suivre les règles, on tuerait la spontanéité poétique. « Il existe des machines à rimer, non à faire de la poésie» écrit Octavio Paz[21]. On peut donc distinguer l’intelligence versificatrice, ou créatrice de forme, en général – faculté de raison – d’une autre faculté créatrice – émotion, anima, souffle – sans laquelle le poème ne serait qu’une forme vide.

De plus, non seulement les formes traditionnelles semblent « s’user », mais elles entravent la pensée dans son immédiateté. Or la création poétique devrait se faire, selon le poète moderne, par la recherche d’un nouveau langage fidèle au « mouvement de l’âme ». Le poète peut considérer la médiation de la forme codifiée comme une trahison ; il affirme alors sa liberté dans l’abandon des contraintes formelles, pour adopter de nouvelles formes, de plus en plus « immédiates ». Baudelaire, Rimbaud, Claudel ne poursuivent-ils pas un même idéal de penser-écrire immédiat ? « Qui de nous n’a pas rêvé d’un miracle d’une prose poétique musicale sans rythmes et sans rimes, assez souple et assez heurté pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »[22] se demande Baudelaire. Et Rimbaud ? « Trouver une langue …, écrit-il à P. Demeiny, cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, de la pensée accrochant la pensée et tirant »[23]. Un commentateur dit de Claudel : « son langage se libère de toutes les règles extérieures… sa  syntaxe est tordue au marteau ».[24] Cette image nietzschéenne n’est sans doute pas placée au hasard. Le langage n’est-il pas, selon Nietzsche, une série de métaphores peu à peu institutionnalisées ? Le poète ne peut-il pas alors créer son propre langage ? « Les grands écrivains n’ont jamais été faits pour subir la loi des grammairiens, mais pour imposer la leur, et non pas seulement leur volonté, mais leur caprice »[25] écrit Claudel. Cette libération des structures formelles classiques, de certaines structures du langage lui-même, dans la mesure du possible, permet alors d’exprimer des « forces » autres que le logos. C’est encore la motivation de la poésie selon les surréalistes : faire parler l’inconscient, ou même parler l’inconscient. Exprimer des « forces autres »,  écrire les évènements les plus subtils, illogiques, chaotiques de l’ (in)conscience, est un projet qui se retrouve d’ailleurs, dans l’écriture d’une certaine prose poétique : Claude Simon supprime la ponctuation et force la grammaire pour exprimer le chaos, ou fracture le texte en morceaux juxtaposés pour écrire le soudain surgissement de souvenirs[26]. Il s’agit de laisser la pensée se dicter. Et qu’est-ce la poésie sinon « la dictée de l’âme » ? (Heidegger) 

Loin d’être seulement un jeu intellectuel, la poésie se veut donc un enjeu quasiment philosophique, un instrument d’investigation des sentiments les plus profonds. Cela explique l’erreur des poètes de l’intellect « pur » : « Le vers de Valery, qui n’a d’être et de recours que ses propres règles, ce mélange de divertissement et de savoir, cette partie d’échecs l’on n’en finit pas de jouer avec l’idée ou l’écho, n’est que précarité et tristesse. »[27], écrit Yves Bonnefoy. (Soulignons cette métaphore des échecs comme symbole de jeu intellectuel et vain.) Insatisfait de l’intellect pur, le discours poétique a l’intention d’écrire de et dans l’existence de l’homme, d’écrire sa sortie de sa condition de sujet rationnel – or qu’est-ce le désir si ce n’est cette sortie de soi et de la rationalité ? L’écriture est donc désir,  érotique,  certes,  mais aussi un « plus haut désir » : Désir.  On peut citer la célèbre théorie freudienne dite de la « sublimation ». Selon Todorov, dans une interprétation légèrement différente, le désir motive l’écriture car l’on désire et le désir et l’objet du désir, son absence et sa présence : « les paroles impliquent l’absence des choses, de même que le désir implique l’absence d’objet ; et ces absences s’imposent malgré la nécessité « naturelle » de l’objet du désir »[28]. Mais ce désir est aussi Désir. Pour Platon, l’amour est lié à la production de beaux discours[29], donc poétique, et il y a dans l’amour une transcendance – c’est le « plus haut  désir » : on atteint l’Idée (Délie).  Il y a un dépassement de la raison, dans une « fureur sacrée »[30]. « Un mystique à l’état sauvage », disait Claudel à propos de Rimbaud. Levinas retrace cette expérience quasiment mystique, l’expérience d’Autrui, qui brise le logos classique. Expérience « philosophique » mais qui s’inscrit dans la langue même de Levinas, musicale, lumineuse, et imagée : poétique avant tout. C’est l’expérience d’un Désir qui ne touche jamais son accomplissement – Désir suspendu, qui se diffère indéfiniment – dans la différance de l’écriture.[31] « Il ne s’agit pas d’être existentialiste, mais existentiel » écrit S. Fumet à propos de Claudel.[32]

 

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            S’il faut donc reconnaître que Claudel donne à la poésie le rôle d’exprimer ce que le langage commun ne peut dire, cela ne réfute pas pour autant l’approche « intellectuelle » d’un poème. Entre poésie comme jeu formel – jeu volontiers intellectuel – et poésie comme dépassement de cet intellect dans le dépassement de la forme, on ne peut établir une hiérarchie – contrairement à ce que pense Claudel. Car chacune de ces visions est inscrite dans sa propre cohérence.

C’est tout d’abord une cohérence historique. C’est la difficulté que relève Cohen[33] quant à tout discours poétique. En effet, dans l’optique moderne, celle adoptée par Claudel – et  qu’un lecteur du XXème ou XXIème siècle partage plus ou moins confusément et instinctivement – il est évident que l’écriture poétique est libération des conventions, voire même transgression. Il faut être absolument moderne, disait Rimbaud, et c’est à ce besoin de modernité que semble appartenir, la véhémence claudélienne de se défaire de toute règle externe, et de donner aux émotions la primauté absolue. N’est-ce pas là, au fond, une répétition du geste romantique, qui tente d’excéder l’esprit classique, cherchant dans la libération de la forme une libération des sentiments ? (J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin !, disait déjà V. Hugo).  Si l’époque classique considère la forme comme norme et obligation tout à fait naturelle, cette conception ferait frémir d’horreur un poète contemporain, qui ne se donne comme norme que ses propres limites. C’est aussi un changement historique de la  conception que l’on a du poète lui-même : le poète moderne est surtout un individu, parfois même opposé à la société. Il exprime son individualité, son originalité, son affranchissement des normes. Etre moderne, rappelle Vattimo, c’est donner de la valeur à la nouveauté, à l’originalité, voire à l’excentricité. Excentricité d’un objet littéraire unique comme l’est le livre Cent Mille Milliards de Poèmes de R. Queneau. De même le sentiment – notion clef de la définition claudélienne – est « stylisé par le classicisme, exalté par le romantisme », dit Cohen[34]. Enfin, il faut prendre en compte, selon Cohen, le fait que la poésie se connaît de mieux en mieux elle-même : « le classicisme, c’est la poésie inconsciente d’elle-même. La poésie romantique se connaît elle-même comme poésie. ». D’ailleurs ces deux visions de la poésie ne sont pas seulement liées à une histoire : elles coexistent en même temps. On pense évidemment à Rimbaud, dont le parcours semble représenter le passage d’une forme classicisante à une forme totalement libre, où s’exprime l’urgence du sentiment et la difficulté de l’exprimer. L’œuvre poétique de Claudel présente elle-même des contradictions : si Les cinq grandes odes réalisent l’idéal de « poésie sentiment », Les cent phrases pour un éventail sont bel et bien un jeu purement formel : en reprenant le haïku, Claudel adopte une série de contraintes extérieures : le contenu, et la forme – rythmique et graphique. Deux définitions qui s’opposent sur plusieurs points semblent finalement coexister. Est-ce possible ? Il faut rappeler qu’en esthétique l’on se meut sur les terrains mouvants d’un « universel sans concept ». Autrement dit, on touche la difficulté de définir la poésie – surtout en lui donnant un jugement de valeur comme le fait Claudel. Cependant, en s’inspirant de la recherche de Cohen, on peut choisir de traiter uniquement le texte, pour démontrer qu’une part de la définition claudélienne – l’émotivité du langage poétique – se trouve vérifiée.

Cohen part de la définition du style poétique : fondamentalement, c’est « l’écart » qui fait le style. Or, cet écart fait du langage poétique un langage émotif. C'est-à-dire que systématiquement, le sens dénotatif « logique » est incompréhensible, c’est le sens connotatif « émotif » qui s’impose. Cohen prend l’exemple d’ « angélus bleu » ou la phrase d’Eluard « la terre est bleue comme une orange ».  C’est un « changement de code » dans le langage même et ce code est lié à la sensibilité. Par exemple, bleu – donc calme, apaisant – s’applique à l’angélus. La poésie est donc un « renversement » : le langage est non-pertinent, non-communiquant au niveau de la dénotation, mais communiquant au niveau de la connotation. Il s’adresse donc systématiquement à la sensibilité. Cohen va même plus loin en affirmant que « Sens notionnel et sens émotionnel ne peuvent exister ensemble au sein d’une même conscience ».

 

 

 

 

Claudel donne de la poésie une définition incomplète parce que trop précise. Cette définition ne peut en effet embrasser tout le champ poétique historique. Elle exclut les jeux formels, les scintillements de l’intellect. Deux points de vue différents se heurtent sans se résoudre. L’histoire montre leur coexistence, ils coexistent chez un même poète. Elle désigne le mouvement de l’émotion comme indispensable, en affirmant en quelque sorte un facteur « invérifiable ». Peut-être ce conflit entre raison froide et raison ardente rend-il possible la création poétique. Mais, suivant une analyse du langage poétique – défini comme écart qui donne à la connotation le rôle prépondérant – ce langage est essentiellement émotif, quand bien même la poésie serait élaborée avec froideur intellectuelle et formalisme strict. 

 

 


[1] La poésie pure – suivi d’un débat autour de la poésie pure, Bremond

[2] ibid

[3] Crimen Amoris, Jadis et Naguère – Verlaine

[4] Position et Propositions sur le vers français

[5] Penser au Moyen âge, Alain de Libera

[6] Le masque et la lumière, poétique des grands rhétoriqueur, Zumthor

[7] In Le Chapelet des Dames, Jean Molinet  

[8] Le masque et la lumière, poétique des grands rhétoriqueurs, Zumthor

[9] Cent Mille Milliards de Poèmes, préface,  Raymond Queneau

[10] H. C. pour la vie, c'est-à-dire, Derrida

[11] Qu’est ce que la littérature, Sartre

[12] La poésie pure, Bremond

[13] ibid.

[14] Sémiotique de la poésie, Riffaterre

[15] La reine des fées, introduction critique, Spenser

[16] Positions et propositions sur le vers français, Claudel.

[17] Ibid..

[18] Ibid.

[19] Positions et propositions sur le vers français, Claudel

[20] Ibid. Quelques fautes relevées par Claudel : Cheville, bouchon (chevilles intérieures), tiroir (énumération infinies), mariage républicain (rime morte+rime vivante : arbre/marbre), cliché (astre/désastre)

[21] L’arc et la lyre, Octavio Paz

[22] Préface au Spleen de Paris, Baudelaire

[23] Lettre à P. Demeny, le 15 mai 1871, Rimbaud

[24] Préface aux œuvres poétiques, Pléiade, S. Fumet

[25] Positions et Propositions, Claudel

[26] La Route des Flandres, Le Jardin des Plantes, Claude Simon

[27] L’improbable, Paul Valéry Yves Bonnefoy

[28] Poétique de la prose, T. Todorov

[29] Banquet, Platon

[30] Ion, Platon

[31] Totalité et Infini, Levinas

[32] Préface aux œuvres poétiques, Pléiade, S. Fumet

[33]Structures du langage poétique, Cohen

[34] ibid – toutes les citations sont de : Structures du langage poétique, Cohen.

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