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La société, le droit et l’Etat modernes

Publié le 03/06/2011

Extrait du document

droit

 

A.    La notion d’Etat :

    Au sens plus large, l’État signifie la manière d’être des personnes vivant en société. Quoique présentant l’avantage de pouvoir désigner une grande variété de formations sociales, cette définition ne permet pas toutefois de comprendre ce qui, précisément, distingue l’État de la société elle-même. La société se maintient et évolue selon des règles qui s’imposent aux individus. Mais  d’où émanent ces règles qui en assurent le respect ?

  Dans les sociétés dites primitives, c’est la communauté ou la société qui peut être l’auteur et la gardienne des règles qui s’appliquent à elle-même ; elle peut être juge et partie. Dans ce cas la société existe en dehors de l’Etat. L'ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) explique que les sociétés traditionnelles ont su, voire voulu se passer de l’Etat. Pour avancer cette thèse, il se fonde sur l'étude de certaines sociétés amazoniennes, notamment les Guayaki du Paraguay :

 

   « Il n'y a [...] pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n'est pas un chef d'Etat. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., [le chef] ne dispose, pour rétablir l'ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l'usage exclusif de la parole: non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n'est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l'un ou l'autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu'il faut s'apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n'a pas force de loi. Que l'effort de persuasion échoue, alors le conflit risque de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n'y point survivre, puisqu'il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l'on attend de lui.

 

   La propriété essentielle , c'est-à-dire qui touche à l'essence de la société primitive, c'est d'exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s'il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l'émergence d'un pouvoir politique individuel, central et séparé [...] «.

 

Pierre Clastres, La Société contre l'Etat, Éd. de Minuit, 1974, pp.175-181

 

 - L'Etat n'est pas le Pouvoir :

 

    Georges Burdeau (1905-1988), juriste et philosophe, explique pourquoi il ne faut en aucun cas

    confondre le pouvoir et l'Etat :

 

   « Toute société politiquement organisée n'est pas un Etat. On ne peut donc tenir pour valables les définitions qui l'assimilent au fait de la différenciation entre gouvernés et gouvernants. Ce que cette hiérarchie révèle, c'est l'existence d'un Pouvoir. Or, si le phénomène du Pouvoir est universel, il en existe bien des formes qui ne sont pas étatiques.

 

  C'est à raison d'une excessive générosité verbale que l'on qualifie d'Etat l'organisation politique qui exista chez les Babyloniens, les Mèdes ou les Perses, ou encore que l'on attache le même titre au pouvoir exercé par telle tribu en Mélanésie ou en Afrique équatoriale. Sans doute, on discerne bien dans tous ces groupes l'existence de la contrainte : la hache du bourreau est du même métal, soit qu’il exécute la sentence rendue au nom de Etat, soit qu'il obéisse à l'ordre d'un satrape concentrant en sa personne la propriété et les attributs du Pouvoir.

 

   Mais s'il est vraisemblable que l'homme dont la tête va être tranchée sera insensible aux différences qui nous occupent, il s'en faut cependant qu'elles ne soient dues qu'à une nuance de terminologie. Dans l'Etat le Pouvoir revêt des caractères que l'on ne trouve pas ailleurs; son mode d'enracinement dans le groupe lui vaut une originalité qui se répercute sur la situation des gouvernants, sa finalité l'affranchit de l'arbitraire des volontés individuelles; son exercice obéit à des règles qui en limitent le danger. C'en est assez, semble-t-il, pour interdire de confondre l'Etat avec une quelconque différenciation entre des chefs et des Sujets «.

 

Georges Burdeau, L'Etat, 1970, chapitre premier, Editions du Seuil, p.21

  La naissance de l’État marque, au contraire, l’avènement d’un organe du pouvoir politique distinct de la société et jouant le rôle d’arbitre dans les conflits qui traversent la société, permettant ainsi de limiter ceux-ci, de les résoudre ou de les dépasser. L’État est par conséquent cet instrument qui permet à l’ordre social de se perpétuer en usant, lorsque cela est nécessaire, de la force. On peut ainsi en donner la définition suivante : c’est l’autorité politique souveraine, considérée comme une personne juridique et à laquelle est soumis un groupe humain. Il est de plus nécessaire de ne pas oublier que ce que l’on désigne communément par le nom d’État est une forme de pouvoir politique apparue à la fin du XV ème siècle et qui perdure jusqu’à nos jours. La forme « État « a une histoire qu’il convient d’étudier.  

 

B.     Emergence la cité :

 

  I- L’antiquité gréco-romaine :

 

o   La cité grecque :   

 

   Au départ, le système politique dans la  Grèce ancienne était de type féodal. Les gens vivaient en petites communautés rurales faiblement organisées ;  leur source de la richesse était la terre, aussi celui qui possédait une ou des terres détenait-il le pouvoir. Dans les agglomérations, c’étaient des royautés de type féodal où prédominaient de grandes familles, en l’occurrence  l’aristocratie. Cette forme de gouvernement dominait totalement un petit peuple d’agriculteurs d’artisans et de pêcheurs, le pays étant formé d’un grand nombre d’îles éparpillées Dans les terres barbares (c’est-à-dire étrangers pour les Grecs), de vastes étendues hors agglomérations occupées par les grecs, c’était  un despote (du grec « despotês «,  « maître «)   qui commandait en imposant un pouvoir absolu basé sur des castes (classes sociales fermées)  militaire, sacerdotale et administrative. Ensuite grâce à l’invention des lois le pouvoir politique se démocratisa, dans le contexte des réformes législatives, apparaît le concept de Cité, forme d’organisation politique fondée sur la loi.

 

     « […] L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif  […] dès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle [Av. J.-C.], elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.

   Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui […] La parole n’est plus le mot rituel, la parole juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l’argumentation. Elle suppose un public auquel elle s’adresse comme un juge qui décide en dernier ressort, à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c’est ce choix purement humain qui mesure la force de la persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d’un des orateurs sur son adversaire. 

 

    […] Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents, mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. Cette exigence de publicité conduit à confisquer progressivement au profit du groupe et à placer sous le regard de tous l’ensemble des conduites, des procédures, des savoirs qui constituaient à l’origine le privilège exclusif du basileus (roi) ou des gené (nobles) détenteurs de l’archè.  Ce double mouvement de démocratisation et de divulgation aura, sur le plan intellectuel, des conséquences décisives. La culture grecque se constitue en ouvrant à un cercle toujours plus large – finalement au démos tout entier- l’accès au monde spirituel réservé au départ à une aristocratie de caractère guerrier et sacerdotal […] Désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'Etat. La loi de la polis , par opposition au pouvoir absolu du monarque, exige que les unes et les autres soient également soumises à « reddition de comptes «, exunaï . Elles ne s’imposent plus par la force d’un prestige personnel ou religieux ; elles doivent démontrer leur rectitude par des procédés d’ordre dialectique.

 

     […] On comprend ainsi la portée d’une revendication qui surgit dès la naissance de la cité : la rédaction des lois. […] «.

 

Jean Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F, 1969, pp. 44-48.

 

 

  Les expériences politiques grecques sont au nombre de trois : Athènes, Sparte, l’Empire d’Alexandre le Grand. Les Grecs ne connaissent pas - comme plus tard les Romains-  la notion d’état unitaire ;  il n’y a  donc pas d’institutions des idées politiques étatiques puisqu’ ils connaissent uniquement  la cité ou « polis «.

 

Période

forme

principe

théoriciens

Antiquité  grecque

La cité

La morale

Platon et  Aristote

 

Athènes est le modèle de la cité démocratique par excellence. La royauté a été supplantée par la démocratie .Trois  événements semblent avoir permis cette apparition de la démocratie.

 

-          La guerre,  notamment contre les Perses ;  à chaque fois c’est Athènes qui dirige la coalition grecque (la ligue de Délos). Cela a permis au système athénien de montrer qu’il est viable.

-          L’impérialisme : contrairement à Sparte qui vivait en autarcie, Athènes a créé un empire colonial, c’est la ville commerçante. Cela a favorisé la démocratie car la ville s’enrichit rapidement.

-          L’enseignement de la philosophie : les sophistes enseignaient l’art politique dans un cadre démocratique.

 

  Aristote définit l'homme comme « animal politique « ; il associe cette spécificité au langage (logos), lequel caractérise les communautés humaines. Mais outre la communication, le langage permet de dire ce qui est juste : « […] Il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait une famille et une cité […]«

 

Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 2, 1253a 8 -1253a 19.

    

   La cité est une structure politique et sociale mais aussi une entité religieuse. C’est le monisme antique, autrement dit  les habitants d’une cité sont également membres d’une communauté religieuse. De plus, chaque cité à ses dieux tutélaires. Il y a donc toujours  une confusion entre le politique et le religieux. D’ailleurs toutes les cités grecques, romaines, babyloniennes, égyptiennes, perses (Ur, Thèbes, Persépolis, etc.) connaissent ce phénomène.

 

-  L'autorité des lois : Platon, dans le passage intitulé « prosopopée de lois «, donne la parole aux lois. Les lois d'Athènes expliquent à Socrate quels sont ses devoirs à leur égard, et quel est le fondement de tels devoirs :   « […] Considère donc, Socrate, [les lois] pourraient-elles ajouter, si nous n'avons pas raison de dire qu'il est injuste d'entreprendre de nous traiter comme tu projettes de le faire 1. Nous qui t'avons mis au monde, nourri, instruit, nous qui vous avons, toi et tous les autres citoyens, fait bénéficier de la bonne organisation que nous étions en mesure d'assurer, nous proclamons pourtant, qu'il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu'il a été mis en possession de ses droits civiques et qu'il a fait l'expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisons pas, en emportant ce qui est à lui, et aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n'y fait obstacle, aucune non plus n'interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s'établir à l'étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu'il possède.

 

  Mais si quelqu'un de vous reste ici, expérience faite de la façon dont nous rendons la justice et dont nous administrons la cité, celui-là, nous déclarons que désormais il est vraiment d'accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner de faire. Et nous affirmons que, s'il n'obéit pas, il est coupable à trois titres : parce qu'il se révolte contre nous qui l'avons mis au monde, parce que nous l'avons élevé, et enfin parce que, ayant convenu de nous obéir, il ne nous obéit pas sans même chercher à nous faire changer d'avis, s'il arrive que nous ne nous conduisions pas comme il faut, et donc que, même si nous lui proposons cette alternative au lieu de prescrire brutalement de faire ce que nous prescrivons de faire, même si nous lui laissons le choix entre les deux possibilités suivantes : nous convaincre ou nous obéir, il ne se résout ni à l'une ni à l'autre […] « ( Platon , Criton, 51c-52 a.)

 

     1-  Il s'agit de l'éventuel projet d'évasion de Socrate

   C’est dans le cadre de la cité grecque que se développent les premières philosophies politiques. Ainsi, outre Aristote, Platon, dans La République, reconduit la politique à la justice, celle-ci désignant à la fois l’harmonie de la cité et l’harmonie de l’âme. C’est le philosophe-roi qui détient le pouvoir, c’est à lui que revient le soin de gouverner la cité car la politique de la république idéale s’identifie à la science parfaite, à la véritable sagesse (sophia). Platon ne s’intéresse guère alors aux cités concrètes qui sont étrangères à la science et sont gouvernées par des hommes ne pratiquant guère la philosophie. Ce n’est que dans son dernier dialogue, Les Lois, quil pense la possibilité d’une application de ses théories dans le cadre d’une cité existante :

  « […] Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. Or parmi les magistratures certaines sont limitées dans le temps, en sorte que pour les unes il est absolument interdit au même individu de les exercer deux fois, alors que pour d'autres il faut laisser passer un intervalle de temps déterminé. D'autres sont à durée illimitée, par exemple celles de juge et de membre de l'assemblée. (...) Ce qu'est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu'il est citoyen de la cité concernée, et nous appelons, en bref, cité l'ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie […] «

                                                           Aristote, La Politique.

       Pour Aristote, la cité est la communauté d’hommes (de citoyens) vivant sous une certaine constitution (politeia). Selon le schéma hylémorphique (forme / matière), la constitution est la forme, le principe d’organisation d’un tout parfaitement autarcique (subvenant par lui-même à tous ses besoins contrairement aux formes inférieures de groupement que sont la famille et le village) constituée de cette matière que sont les individus. En outre, la politique vise une fin, qui n’est pas d’assurer la simple vie en commun, encore moins de permettre aux individus de poursuivre des intérêts privés, mais de réaliser le souverain bien, celui-ci étant inséparable d’une vie bonne qui ne se pense que collectivement, du point de vue de l’amitié et de la justice. À la différence de Platon, Aristote s’intéresse à la diversité des cités concrètes ; en ce sens, il  se livre à une description des régimes existants. La question fondamentale concerne alors l’attribution du pouvoir et son exercice. Mais cette question elle-même est inséparable de la question des intérêts servis par le pouvoir. Pour chaque type d’exercice du pouvoir, il existe deux formes : une forme « droite «, dans laquelle ceux qui exercent le pouvoir visent le bien de la communauté entière et une forme « déviée «  dans laquelle ils ne visent que leur propre bien. Si le pouvoir est exercé par un seul et de manière droite, on aura la royauté , sinon, cest la tyrannie. Si le pouvoir est exercé par un petit nombre et de manière droite, on aura l’aristocratie et, dans le cas contraire, l’oligarchie. Enfin, si le pouvoir est exercé par tous et de manière droite, on aura le « régime constitutionnel « et, dans le cas contraire, la démocratie (le sens de ce terme chez Aristote n’est évidemment pas celui que nous lui donnons aujourdhui).

  Hérodote, surnommé « le père de lHistoire «, classifia les régimes politiques ; il distingua trois formes de gouvernement : la monarchie : une seule personne gouverne pour sa gloire et celle de ces sujets ; l’oligarchie : la  minorité qui commande est  composée de citoyens « supérieurs « par leurs naissances, leurs compétences religieuses ou militaires ; la démocratie : la majorité faite du peuple, des paysans, des artisans, des commerçants, des marins.   La tyrannie, qui consiste à ne pas se soumettre aux lois, peut se retrouver dans les trois types de régime. Cest le cas pour la monarchie quand elle devient arbitraire, de l'oligarchie qui se divise et débouche sur des luttes de factions où tous les coups sont permis et de la démocratie devenue dépravée, corrompue.

 

 

Type de gouvernement

 

   Un seul

      Minorité

           Majorité

Motivation

                                          INtérêt général

Désignation

Monarchie

Aristocratie

Démocratie (République)

 

Motivation

                                              Déviation

intérêt personnel du monarque

intérêt des riches

intérêt des démunis

Désignation

La tyrannie

L’oligarchie

La démagogie

 

 

   Ces régimes se dégradent lorsqu’ils ne tendent pas, ou plus,  au bien commun. Déjà,  à  l’époque où Platon et Aristote pensaient la cité grecque, celle-ci étaient d’ores et déjà entrée en crise. Athènes, par exemple, avait perdu beaucoup de son influence passée. Cette crise devenant de plus en plus aiguë, les philosophes qui leur succèdent sont conduits à repenser le statut de la cité. Tel est le cas notamment des stoïciens pour lesquels la cité ne désigne plus seulement la communauté politique mais aussi l’univers dans sa totalité. Ainsi, Sénèque écrit : « […] Représentons-nous bien qu’il y a deux Républiques : l’une, grande et vraiment publique, embrasse les dieux et les hommes (…) ; l’autre, celle à laquelle nous attache le hasard de notre naissance (…), ne comprend plus tous les hommes, mais un groupe d’hommes déterminé […] «.

 

  Les stoïciens conçoivent le monde comme une cité, gouvernée par la raison divine. Opter pour  le gouvernement dune telle cité, c’est donc suivre les règles la raison. Or, ceci relève au premier chef d’actes individuels, privés, ne mettant plus en jeu la communauté politique dans son intégralité.

 

 

o   La cité romaine : de la royauté à  l’Empire

 

    De la fondation légendaire de la ville de Rome par Romulus  (VIIIe siècle A J.-C.) à la fin de l’Empire romain d’occident au Ve siècle, Rome a connu trois régimes : la royauté, la République et l’Empire .

 

Période

formes

fondement

théoriciens

 

Antiquité romaine

La royauté

La République

L’Empire

 

          Le droit

 

      Polybe

      Cicéron

 

 

·         Polybe (vers 200 av. J.-C – vers 118 av. J.-C) : général, homme dEtat, théoricien politique et historien.

 

  Dans son livre L’histoire, livre qui s’intéresse aux institutions romaines entre 218 et 146 av J.-J.C, cet auteur romain d’origine grecque reprend l’idée platonicienne du cercle, idée de dégénérescence ou de dégradation des régimes politiques. Il explique qu’il y a  d’abord dans toute société  une autocratie, c’est -à -dire des hommes  qui se regroupent entre eux et suivent le plus fort. Celui qui règne est celui qui a la force pure. C’est à ce moment que se forment les idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Mais l’autocrate est obligé de renoncer à  ne diriger qu’avec la force ;  pour Polybe  ce renoncement annonce la naissance de la royauté. Selon lui, les premiers rois sont toujours bons et simples, ceux qui suivent n’ont pas les mêmes vertus, car ils ne sont là que pas hérédité. Ici apparaît  alors la tyrannie, retour à la force pure. Puis le tyran est chassé par un groupe d’hommes vertueux, c’est l’aristocratie, Puis les meilleurs finissent par se corrompre et on tombe dans l’oligarchie. Les hommes intègres chassent à nouveau  les corrompus : c’est le moment de  la démocratie.

 

   Pour Polybe, le moteur de l’histoire c’est la liberté de parole. Mais très vite  la division de la société et le désordre amènent l’autocratie pour rétablir l’ordre. Polybe reprend l’idée platonicienne  de la dégénérescence qui se trouve dans chaque régime politique. Il pense  avoir trouvé le régime mixte idéal : c’est la République romaine.

     À partir du III ème siècle av. J.C., la cité de Rome (proclamée en 509) établit peu à peu sa domination sur la péninsule italienne. La République (du latin res publica, « chose publique «) romaine est constituée de deux groupes :

  - Les patriciens : membres des anciennes familles de Rome, ils disposent de droits électoraux plus étendus et sont les seuls à pouvoir exercer le pouvoir et les fonctions religieuses. Ils ont le monopole des offices publics, les magistratures.

  - Les plébéiens : principalement des agriculteurs, des artisans et des commerçants,  ils ne disposent au début de la République d’aucun statut juridique. Ce n’est que peu à peu qu’ils acquièrent des droits politiques et obtiennent la possibilité d’accéder aux fonctions politiques, à condition toutefois d’être assez fortunés.

   Au début du 1er siècle av. J.C. le statut de citoyen est progressivement accordé à tous les alliés de Rome, ceux-ci étant dispersés sur un territoire immense et composé de cités aux degrés d’organisation politique très variés.

·         Cicéron  (106 et 43 av JC) : le monde romain vit le déclin de la République Romaine. C’est une période de violence et d’anarchie qui prépare l’émergence de l’Empire. Cicéron est  l’auteur de plusieurs traités : «  Des devoirs «, traité de devoir politique ; « De republica «, traité sur l’histoire de la République romaine ;  « les lois «, une analyse des Constitutions, et « De la République «  sur les causes du déclin de la République romaine.

 

    Cicéron s’intéresse dans un premier temps à la nature humaine ;  elle est selon lui :

 

-          Sociale : l’homme est porté à s’assembler aux autres ; il s’épanouit par sa nature et sa relation.

-          Spirituelle : «  le propre de l’homme, c’est sa culture «.

-          Divine.

 

     Il en conclut que la nature humaine est universelle. Lorsque l’individu possède toutes les vertus de la nature humaine,  il a la vertu de la bonté morale.

 

  Cicéron tente de définir l’idée de devoir  humain : le premier devoir est d’abord la vertu politique : l’intelligence et la prudence. Le grand homme ne s’expose pas à dire un jour «  je n’y avais pas pensé «. Ensuite, le second devoir est la justice, elle crée la communauté de vie. Pour Cicéron, la justice à proprement parler consiste à : « ne nuire a personne si ce n’est pour répondre à une injustice « .C’est par exemple le respect de la propriété. Mais la justice repose aussi sur la fides ou bonne foi, le respect de la parole donnée dans les contrats. «  que soit fait ce qui a été dit «. A cette justice,  s’ajoute la Caritas : la bienfaisance. Aider les autres par un acte volontaire mais au-delà de ce qu’on leur doit strictement. Pour Cicéron,  cette bienfaisance fait partie de la nature humaine.

 

La justice est la charité ont pour fonction de maintenir la communauté des hommes

 

 Cicéron  s’inspire d’Aristote en parlant du droit naturel : « La loi véritable est la raison quant elle est conforme à la nature. «. Il écrit « Res Publica e Res populi « : « la chose publique est l’affaire du peuple «.

 

 Pour Cicéron, l'homme d'État est un éducateur qui doit donc lui-même recevoir une formation universelle. Il faut éduquer tout homme pour obtenir un personnage politique. Ceci fait certainement de cet auteur romain le créateur de la notion d'humanisme, au sens où l'on parlait autrefois de « faire ses humanités «, au sens de l'importance accordé à la culture de l'esprit.

 

 

 Politique et philosophie sont pour lui deux activités très complémentaires. Il souhaite un « consensus universel «, le rassemblement de tous ceux qui, quelle que soit leur origine sociale, s’accordent sur certains principes modérés.

 

  Pour lui, l'homme politique ne doit désirer qu'une chose : le repos (otium), c'est-à-dire l'absence de guerres et de lutte, le refus du pouvoir excessif dans le respect des droits de tous. Quant au meilleur  modèle de constitution, il est celui qui présente à la fois des traits monarchiques, aristocratiques et démocratiques, à condition que tous les éléments de la cité y collaborent harmonieusement. Il rêve d'une République où quelques hommes d'élite sauront collaborer en intervenant en cas de crise grâce à leur vertu et leur autorité. Ce qu’il faut , selon Cicéron, une République, certes aristocratique, mais ouverte aux talents, fondée sur le respect du droit, de la raison et de la justice, gouvernée par des philosophes éloquents et dirigée par le meilleur des citoyens , le prince.

 

  La République est un rassemblement d’individus associés en vertu d’un accord sur le droit et en vertu d’une communauté d’intérêt. Cette multitude d’individus va devenir une communauté de citoyens partageant une loi commune. Aussi Cicéron rejette-t-il  la tyrannie car entre le tyran et le peuple il n’y a pas de droit commun.

 

  Cicéron explique que l’Etat est fondé sur le droit. Il classifie les régimes politiques de la manière suivante : la royauté est critiquable ; la démocratie est à son tour critiquable : certes, il y a la liberté de tous mais uniquement en parole, aussi ce régime tourne-t-il vite à la folie ou à l’anarchie. Le meilleur régime est l’aristocratie car c’est le juste milieu entre l’insuffisance de l’homme et la foule.

  Cicéron comprend que l’immensité territoriale de la République Romaine amènera un changement de régime politique, il pressent l’avènement de l’Empire bien qu’il soit passionnément républicain. Aussi

Sera-t-il amené à imaginer une théorie qui permettrait de préserver la République. C’est le  régime du Princeps, le premier citoyen, l’homme à qui la République va se confier. Il assure la plénitude des pouvoirs au nom de la République. Ce rôle sera assumé par Octave, le futur Empereur Auguste.  

-  L’avènement de l’Empire :

    Rome n’est plus juste une cité ; elle devient la capitale de l’Empire. Le projet impérial s’accorde avec les thèses stoïciennes, qui se diffusent très largement dans le monde romain (et l’empereur Marc Aurèle sera lui-même un philosophe stoïcien) dans la mesure où l’Empire se présente comme une réconciliation de la « petite République « et de la Cité universelle. Celui-ci signe la fin de la République : le pouvoir revient tout entier aux mains de l’empereur, de celui qui pourra obtenir, comme Octave, le titre d’Augustus (« au-dessus des lois «) ou d’imperator (« général «). Les droits des citoyens, à l’exception des droits privés, sont particulièrement réduits, le « droit civil « devient « droit des gens «.

        Les idées politiques sous l’Empire Romain :

 

    L’Empire Romain d’Occident connut deux grandes phases :

 

 C’est d’abord le principat (de 27 à 284) : le véritable régime est un Empire, mais la façade  est républicaine. Chaque année l’empereur, considéré comme un demi-dieu (fils de Jupiter),  se fait attribuer différents titres. Ensuite, c’est le dominat : durant cette phase, c’est une monarchie de droit divin sous sa forme païenne et chrétienne. Sous la première forme, la divinisation de l’empereur est encore plus forte. On voue un culte au génie de l’empereur : cette philosophie postule que chaque être humain a un double (son génie). Plutôt  que de vouer un culte à l’être humain, on idole son génie (être surnaturel) : c’était d’abord  une influence du  pythagorisme. Pythagore en effet aménagea un ordre politique et social surplombé par un être « supérieur «; c’est  ensuite une influence du stoïcisme : cette philosophie née en Grèce prônait un ordre universel. En effet, les stoïciens croyaient en l’existence de personnes humaines de qualité mais aussi en une égalité de la personne humaine, mais pas une égalité sociale, économique et politique. Il y avait aussi une influence progressive du christianisme.

 

  En 313, Constantin fut le premier empereur romain à se convertir au christianisme ; il mit fin aux persécutions contre les chrétiens aspirant ainsi au gouvernement moral de ses sujets.  En 380,  le christianisme devînt la religion d’état de l’empire. Ce fut la fin du monisme (la cité antique à la fois une entité politique et une entité religieuse.) ; le christianisme installa le  triomphe du dualisme, c’est -à-dire qu’il y eut d’une part un pouvoir temporel (l’Etat), d’autre part un pouvoir spirituel (l’Eglise). « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à césar « disait Jésus : le culte à Dieu ; l’impôt à César.

 

       Ainsi, à partir du III ème siècle, l’avènement du christianisme modifie radicalement les rapports de la religion au pouvoir. L’idée d’une religion comme simple fonction de l’État s’efface peu à peu pour laisser place à une conception dans laquelle la religion n’est plus subordonnée à la politique mais s’égale à elle ; on enseigne par exemple que  les rois ne sont rois que parce qu’ils ont reçu la grâce de Dieu . De plus, la religion constitue un élément essentiel dans la définition des communautés. Néanmoins, les rapports entre politique et religion sont susceptibles d’êtres conflictuels.

 

   C’est pourquoi Saint Augustin, dans La cité de Dieu, présentera un dualisme des pouvoirs. L’autorité papale s’exerce sur l’Église invisible, sur la société universelle et spirituelle qui suit la loi naturelle divine. L’Église visible, représentante, sur terre, de cette société des élus, reconnaît une autorité souveraine particulière, temporelle, s’exerçant sur les hommes défigurés par le pêché et sur lesquels doit s’exercer un pouvoir contraignant. Ce dernier n’est cependant qu’un moyen au service de cette fin qu’est la vie spirituelle. La politique se voit ainsi  subordonnée à la religion. 

 

 

 

 

 

 

 II - Le Moyen - Age Chrétien :

 

    Le Moyen Age commence par une phase de troubles. C’est ainsi que l’Empire est envahi par les Barbares et que la civilisation urbaine régresse. La crise se répercute sur tous les plans: social, politique, culturel, économique et militaire. L’effondrement concerne toute la structure administrative et les services publics (enseignement, justice, etc.). Les souverains s’avèrent incapables d’assurer l’ordre dans leurs royaumes et le pouvoir s’atomise, ce qui explique le morcellement féodal que va connaître l’Occident.

 

   Seule l’Eglise occupe l’espace culturel (les clercs eux seuls savent lire et écrire); elle maintient ses structures (diocèses, paroisses, monastères….). La pensée chrétienne connaît un dualisme du, entre autres, à  deux héritages importants :

 

- L’héritage judaïque : le christ qui était juif récupère l’idée de transcendance divine. Avant,  régnait le naturalisme (les dieux étaient présents dans la nature) ; avec le judaïsme et le christ on pense que les dieux sont en dehors de la nature, plus précisément au dessus de la nature.

On retrouve aussi l’idée, fondamentale du judaïsme, d’une nature bonne à l’origine mais pervertie par le péché

 

- L’héritage du stoïcisme : le stoïcisme a introduit l’idée de l’existence d’une personne humaine inaltérable et inaliénable, dont il découle que chaque être est unique, précieux et possédant des droits inaliénables. Ici, il conviendrait de rappeler que le stoïcisme est historiquement contemporain à Jésus qui a  exprimé à peu prés la même idée mais en y ajoutant la notion d’amour du prochain.

 

   Jésus-Christ affirme l’autonomie de la vie spirituelle de chaque être humain mais aussi le caractère individuel du salut : chaque homme possède une valeur absolue, il ne peut donc être réduit à l’état de simple serviteur de la communauté politique. C’est l’égalité des âmes devant Dieu (mais pas  encore l’égalité dans la société). A la notion chrétienne de l’égalité des âmes devant  le Créateur, s’ajoute la primauté de la loi naturelle et un droit universel englobant les destinées humaines. Cependant il n’y a pas d’émancipation ni pour les femmes, ni pour les esclaves.

 

 

a) Saint Augustin (354- 430) et l’Augustinisme politique :

 

  Les auteurs chrétiens précédant ce Père de l’Eglise présentaient l’Empire Romain comme un instrument de la volonté divine ayant pour but de diffuser la chrétienté. Le Christ est l’Empire ne faisaient qu’un (monisme).

 

  A cette époque, l'Empire romain se désarticulait. En 410, Rome fut prise par les Barbares et la ville pillée. C’est alors que   les païens attribuèrent la responsabilité de la chute de Rome au Christ : si l’on a été vaincu c’est parce que l’on a abandonné nos anciens dieux, estiment-ils. Saint Augustin leur répond dans La cité de Dieu, ouvrage  qui allie l’Histoire à la réflexion politique :

 

  « […] Car enfin, qu’est-ce qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez ? C’est le désir de trouver la sécurité dans le vice, et de vous livrer sans obstacle à tout le dérèglement de vos mœurs. Si vous souhaitez la paix et l’abondance, ce n’est pas pour en user honnêtement, c’est-à-dire avec mesure, tempérance et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités, une variété infinie de voluptés, et répandre ainsi dans les mœurs, au milieu de la prospérité apparente, une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté des ennemis. C’est ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il s’opposait à la ruine de Carthage […] «

 

Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre premier, Les Goths à Rome, chapitre XXX.

 

 

   C’est dans ce contexte d’affaiblissement que Saint Augustin formula la théorie des deux glaives. Cette théorie visait à normaliser en Occident les relations entre l’ordre temporel des Royaumes et l’ordre spirituel sur lequel règne le Pape. Saint Augustin explique qu’il existe deux mondes : le premier est celui de  la Cité terrestre avec ses institutions politiques, sa morale, son histoire ; le second est celui  de la cité céleste. Pour lui, la communauté des chrétiens est  de passage sur terre ; elle doit s’adapter  entre ces deux univers : la cité des hommes et la future cité de Dieu.

 

    « […] Nous appelons Cité de Dieu celle à qui rend témoignage cette Ecriture dont l’autorité divine s’est assujettie toutes sortes d’esprits, non par le caprice des volontés humaines, mais par la disposition souveraine de la providence de Dieu […] il existe une Cité de Dieu dont nous désirons être citoyens par l’amour que son fondateur nous a inspiré. Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent leurs divinités à ce fondateur de la Cité sainte, faute de savoir qu’il est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c’est-à-dire des dieux impies et superbes, qui, privés de la lumière immuable et commune à tous, et réduits à une puissance stérile , s’attachent avec fureur à leurs misérables privilèges pour obtenir des honneurs divins de ceux qu’ils ont trompés et assujettis […] « .

« […] Malgré le nombre de tant de nations vivant à travers le monde entier… il n’existe toutefois que deux formes de sociétés humaines, celles que nous avons appelées, à juste titre, d’après les Ecritures, les deux Cités. L’une est celle des hommes voulant vivre en paix, selon la chair ; l’autre celle des hommes voulant vivre en paix selon l’esprit […] «   

Saint Augustin, La Cité de Dieu

 

 

  Saint Augustin reprend l’idée de Saint Paul : «  Tout pouvoir vient de Dieu «, mais il explique  que l’autorité est indispensable. En revanche, l’indication du détenteur de ce pouvoir et le style de régime résultent de l’action humaine ; c’est l’immanence des hommes (leurs actions sont imparfaites mais nécessaires sur Terre). Au-dessus, il y a la foi en une force transcendante, la Cité de Dieu, en quelque sorte le futur Paradis des croyants).  L’unique cas de relation direct  entre Dieu et le peuple est, selon Saint Augustin,  le destin d’Israël, le peuple élu qui reçut l’Alliance entre le Dieu unique et lui.

 

  Ainsi, selon Saint Augustin, c’est aux hommes de décider du choix de leurs dirigeants, par contre il proclame la nécessité absolue de l’obéissance puisque l’origine du pouvoir est divine. Cette pensée sert à légitimer l’action du pouvoir en place.

 

  La distinction augustinienne entre la Cité des hommes  et la Cité de Dieu a impact considérable tant sur la pensée chrétienne que sur la conception politique du Moyen-âge. « L’Augustinisme politique « a pour postulat la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, autrement dit l’autorité du Pape sur celle des Rois. En effet, pour Saint Augustin seul Dieu détient la puissance suprême, mais dans ce monde, fait d’esprit et de matière, Dieu délègue deux pouvoirs distincts : le pouvoir spirituel au Pape et le pouvoir temporel à l’Empereur. En réalité, la théorie est impraticable car dans l’autorité spirituelle du Pape, la tentation est toujours grande d’utiliser le pouvoir religieux à des fins politiques et le pouvoir politique à des fins religieuses. L’inverse est également vrai pour l’Empereur.

 

  L’idéal politique de Saint Augustin est l’affirmation historique progressive de la Cité de Dieu. Certes, lauteur de la Cité de Dieu reprend l’idée romaine de République, mais il y introduit une donnée chrétienne: la République se fonde sur le droit, mais il ne peut y avoir de droit sans justice. Le chrétien doit agir dans la vie publique et reconnaître la valeur de la République tout en  affirmant la Cité de Dieu. Cette conception provoque une confusion entre le temporel et le spirituel, le gouvernement civil et le gouvernement religieux.

 

b) Saint Thomas d’Aquin (1228- 1274)

 

   Son projet fondamental consiste à  concilier Foi et Raison, c'est-à-dire à tenter de réinterpréter la théologie de Saint-Augustin à la lumière de la philosophie aristotélicienne. L’idée fondamentale est  il ne peut y avoir de contradiction entre la raison humaine, reflet de la pensée divine et don de dieu, et les données de la révélation chrétienne. Il y donc unité du savoir humain : quand il y a conflit entre la pensée humaine et les données de la foi, c’est soit que la science s’égare, soit que les données de la foi sont mal interprétées. Ce concept affirme la rationalité du christianisme et cela a des implications sur la réflexion politique.

 

  En redécouvrant Aristote, Saint Thomas d’Aquin part du principe que la Cité est une œuvre de nature et de raison .La société politique est naturelle à l’homme. En effet, à l’instar d’Aristote qui affirme que « l’homme est un animal politique «, saint Thomas estime que l’homme a besoin d’une sécurité contre ses ennemis. Pour cela, il faut un ordre légal, qui puisse rendre à chacun ce qui lui est dû et qui permette en outre  l’abondance des ressources matérielles et spirituelles. Pour ce penseur chrétien,  il y a dans l’existence des cités une part de volonté humaine. La société englobe les citoyens mais ils ne sont pas absorbés entièrement par la société politique.

 

  La conception thomiste de la cité est organique et non pas mécanique. Pour Saint Thomas la communauté politique est formée d’individus ou de petites sociétés humaines qui ne deviennent pas serviles ; ils demeurent libres dans une société plus large, plus grande. Ils forment un organisme social où chaque élément possède une activité propre (à l’inverse de la conception mécanique qui ne reconnaît pas l’idée de l’activité propre des hommes).

 

  Pour Saint Thomas, le pouvoir politique est naturel ; Dieu est à l’origine du pouvoir car Dieu est à l’origine de la nature. Il utilise le syllogisme pour convaincre de ses démonstrations. Deux de ces syllogismes sont restés célèbres : 

 

-  premier syllogisme : la société est une exigence naturelle ; pour vivre en société, il faut une autorité supérieure, donc l’autorité est naturelle.

 

- deuxième syllogisme : la nature procède de Dieu ;  l’autorité est naturelle, donc L’autorité procède de Dieu.

 

 L’autorité est humaine et ce sont les hommes qui choisissent les gouvernements. Saint Thomas explique  que «  tout pouvoir vient de dieu mais par le peuple «. S’il a une préférence pour la monarchie (l’exercice royal du gouvernement peut être comparé à l’organisation de l’Eglise),  il estime toutefois que le gouvernement d’un seul devient le pire des régimes s’il se détourne du bien commun.

 

c) Saint Bernard :

 

v  La théorie des Deux Glaives  ou le partage des responsabilités 

 

  Le médiéviste Jacques Le Goff rappelle que « le monothéisme chrétien conduit à affermir l’idée que les sociétés humaines doivent être organisées sous l’autorité d’un seul «, selon la théorie des « Deux glaives «, inscrite dans les Evangiles (Luc, XXII, 36-38), interprétée avec la volonté de mettre la société dans son ensemble sous la seule autorité du Pape.  L’auteur de  cette théorie est saint Bernard, abbé de Clairvaux, pour qui le Pape, vicaire de Dieu sur la terre, devait être le chef suprême de la société humaine organisée en vue de son salut. Il devait donc disposer des deux pouvoirs (les deux glaives), le spirituel, entre ses mains, et le temporel, à ses ordres.

 

  Saint Bernard s’appuyait  sur la synthèse entre la doctrine chrétienne et la culture gréco-latine effectuée au V e siècle par saint Augustin, pour qui la parole de Jésus, rapportée dans les Evangiles par Luc, Marc et Matthieu : «  Rendez à César ce qui est César et à Dieu ce qui est à Dieu « devait être interprétée selon la formule grégorienne : « De même que la Lune reçoit sa lumière du Soleil, de même la dignité royale n’est que le reflet de la dignité pontificale «.

 

Période

forme

fondement

théoriciens

Moyen Âge

la cité comme reflet des Écritures

la religion

Saint Augustin

Saint-Thomas d’Aquin

 (Saint Bernard)

 

v  La théorie des deux corps du Roi :

 

 Bien que le pouvoir pontifical ait en général prévalu, les rois de France et d’Angleterre cherchaient à contrer les prétentions pontificales. C’est dans ce contexte que naquit la théorie des deux corps du roi : le prince (roi ou Empereur) est le représentant de Dieu dans son Etat ; Il a une double nature: en tant que personne ordinaire, il a un corps naturel ; comme prince,  il a un corps politique immortel, toujours juste car la fonction royale n’est jamais vacante et constitue une sorte d’union du roi et de son peuple.

 

  Cette théologie politique n’arrivera à maturité qu’XVII siècle avec la monarchie absolue de droit divin. « Absolu « signifie qu’il n’y a rien au-dessus de lui dans ses Etats.

 

 

 

 

v  La monarchie universelle  (L’ « imperium mundi «)

 

 La diffusion des idées politiques  des penseurs profanes s’inscrit dans le contexte de la lutte entre l’Empereur germanique et la papauté. Les ducs  Allemands de Bavière avaient restauré l’Empire (l’Empire Romain devenu germanique), dont ils prétendaient être les héritiers  naturels. Ils prétendaient ainsi dominer l’univers (chrétien), aussi se trouvèrent-ils opposés aux intérêts de la Papauté, d’autant plus qu’ils étaient soutenus par des penseurs dits « auteurs bavarois «.

 

d)     Dante (1265-1321) :

 

  Citoyen de Florence, ce poète auteur de La Divine Comédie fut aussi un politicien. Inquiété par le destin de l’Italie,  il prit partie pour l’Empire contre la Papauté : l’Italie était alors divisée entre les Guelfes, favorables au Pape, et les Gibelins, favorables à l’Empereur. Il s’engagea politiquement et sa pensée était à mi-chemin entre l’idéal universaliste de l’Empire et une sorte de pré-patriotisme italien favorable à un Empire universel qui, selon lui, était le moyen d’assurer la paix. En 1311, Dante écrivit le De Monarchia où l’Empire germanique est défini comme une principauté unique qui s’étend sur toutes les personnes. Aux yeux de Dante, cet  Empire était nécessaire au bien du monde  chrétien : le chef de cet Empire détient une autorité préexistante à l’avènement du christ, et en conséquence à l’établissement de l’Eglise ;  c’est ainsi que Dante justifie la primauté de l’Empereur sur le Pape, visant de la sorte à cantonner l’Eglise au seul domaine spirituel.

 

 

e)      Marsile de Padoue  (1280-1341) :

 

 Ce penseur chrétien de Padoue (Italie) prônait l’indépendance et la toute- puissance de l’Etat et la quête de la meilleure forme de gouvernement. Il était très hostile à la Papauté et au pouvoir ecclésiastique. Son œuvre principale est le «  Defensor pacis « , le « Défenseur de la paix «. Pour lui  la société politique est une institution naturelle qui  se suffit à elle-même, c'est-à-dire qu’elle trouve en elle seule son commencement et sa fin ; elle n’a donc pas besoin de l’intervention du pouvoir ecclésiastique. La religion n’a pas sa place dans la Constitution de l’Etat : l’Eglise n’est plus qu’un simple aspect de la vie civile, elle ne doit disposer d’aucun pouvoir régalien.

 

f)       Guillaume d’Occam (1290-1349)

  Ce franciscain, philosophe logicien et théologien scolastique anglais  alla plus loin que saint Thomas d’Aquin dans l'affirmation d’une séparation entre la raison et de la foi, estimant que la première ne peut devenir la servante de la seconde, car il n'y a aucun rapport entre elles. D'Occam pense que le pouvoir temporel est différent du pouvoir spirituel. Il se range alors du côté de l’Empire car son ordre franciscain s’oppose au Pape : pour lui l’Eglise est une institution humaine, elle n’est donc pas infaillible. Aussi l’Empereur a-t-il le droit de faire déposer le Pape. A cette époque en effet les Papes excommuniaient les Empereurs, et les Empereurs déposaient le Pape.

III - La Renaissance :

 

  A partir de la fin du XV siècle et le début du XVI, se produisent des transformations dans tous les domaines.

 

- La Bourgeoisie conquérante: les villes renaissent et une nouvelle classe sociale apparaît, en l’occurrence la bourgeoisie. Celle-ci développe une nouvelle source de richesse, gère la cité et devient une classe cultivée. En outre, elle passe d’un capitalisme commerçant à un capitalisme financier. C’est l’âge des marchands, fabricants (textiles, métallurgie…). Mais le Moyen âge, c’est aussi les progrès techniques qui permettent des bonds de productivités.

 

- L’humanisme : les humanistes de la Renaissance sont à la fois des lettrés qui se consacrent à l’étude des auteurs antiques et les propagateurs d’une conception qui célèbre la dignité de l’homme et la liberté intellectuelle, notamment en élargissant le cercle de diffusion de leur production grâce à l’imprimerie.

 

 

 

- Le développement de l’écrit :

 

     L’imprimerie: au XIII et XIV e siècles, il y a une nouvelle approche du livre. La lecture entre dans le domaine du loisir. Les humanistes veulent un livre maniable et plus lisible. La xylographie (1450-1480) a été la première technique de reproduction rapide des textes à l’aide de planches en bois gravées. Avec la typographie (vers 1450),  on emploie des caractères métalliques indépendants, pouvant être réutilisés ; cela entraîne une circulation de l’écrit rapide et peu coûteux. Il y a une évolution dans le choix des textes publiés et dans la diffusion  de nouveaux textes, de nouvelles idées.

 

- Les Grandes découvertes : une nouvelle image du monde

 

   Les progrès réalisés dans la navigation, grâce aux boussoles et aux techniques de la cartographie, permettent une percée maritime de l’Europe à la fois commerciale et politique. Le moteur des grandes découvertes est le commerce des épices que l’on peut désormais se procurer  sans passer par les pays gouvernés par les musulmans. Les Espagnols découvrent l’Amérique en 1492, tandis que le portugais Vasco de Gama atteint les Indes en 1498 en contournant l’Afrique. Les politiques de colonisation sont différentes mais il y a en germe la prise de conscience de la diversité des cultures et l’interrogation sur la nature de la culture occidentale

 

- Naissance de la rationalité :

 

 Il y a changement de mentalité avec la science qui recourt à  l’observation. La nouvelle pensée rationnelle voit le monde comme une réalité spatiale à explorer et conquérir. C’est un désenchantement du monde qui condamne toute la théologie traditionnelle fondée sur une lecture littérale de la Bible.

 

- La réforme et l’éclatement de la chrétienté :

 

  Le XVI e  siècle marque l’éclatement de la chrétienté en plusieurs confessions religieuses. Cela est du à trois causes :

 

  a) La contestation de l’Église comme pouvoir politique et comme puissance financière ; les princes laïques veulent récupérer les biens d’Église.

 b) La montée de l’individualisme et de l’esprit laïc, liée à la fortune croissante de la bourgeoisie et à l’urbanisation de la société.

c) L’émergence des Etats nationaux, qui souhaitent se libérer d’une emprise romaine encombrante au profit d’un christianisme fondé sur les spécificités nationales.

 

   - L’Eglise évangélique de Martin Luther (1517) : Luther dénonce le trafic des indulgences par Rome. Sur le plan politique, il condamne la corruption généralisée du haut clergé plus préoccupé de pouvoir et de richesses que de religion. Luther Il reprend le thème des deux Royaumes: la Cité de Dieu construite dans un rapport personnel entre l’individu et  Dieu ; la Cité terrestre : champ libre à la toute- puissance de l’Etat. .

 

  - L’Eglise réformée de Jean Calvin : Calvin partage avec Luther l’idée de la soumission des chrétiens à l’ordre temporel, mais il estime que les hommes doivent intervenir dans l’établissement de la moralité publique et que les institutions civiles doivent être nourries de l’esprit de la foi.

Certains  penseurs énoncent la notion d’Etat, d’autres développent une pensée critique de la Politique et de l’Histoire.

 

 

 

 

 

 

 

v  L’invention de la notion d’Etat ; la question de la  souveraineté :

 

·         Nicholas Machiavel (1469-1527) :

 

   La pensée de Machiavel est inséparable de la situation historique de l’Italie au début du XVI siècle, soumise aux injustices et abus de toutes sortes. Le Prince qu’il appelle de ses vœux devrait débarrasser le pays du pillage et de l’anarchie, le libérer des Français et des Espagnols. La restauration et le maintien de l’ordre étaient vus comme un impératif politique et la condition première du bonheur de tous.

 

  La profession de foi de Machiavel est le réalisme; il se penche sur ce que sont les Etats et se réfère aux expériences de l’histoire pour formuler ses principes. Il cherche la façon la plus efficace d’exercer le pouvoir en tenant compte des circonstances. En outre, il ne se préoccupe pas de la morale, mais analyse la chose politique débarrassée de tous les scrupules juridiques et moraux qui, jusque là, l’entravaient ou la paralysaient. Aussi s’oppose-t-il autant aux théories de la sociabilité naturelle qu’aux exigences d’une hypothétique Cité de Dieu qui s’imposerait à l’homme. Son premier constat est qu’en matière d’activités collectives, ce qui fonctionne, c'est l'État. C'est lui qui légifère et gouverne la collectivité en toutes matières. C’est lui qui s’impose en premier lieu.

    L’idée d’un monde gouverné par Dieu et dans lequel les régimes politiques doivent s’accorder à cette fin qui est la vie spirituelle (la vie selon la « loi naturelle « établie par Dieu) occupe le champ des réflexions sur la communauté jusqu’au XVI ème siècle. C’est le très fort développement du commerce, introduisant des conflits entre les intérêts particuliers des individus, qui va conduire à défendre la nécessité d’un État arbitre des échanges et lui-même extérieur à ceux-ci, État sans lequel l’unité sociale serait impossible. Ce n’est donc plus selon les fins que s’oriente l’activité politique ; elle vise à présent à promouvoir la poursuite des intérêts matériels. Or, ceux-ci exigent l’apparition d’un pouvoir politique autonome. C’est dans ce contexte que prend place la pensée de Machiavel.

  La question principale que se pose Machiavel est la suivante : Comment est-il possible d’instaurer un nouvel État et comment est-il possible ensuite de le conserver ?

« Je dis d'abord que, pour les principautés tout  à fait nouvelles, le plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus ou du moins d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises : aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doit pas être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple particulier, s'est élevé au rang de prince, est un homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans son acquisition : ce qui diminue encore la difficulté. « (Machiavel, Le Prince)

   Machiavel entend se défaire de toutes les idées morales et religieuses pour penser l’action politique du Prince. L’origine de l’État, en tant que prise de pouvoir, ne peut résider que dans la violence et la force. Quant au maintien de l’État, il suppose de réduire à néant toute forme d’opposition ou de résistance. On voit que si l’État a un rôle de juge, supposé indifférent aux parties, dans les conflits qui opposent ceux qui sont soumis à son pouvoir, cette indifférence ne saurait être de mise lorsque l’État lui-même est un des termes du conflit. Dans ceux-ci, il ne fait valoir que sa puissance, voire sa cruauté et sa fourberie ; il doit se faire craindre. La virtù dont fait preuve le Prince n’a rien de la vertu chrétienne en ce sens qu’elle se définit par la force, l’habileté, la capacité à s’adapter aux circonstances et à exploiter les passions des hommes. Même la religion n’échappe pas aux jeux du pouvoir ; le Prince doit savoir en faire un instrument l’aidant à s’assurer l’obéissance des hommes. La nécessité de l’État et de sa stabilité justifie les moyens amoraux mis en œuvre par le Prince ; elle justifie l’imposition d’un droit du plus fort.

     A son tour, Pascal (1623-1662) affirme que l’obéissance est toujours raisonnable car , bien que la force sans justice soit tyrannique, la justice sans force impuissante : « Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi, on n'a pu donner la force à la justice parce que la force a contredit la justice et a dit que c'est elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût qui est le souverain bien «. (Pensées, section V, « Justice-force «).

 

  L’arbitraire qui caractérise la fondation de l’État et sa perpétuation n’est pas à condamner car elle est une condition pour que l’État puisse jouer son rôle d’arbitre.

·         Jean Bodin (1529-1596) :

 La souveraineté de l’État, autrement dit son pouvoir suprême, est également l’objet des réflexions de Jean Bodin. Dans son œuvre intitulée les Six livres de la République (1576) , il poursuit un double but : réfuter Machiavel dont il craint les dérives sur le plan éthique, et  repenser le problème de la politique de son époque. Sa pensée politique part de l’intuition fondamentale qu’il existe un droit naturel - résultant de la seule nature de l’homme et de leur rapport indépendamment de toute législation - d’origine divine qui recommande l’équité et le respect des droits individuels. Sa définition de l'Etat incluant la souveraineté est un apport fondamental à la théorie de l'Etat : le souverain commande et n’est soumis à aucun commandement ; il établit et réforme les lois et c’est loi elle-même qui dit que « le prince est absous de la puissance des lois «. 

 

  En somme, pour Jean Bodin :

 

- Le pouvoir politique est indispensable à la vie sociale, il n’y a pas à s’interroger sur l’origine divine ou naturelle du pouvoir politique, ni sur la question du bon gouvernement.

- Ce qui importe, c'est que la communauté soit gouvernée conformément à la justice et à la raison.

- La politique, la république, l’Etat, c’est la puissance souveraine : celle-ci a un pouvoir absolu, elle est perpétuelle. Son lieu, c’est l’Etat, qui garantit l’ordre public, définit par des lois.

- La loi de la puissance souveraine s’impose au droit coutumier et est indifférente au droit naturel. Que l’Etat soit république démocratique, aristocratique ou monarchique, cela importe peu ;  la puissance souveraine peut-être le peuple, une partie du peuple ou un individu, mais c’est elle qui fait les lois.

-  Contrairement à Machiavel, Bodin estime que c’est l’Etat qui est souverain, indépendamment du Prince de la République.

 

   A partir de Jean Bodin, la marque principale de la souveraineté est le monopole législatif. En effet, ce penseur  est favorable à l’absolutisme royal. Il opère une distinction entre l’Etat (siège de la souveraineté) et le Gouvernement (manière d’exercer la souveraineté) : la Démocratie est l’Etat dans lequel la souveraineté appartient au peuple ; avec l’Aristocratie, la souveraineté appartient à une partie de peuple tendis que dans la Monarchie, la souveraineté appartient au prince. Mais quelle que soit la forme de l’Etat, la souveraineté est toujours une puissance absolue, perpétuelle et indivisible. En ce sens, Bodin est le père de la doctrine absolutiste ; il est également l’initiateur de la toute- puissance de la loi, de même que le monopole législatif.

 

  A la suite de Machiavel et de Bodin,  certains auteurs tentent de présenter une autre conception de l’Etat 

 

·         Thomas More (1478- 1535) et  l’Utopie :

 

   Grand Ami d’Erasme, Thomas More était un juriste, philosophe, théologien et homme politique anglais de la Renaissance. Il donna  une vision novatrice de la politique et relança le genre de l’utopisme en publiant en 1516 L’utopie  (du grec « Utopos «, « lieu de nulle part «) ; il présenta ce lieu comme un endroit ou il développa sa manière de concevoir la politique.

 

 L’utopie  de More est un territoire dont la capitale est une ville fantôme située prés d’un fleuve que dirige un prince sans peuple. Le récit est fait pas un voyageur. Quelles furent les idées politiques de Thomas More ?

 

Place importante accordée à la famille (chrétienne) ; l’autorité est patriarcale et n’y a pas d’égalité entre les sexes ou entre les enfants et les parents. S’il  y a absence d’harmonie, le divorce  est une solution possible. Le mariage des prêtres est également possible. Quant à l’adultère , c’est un crime passible de mort.

 

La propriété : les utopiens sont des amis ; il n’y a pas de propriété privée individuelle, mais plutôt une sorte de communisme foncier. Cela doit favoriser l’égalité. C’est la rupture avec Aristote et le retour de Platon (néo-platonisme).

 

L’organisation politique d’Utopie: des groupes composés de 30 familles se réunissent chaque année pour élire un phylarque ;  10 phylarques désignent un Proto phylarque appelé un Tranibore , et  200 tranibores forment le sénat de l’Utopie. Au dessus du Sénat se trouve le roi.

 

  C’est un système pyramidal qui apparaît comme une démocratie. De fait, ne peuvent  être désignés phylarques que les chefs de famille lettrés ayant une morale avérée. Ce système est ainsi élitisteet rappelle le régime aristocratique. Néanmoins les réflexions  de More sont intéressantes car il dénonce la guerre et l’esprit de domination et plaide pour la paix.

 

  En outre, ses propositions sont irréalisables et  abondent en  paradoxes ; par exemple, il prône la liberté mais tolère l’esclavage.

 

·         Etienne de La Boètie (1530-1563) :

 

   C’est un ami de Montaigne. Ayant été témoin de  la première guerre de religieux, il milite pour la concorde  civile. C’est un humaniste ouvert, tolérant et  hédoniste. Son œuvre majeure est le Discours de la servitude volontaire, dit aussi Le Contr’Un : cet ouvrage est paru en 1549 ;  Le Prince de Machiavel en 1513. La Renaissance bat son plein en Europe et les auteurs politiques commencent à s'exprimer.

 

 Le Discours de la servitude volontaire ou le Contr'un est un texte politique essentiel. L'auteur se pose la question: Pourquoi un seul peut gouverner un million, alors qu'il suffirait à ce million de dire non pour que le gouvernement disparaisse ?

 

   Virulent et subversif, ce bref Discours explore un paradoxe : dans une monarchie, les peuples renoncent à leur liberté au profit d'un homme seul, dont le pouvoir n'existe que par la soumission de ses sujets, pourtant supérieurs en nombre et en force. Arithmétique d'autant plus déplorable, selon La Boètie, que la liberté est l'état naturel de l'homme et la condition de sa dignité. La liberté est certes un droit naturel, mais avant tout un devoir.

 

  Le texte de La Béotie est un court réquisitoire contre l'absolutisme ; il  pose la question de la légitimité de toute autorité sur une population et essaie d'analyser les raisons de la soumission de celle-ci (rapport domination / servitude). Il préfigure ainsi la théorisation du contrat social et invite le lecteur à une vigilance de tous les instants avec la liberté en ligne de mire : « [...] Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a aucune autre chose que ce qu'a le moindre des hommes de toutes vos si nombreuses villes, si ce n'est l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie, si vous ne les lui donnez ? Comment a-t-il pris tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il écrase vos cités, d'où les a-t-il s'ils ne sont les vôtres ? Comment a-t-il un quelconque pouvoir sur vous, sinon par vous? Que pourrait-il vous faire, si vous ne receliez point le brigand qui vous pille, si vous n'étiez complices du meurtrier qui vous tue, et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits afin qu'il les gâte, vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir ses pillages, vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi satisfaire sa luxure, vous nourrissez ses enfants afin qu'au mieux il les mène en ses guerres, il les conduise à la boucherie, il les fasse administrateurs de ses convoitises, et exécuteurs de ses vengeances. Vous tuez vos propres personnes à la peine afin qu'il puisse se ravir en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et plus ferme pour vous tenir la bride plus serrée. De tant d'indignités que les bêtes mêmes soit ne les sentiraient point, soit ne les supporteraient point, vous pouvez vous délivrer si vous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de vouloir le faire. Soyez décidés à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou que vous l'ébranliez, mais seulement : ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un grand colosse à qui l'on a dérobé la base, de son poids même s'effondrer au sol et se rompre [...] « .

 

    Si La Béotie est toujours resté, par ses fonctions, serviteur fidèle de l'ordre public, il est cependant considéré par beaucoup comme un précurseur intellectuel de l'anarchisme.

 

·         Althusius (1557- 1638) : l’Etat corporatif  et fédéraliste 

 

     Protestant calviniste, ce juriste allemand  est l’auteur d’une œuvre maîtresse, Politica methodice digesta (1614), une théorie de la répartition verticale des pouvoirs fondée sur l'exemple des républiques de Genève et de Bâle.  Althusius peut être considéré comme le père du fédéralisme.

  Maire de la ville calviniste d'Emden dès 1604, il défendit l'autonomie de la cité contre les prétentions absolutistes. Mais il évoque peu  l’industrie et les peuples ; il ne parle que de « groupes humains «. Enfin, sa pensée fédéraliste se déploie dans un cadre non démocratique.

 

·         Baruch Spinoza (1632-1677) : le modèle de l’homme libre grâce à la pensée.

 

 Spinoza est un grand penseur politique. Il est l’expression-type du grand rationaliste. Juif hollandais, exclu de  la communauté juive dès 1656 car il fréquentait peu la synagogue, ce philosophe mena dès lors l’existence d’un homme libre. Il est l’auteur, entre autres, des Principes de la philosophie de Descartes, suivis des Pensées métaphysiques (1663), et du  Traité théologico-politique  (1670) .

 

  «La fin de l'Etat est en réalité la liberté« :

 

  Dans le Traité Théologico- Politique, Spinoza montre combien nombre d'assertions théologiques des Eglises , sont en réalité des prises de positions politiques qui n'ont rien à voir avec le texte biblique. Il reprend intégralement la lecture de la Bible, pour laquelle il propose une nouvelle méthode de lecture qui exige de suivre le principe suivant : le texte ne doit être expliqué que par le texte lui-même, sans lui substituer des interprétations plus ou moins « libres«. Si le texte de la Bible ne peut que s'accorder avec la raison, ses obscurités et contradictions doivent se dissiper par une étude minutieuse et une lecture attentive du texte qui s'interdira de le transformer en l'interprétant, en le réinventant selon les besoins du moment.

 

  Spinoza, comme Hobbes avant lui, se livre à une démonstration critique des méfaits de l'utilisation de la religion par les pouvoirs politiques, qui amènent leurs sujets à suivre docilement leurs décisions et accomplir leurs projets, même les pires. La religion - la croyance religieuse - devient ainsi le moyen le plus sûr et le plus aisé de faire faire aux hommes ce qui convient au pouvoir, quand bien même il s'agit du plus nuisible pour eux-mêmes. Mais les hommes Mais ne s'en aperçoivent pas, et croyant faire le bien et contribuer au salut de leur âme, ils font exactement le contraire, trompés qu'ils sont par des discours politiques qui prennent la forme d'injonctions religieuses doublées de promesses.

 

   Après cette théorie de l'illusion religieuse et de l'intérêt qu'a tout pouvoir à la maintenir, Spinoza complète l'analyse du théologique par une analyse du politique, expliquant les principes de l'organisation politique bonne et les rapports que doivent entretenir la religion et le politique afin de permettre la paix.

 

  - Théorie politique de la liberté : la liberté est cadrée par les lois ; la liberté d'opinion est entièrement bonne et doit être entièrement reconnue et protégée par l'État. La reconnaissance de la liberté de croire et de penser, librement accordée à chacun, est la condition de la fin des conflits religieux. Cette liberté est entièrement bonne et non susceptible de nuire à l'État ; elle doit être accordée sans nulle restriction, sauf pour ce qui relève de l'incitation à la haine qui serait alors  susceptible de nuire à l'État.

 

 Spinoza se déclare partisan de la démocratie, laquelle correspond à la fois, et mieux qu'aucun autre régime, à la réalité de la politique (la confrontation conflictuelle des désirs) et à sa fonction (l'instauration de la paix dans la liberté) :  « Ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l'Etat est institué; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir... La fin de l'Etat est donc en réalité la liberté.«

 

   L’apparition de l’État moderne résulte donc de la désacralisation du pouvoir, qui cesse d'être légitimé par la religion. La modernité refuse en effet le droit divin. L’État moderne résulte aussi de l’institutionnalisation du pouvoir, quand le pouvoir se dissocie de la personne du chef ou de sa lignée. Dans un État de droit, les individus dépendent donc des lois.

§  La théorie du contrat social vise à fonder la légitimité du pouvoir politique sur le libre choix des individus.

  Cette théorie fait l’hypothèse d’un état de nature originel, où les individus vivent hors de toute société. Ainsi,  pour Hobbes c’est un état de guerre ; pour Spinoza, un état d’interdépendance et de peur mutuelle tandis que Rousseau la considère comme un état de dispersion des individus.

 

  Le mythe du Léviathan chez Hobbes : dans son ouvrage de réflexion politique, le Léviathan (1651), Hobbes s'inspire directement des idées de Galilée. Le comportement de l’homme, comme le mouvement du monde est défini en terme mécanistes : toutes ses actions procèdent d’instincts irrésistibles, incompatibles avec l’idée de liberté.

 

   Hobbes compare l’Etat au Léviathan, dieu mort de légende phénicienne évoqué par la Bible pour donner l’image d’une force corporelle irrésistible. Hobbes opère ainsi la laïcisation de ce mythe.

  La pensée politique hobbesienne : à l’état de nature, les hommes sont des puissances individuelles poussées par un désir que rien ne limite. Soumis à ses passions, l’homme au départ n’est pas naturellement social. Il éprouve des sentiments : l’envie, la peur de souffrir et de mourir. Cet état sauvage et son instinct de conservation élémentaire, mis au service de son intérêt immédiat, le conduit à la lutte contre les autres. « L’homme est un loup pour l’homme « est un état invivable, où rien ne prépare à l’état de société.

 

   L’instinct de conservation, éclairé par la raison, enseignera à l’homme la nécessité de sacrifier sa liberté naturelle afin que cesse « la guerre de tous contre tous «

 

   Chaque être humain doit donc se déposséder de sa puissance individuelle et la transférer à l’autorité publique: le contrat social. En échange, la souveraineté doit assurer la paix et le bien-être des citoyens. Mais Hobbes propose une théorie de la communauté politique, non une théorie du bon gouvernement. Il ne soulève plus la question relative au choix du meilleur régime ; il contribue à fonder la politique sur la «  vérité effective des choses «, à la façon de Machiavel, et s'interroge sur l'obéissance légitime, et par conséquent sur la souveraineté. Ainsi, Le Léviathan peut être monarchique, oligarchique ou démocratique. Mais une fois institué,  il ne peut être contesté par ceux qui l’ont voulu car « le pouvoir souverain est moins dommageable que l’absence d’un tel pouvoir «.

   La théorie du contrat social pose ensuite la nécessité du passage à l'état civil : pour survivre, les individus doivent s’associer. Chacun renonce alors à sa liberté naturelle (faire tout ce qu'on veut si on le peut), et chacun obtient en échange la liberté civile (faire ce qu’on veut si la loi ne l’interdit pas).

 Dans l’état civil, l’État exerce une contrainte qui permet la régulation des égoïsmes, et garantit la liberté et la justice, si cet État est soucieux de l’intérêt général : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. « ( Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social).

   Les analyses précédentes du pouvoir politique, fondées sur la force, la contrainte et l’obéissance, laissent entière la question de la légitimité de ce pouvoir en ce qu’elles identifient le droit au fait, à la pratique concrète de l’autorité et de la souveraineté. C’est pourquoi des philosophes se sont attachés à fonder une théorie rationnelle de l’État qui permette, au-delà de considérations purement historiques ou factuelles, de rendre compte de son fondement. Pour Hobbesles hommes vivant à l’état de nature possèdent tous un droit illimité sur toutes choses et en ce sens, ne cessent de s’opposer pour la possession des biens. L’homme à l’état de nature est un être achevé (au contraire de l’homme chez Aristote qui ne se réalise que dans la communauté politique) et la société ne saurait donc être une obligation pour l’homme. Elle est encore moins une reproduction nécessaire bien qu’imparfaite de la république instaurée par Dieu. L’État (sans lequel il ne saurait y avoir pour Hobbes de société) n’est donc pas imposé mais résulte du libre consentement d’individus qui décident, chacun de leur côté et en suivant ce que leur dicte la raison (une raison calculatrice, qui mesure les avantages et désavantages), de contracter un engagement par lequel ils se dessaisissent de leurs droits et le transfèrent à un tiers, une autorité souveraine.

  Ce transfert, qui est une limitation réciproque des droits, permet à chaque homme de se prévenir du mal que les autres hommes pourraient lui infliger et à se défaire de la crainte de la mort. Le souverain seul conserve son droit naturel ; ce n’est qu’à cette condition qu’il peut jouer le rôle d’arbitre non soumis lui-même aux règles qui gouvernent les contractants.

   Spinoza prolonge la conception hobbesienne en lui faisant néanmoins subir des transformations importantes. D’une manière similaire à Hobbes, il pose que le droit naturel s’étend aussi loin que s’étend la puissance des individus. Mais pour lui, le transfert des droits, acte de naissance de l’État, ne suppose pas qu’un tiers soit érigé en autorité souveraine, transcendante. Il ne suppose pas non plus une décision unique et définitive, une brusque rupture avec l’état de nature, autrement dit un contrat social. En effet, le transfert ne doit pas être compris comme un dessaisissement mais comme un accord ou une composition immanente et progressive en vertu de laquelle s’opèrent une augmentation, une multiplication de la puissance de chaque individu. La souveraineté est la puissance collective, la puissance de tous. Si le modèle de gouvernement privilégié par Hobbes était incontestablement la monarchie, il semble que pour Spinoza, ce modèle soit la démocratie.

    Dans Du Contrat social, Rousseau critique les théories contractualistes et essaie de penser autrement les fondements de l’État. L’enjeu fondamental de ses réflexions est de dévoiler les conditions requises pour que l’exercice du pouvoir politique s’accorde avec la liberté. Rousseau se place dans la situation où des hommes vivants à l’état de nature (état qu’il pense, au contraire de Hobbes, comme un état d’innocence et de bonté) se retrouve contraint de se réunir, d’allier leurs forces et leurs volontés. Ces hommes devront, par convention, confier à une volonté unique le soin d’établir les règles de leur vie en commun. Cette convention ne peut reposer sur la soumission ; au contraire elle doit s’accorder avec la libre volonté des individus et viser ce qu’ils considèrent comme des biens. En ce sens, la volonté unique ne peut être qu’une volonté générale qui n’est pas pour l’individu une volonté étrangère mais sa propre volonté en tant qu’il est une partie de ce corps collectif, de ce moi commun qu’est le souverain. La volonté générale n’est pas la volonté d’une majorité d’hommes ; elle n’est pas non plus une somme des volontés individuelles (ce que Rousseau appelle la volonté de tous) mais une et commune à tous. Ce n’est que par un acte d’association formant une telle volonté générale que la collectivité peut se prévenir de l’oppression et de l’injustice.

v  L’État et la société civile

  « Si on confond l’État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un État. Mais sa relation à l’individu est tout autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et de moralité que s’il en est un membre. L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leurs activités et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. « (Hegel, Principes de la philosophie du droit)  

    Il manque aux conceptions précédemment évoquées des fondements et de la légitimité de l’État oublient une dimension essentielle : leur dimension historique. Les États naissent dans des contextes spécifiques, ils se développent selon des rythmes qui leur sont propres, ils s’éteignent dans des conditions variées.

   La question des fondements risque même de masquer l’origine concrète de l’État, les intérêts qui président à sa création, les rapports de forces et les guerres desquels il émane. C’est le projet de Hegel qui veut rendre compte de la forme de l’État comme d’une totalité et non simplement comme d’un instrument requis par la société pour assurer sa survie.

    Pour Hegel, la « société civile « se distingue radicalement de l’État. La société civile désigne la sphère des besoins, des échanges, du travail ; chacun y poursuit des intérêts particuliers. L’Etat, au contraire, est principe d’universalité et se fonde sur des intérêts collectifs. L’État ne peut avoir pour fin dernière de régler la vie de la « société civile «, autrement dit de faire respecter les droits privés et les libertés individuelles. Si l’État arbitre et règle les conflits et oppositions, c’est en vue d’une unité supérieure. D’une certaine manière, l’État a une priorité sur l’individu dans la mesure où il incarne l’ « esprit objectif « qui seul permet à l’homme de s’élever à la vérité et à la vie éthique. En effet, les individus tendent à un dépassement de la subjectivité et visent l’objectivité, l’universalité, source de la seule satisfaction véritable.

  La Critique marxiste de l’État

 « C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif, à prendre en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens existants du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts ; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine l’autre «

                                             Marx et Engels, l’Idéologie allemande.

     Marx émet une critique radicale des conceptions de l’État de droit car celles-ci posent toutes l’État comme séparé de la société et transcendant celle-ci. C’est cette transcendance, qui permet à l’État de jouer le rôle d’arbitre « désintéressé « des conflits. Pour que l’État puisse légitimement jouer ce rôle, pour qu’il soit légitime de lui obéir, il est donc nécessaire qu’il soit indépendant de la société sur laquelle il exerce son pouvoir et qu’il serve par conséquent l’intérêt général. Mais, affirme Marx, cela ne saurait être le cas et l’impartialité que revendique l’État n’est qu’une illusion. En effet, l’État est un acteur à part entière des conflits sociaux ; dans une société divisée en classes en raison de la division du travail, il est nécessairement au service de la classe dominante qui a par conséquent entre ses mains tous les pouvoirs (police, justice, armée) ; l’État moderne est un État bourgeois. Il faut bien comprendre que l’illusion de l’indépendance de l’État n’est pas une simple erreur qu’il s’agirait d’évacuer ; elle est au contraire commandée par la bourgeoisie elle-même pour justifier et maintenir les inégalités et injustices nées de sa domination. L’État est un voile jeté sur l’ordre social et qui institue une communauté imaginaire ; les résistances qui lui sont opposées sont ainsi jugées comme des atteintes à l’intérêt général.

Démocratie et totalitarisme

    L’idée de démocratie est inséparable de l’idée dintérêt général. Il faut bien comprendre le sens de cette dernière idée car certains penseurs comme Tocqueville ont perçu un danger de la démocratie, dans la mesure où, exerçant une « sorte de pression de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun «, elle menaçait les libertés individuelles. L’égalité, si chère à la démocratie, risquait pour Tocqueville de produire une uniformisation. C’est pourquoi, il préconisait le développement de libertés politiques locales, la création d’associations libres comme autant de sociétés partielles (que Rousseau rejetait car elles mettaient en question la « toute-puissance « de la volonté générale). On peut néanmoins penser que c’est le propre d’une démocratie d’accepter les différences et les résistances. Séparer le pouvoir politique de la société, c’est en même temps l’empêcher de pouvoir prétendre l’incarner dans sa totalité. En ce sens, ce serait au contraire le propre d’un pouvoir totalitaire de produire une identification de l’État et de la société, mettant nécessairement fin à toute présence de contre-pouvoirs.

   Plus encore, le totalitarisme exige de l’individu son dévouement intégral à l’État comme en témoignent, malheureusement, deux philosophes. Le premier, Giovanni Gentile  (1875 - 1944), écrit dans l’Italie fasciste : « La liberté revient uniquement pour l’individu à fondre son désir dans celui du chef de l’État : l’individu se réalise, s’épanouit lui-même dans la mesure seulement où il abdique entre les mains de l’État et s’intègre à lui «. Le second, Schmitt (1888-1985) , écrit dans l’Allemagne nazie : « Toute activité est politique en puissance et, de ce fait, justiciable d’une décision politique «.

  Schmitt prend pour point de départ une des questions fondatrices de la philosophie politique : qu'est-ce que le politique ? D'entrée de jeu, il se démarque de tous ceux, nombreux à l'époque, qui tendent à assimiler le politique à l'étatique. « Le concept d'Etat présuppose le concept de politique «, écrit-il. Il faut entendre par là que l'activité politique peut être dissociée de l'Etat : elle lui est antérieure ; l'Etat n'en est qu'une des expressions possibles. Cette affirmation s'appuie sur les enseignements de l'histoire. En effet, l'Etat n'est pas une institution en dehors du temps. C'est une création de l'époque moderne, un instrument qui a permis aux monarchies européennes, à partir du XVI e siècle, de mettre fin aux guerres privées et d'établir la tranquillité, la sécurité et l'ordre dans les limites de leurs territoires.

  Mais qu'adviendra-t-il quand cette forme politique historiquement datée disparaîtra à son tour ? Cela signifiera-t-il la fin du politique ? Autant dire que Schmitt ne prend pas du tout cette perspective au sérieux. Tant que l'homme vivra en société, la politique demeurera une activité indispensable, pour la simple raison qu'il est pratiquement impossible de concevoir une vie en société qui ne serait pas organisée. Et il n'y a d'organisation que politique. Qu'une révolution ou une guerre civile renverse l'Etat, l'activité politique se poursuivra, avec plus d'intensité que jamais. Comment définir le politique par conséquent, si l'équation politique = étatique ne tient pas ? Selon Schmitt, c'est la distinction ami /ennemi qui permet de le définir. Il y a du politique dès qu'il est possible d'identifier une relation d'hostilité pouvant aboutir à l'épreuve de force, dont la possibilité ultime est la guerre.

 Enfin qu’Arendt remet en question l’identification courante du totalitarisme à une hypertrophie (développement excessif, anormal) de l’État et du politique. Tout au contraire selon elle, le totalitarisme serait causé par le dépérissement du politique.

Une société sans État

Certains courants peuvent souhaiter une société sans État.    Pour l’anarchisme, l'État vole (par les impôts) et tue (par les guerres). La solution est alors la destruction de l'État, laissant les individus s’organiser selon des liens sociaux librement choisis et basés et sur la fraternité.   Pour le marxisme, l’État est un instrument de domination, au service des intérêts de la classe possédante. La solution est alors l’instauration d’une société communiste sans classes, qui verra naturellement dépérir l’État.   L’ultralibéralisme souhaite quant à lui un État minimal, cantonné dans ses fonctions régaliennes (administration, police et armée, justice, diplomatie). C’est vouloir non pas seulement une économie de marché, mais une véritable société de marché.

      Si l’État peut donc ne jamais apparaître dans une société, est-il pour autant possible qu’il disparaisse là où il est déjà institué comme organe du pouvoir politique ? La critique que Marx faisait de l’État bourgeois pourrait tout à fait conduire à répondre par l’affirmative dans la mesure où, bien que selon lui une dictature du prolétariat soit nécessaire, celle-ci ne doit être que transitoire : la société sans classe pourrait bien être une société sans État.

   Mais plus encore que le marxisme, c’est l’anarchisme qui a fait du rejet de l’État la priorité absolue. L’abolition de l’État doit être immédiate dans la mesure où celui-ci ne se définit que par l’usurpation du pouvoir et les abus de la force. De plus, l’exercice du pouvoir se révèle corrupteur de la morale privée de l’homme. C’est ainsi que Bakounine (1814-1876) écrit : « L’organisation de la société est toujours et partout l’unique cause des crimes commis par les hommes «. Il ajoute : « N'est-il pas évident que tous les gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires? «.L’État doit céder la place à une communauté d’hommes libres n’obéissant qu’à leur propre volonté. Aussi déclare-t-il dans Catéchisme révolutionnaire : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres «.

  On reproche toutefois à l’anarchisme d’être fondé sur une théorie extrêmement optimiste de la nature humaine comparable à celle de Rousseau, bien que les anarchistes ne diraient pas que c’est la société qui corrompt l’homme, (car ils estiment que l’humanité ne se réalise que dans l’action collective) mais seulement la société fondée sur la contrainte (imposée par l’État). 

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