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La suspension des opérations militaires de l'IRA

Publié le 22/02/2012

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1er septembre 1994 - L'avenir dira si la proclamation par l'Armée républicaine irlandaise (IRA) d'un cessez-le-feu, entré en vigueur mercredi 31 août à minuit, aura constitué une étape décisive vers la pacification de l'Irlande du Nord, ou un événement sans lendemain, dans ce drame sanglant, comme il y en a eu tant en vingt-cinq ans de guerre civile larvée. " Reconnaissant les potentialités de la situation actuelle, et afin de faire avancer le processus démocratique de paix, l'IRA respectera un cessez-le-feu. Il s'agira d'une cessation complète des opérations militaires ", dit le communiqué de mercredi. Qu'est-ce qui a poussé l'organisation à accepter ainsi de déposer les armes sans condition et pour une durée indéterminée ? La déclaration adoptée le 15 décembre 1993 par Londres et Dublin s'engageait à autoriser la participation du Sinn Fein, la branche politique légale de l'IRA, aux pourparlers sur l'avenir institutionnel de la province, après une cessation " permanente " de la violence de trois mois. Sans prononcer le mot " trêve permanente ", jugé par trop défaitiste, mais en s'engageant en faveur d'un cessez-le-feu " complet ", l'organisation catholique clandestine reste bien dans la fourchette prévue par le plan de paix anglo-irlandais en douze points, à la formulation volontairement vague. Il est clair que les modérés du Sinn Fein ( " Nous seuls ", en gaélique), l'ont emporté sur les " durs ", lors du long débat au sein du mouvement " républicain ", qui a porté sur la stratégie à adopter face à la déclaration de Downing Street. La négociation menée l'an dernier par Gerry Adams, le président du Sinn Fein, et John Hume, le chef du parti social-démocrate et travailliste (SDLP, le parti catholique nationaliste modéré) s'est révélée payante. L'IRA était sur la défensive : la double tactique de l'urne (la participation du Sinn Fein aux élections) et du fusil (les attentats de l'IRA) avait échoué : toute une génération de militants commençait à se lasser de la violence la coopération militaire entre les armées britannique et irlandaise s'était renforcée à la frontière délimitant les six comtés du Nord. L'état-major de l'IRA a ainsi été contraint d'accepter, du bout des lèvres, le texte signé avant Noël par le premier ministre britannique John Major, et son homologue irlandais Albert Reynolds. Le 24 juillet, lors d'assises spéciales, le courant républicain avait pourtant rejeté de facto ce document. " Nous allons obtenir notre liberté, et celle-ci va englober les unionistes et les nationalistes, les catholiques et les protestants, au coeur d'une Irlande libre et unie " : au cours d'une réunion publique tenue après l'annonce du cessez-le-feu devant le siège du Sinn Fein à Belfast, Gerry Adams a insisté sur le maintien de l'objectif commun aux deux branches du mouvement " républicain ", à savoir le départ des troupes britanniques de la province, et la réunification de l'Irlande sous la houlette de Dublin. Dans un communiqué publié par la suite, M. Adams a aussi exigé une amnistie pour les quelque neuf cents prisonniers de l'IRA condamnés pour faits de terrorisme, le désarmement de la Royal Ulster Constabulary (police), dont les effectifs sont en grande majorité protestants, et la suppression du droit accordé aux unionistes d'émettre leur veto au processus d'union des deux parties de l'île Verte. M. Major " encouragé " et prudent " Si l'IRA s'est engagée sans équivoque et de manière réelle à utiliser des méthodes pacifiques et démocratiques dans l'avenir, alors nous allons répondre de manière positive... Laissons les actes refléter désormais les mots ". A première vue, la réaction modérée de John Major laisse ouverts tous les champs du possible. En se déclarant " très encouragé " par cette décision de l'IRA, l'hôte du 10 Downing Street a toutefois précisé que " dès qu'il sera clair qu'il s'agit d'une fin permanente des hostilités, le chronomètre sera enclenché ". Les obstacles à la paix ne paraissent pas a priori insurmontables, malgré les évidentes menaces qui pèsent sur ce tournant historique, encore à concrétiser, et qui provoquera bien des remous. Le désarmement des militants de l'IRA et le démantèlement de cette machine de guerre, responsable de 80 % de la violence lors de la décennie précédente, pourraient par exemple être supervisés par le secrétariat anglo-irlandais installé près de Belfast depuis 1985. On évoque également la possibilité d'un rapatriement en Ulster des prisonniers républicains incarcérés en Angleterre. L'interdiction d'antenne qui frappe le Sinn Fein au Royaume-Uni depuis 1988 pourrait être prochainement levée. Un verrou a donc sauté, et un pas important a été franchi dans le domaine des concessions réciproque. Voilà encore peu de temps, la langue de bois obligeait les officiels britanniques et irlandais à nier le marchandage en cours sur le statut de l'Irlande du Nord et sur la souveraineté sur cette province, placée sous l'administration directe de Westminster depuis 1972. De l'avis général, l'arrêt des combats décidé par l'IRA ne peut qu'accélérer cette délicate démarche. D'après des rumeurs courant à Londres, un compromis constitutionnel est actuellement à l'examen pour les deux gouvernements, prévoyant la création d'une assemblée locale de 85 membres. La dernière expérience de ce genre, tentée en 1974, à Sunningdale, avait rapidement échoué face à l'hostilité massive des protestants. Par ailleurs, Londres serait prête à abolir le " Government of Irland Act " de 1920 pour permettre à la majorité de la population (aujourd'hui protestante, mais qui deviendra à terme catholique si la tendance démographique actuelle devait se poursuivre) de déterminer son avenir. Pour sa part, Dublin accepterait enfin de modifier les sacro-saints articles 2 et 3 de sa Constitution, selon lesquels le territoire national inclut l'Irlande du Nord. Enfin, on discuterait aussi des relations entre la province et la République d'Irlande. En vertu du traité anglo-irlandais d'Hillsborough, signé en 1985, l'Irlande possède un droit de regard sur les affaires de la province. Le syndrome de l'OAS L'annonce de la trêve de l'IRA va-t-elle permettre de réunir toutes les formations politiques locales, y compris le Sinn Fein, autour de la table de négociation du Stormont, l'ancien siège du gouvernement provisoire, à Belfast ? Rien n'est moins sûr. L'attitude apparemment conciliante de James Molyneaux, le chef du parti unioniste d'Ulster (UPP), ne peut cacher l'évidence : une frange importante de la majorité protestante des six comtés ne se sent pas suffisamment en confiance pour envisager un avenir institutionnel commun avec les voisins du Sud. Le pasteur Ian Paisley, chef de file des Unionistes " ultra ", tonne déjà contre ce " salut aux assassins " et réclame un référendum sur la pérennité des liens qui fondent le Royaume-Uni, une demande jugée irrecevable par John Major. En effet, les protestants, qui constituent 54 % de la population contre 42 % de catholiques, selon le dernier recensement de 1991, seraient actuellement certains de remporter une telle consultation. Dans l'artère de Falls Road, le bastion républicain de Belfast, la nouvelle du cessez-le-feu a été accueillie par une foule enthousiaste arborant des drapeaux tricolores irlandais. A un jet de pierres de là, dans le réduit protestant de Shankill Road, de nouveaux graffiti ont fait leur apparition sur les murs : " La bataille ne fait que commencer. " Les milices paramilitaires protestantes, qui se manifestent en tuant au hasard des catholiques, en représailles à chaque attentat de l'IRA, rameutent déjà leurs troupes, particulièrement bien implantées à Belfast. Grogne chez les conservateurs La violence des extrémistes protestants avait été largement responsable de l'échec des deux cessez-le-feu précédents de l'IRA, en 1972 et 1975. Depuis le début de 1994, cinquante-six personnes ont été tuées en Ulster dans des assassinats dont la majorité sont à porter à l'actif de la Force des volontaires de l'Ulster, et des Combattants pour la liberté de l'Ulster, deux groupements radicaux qui pourraient se déchaîner comme l'OAS à la fin de la guerre d'Algérie. L'IRA provisoire ne pourrait rester impuissante devant une offensive militaire de ses ennemis jurés. Mercredi en soirée, au cours d'une émission spéciale de la BBC, Sir Patrick Mayhew, le ministre chargé de l'Irlande du Nord, s'est évertué à rassurer la communauté protestante. Estimant que la teneur du texte de l'IRA n'était pas suffisante pour permettre au Sinn Fein de se joindre, dès leur ouverture, aux négociations entre les formations constitutionnelles que sont les deux partis unionistes, le SDLP et le petit parti de l'Alliance multiconfessionnelle. Sir Patrick a demandé à son tour des éclaircissements au Sinn Fein, affirmant qu' " on ne peut pas négocier avec des gens qui peuvent reprendre à tout moment la lutte armée ". A Westminster, la marge de manoeuvre du gouvernement Major reste limitée, en raison de sa très faible majorité parlementaire, qui le met à la merci d'une poignée de députés unionistes. Le dirigeant conservateur, au plus bas dans les sondages d'opinion, doit aussi compter avec les nombreux sympathisants de la cause protestante dans son propre camp. Ainsi, le Times s'est-il transformé en porte-parole de ces Tories de choc : " L'Union [du Royaume-Uni], un fondement de notre démocratie parlementaire, a été sérieusement affaiblie. On peut se demander ce que nous fait gagner cette étape. " En cas de rébellion de certains de ses députés contre tout accord éventuellement conclu avec le Sinn Fein, John Major serait contraint de réclamer l'aide de l'opposition travailliste et libérale-démocrate, une faveur pour le moins difficile à demander alors que des élections générales doivent se dérouler au plus tard en juin 1997. Reste que les unionistes, dirigés par deux septuagénaires très impopulaires auprès du public anglais, ont bien du mal à mobiliser leurs partisans. Leurs accusations de " trahison " portée contre John Major sont peu crédibles, en raison de leurs refus catégoriques, dans le passé, de tout partage du pouvoir avec la minorité catholique. Dans l'histoire récente de l'Irlande du Nord, des tentatives répétées de règlement politique ont échoué en raison de l'intransigeance des protagonistes : aucune solution acceptable pour un camp ne l'était pour l'autre. L'espoir aujourd'hui est donc fragile. Jadis, le premier ministre de la reine Victoria, William Gladstone, avait déclaré que, dès que l'on apporte une réponse à la question irlandaise, les Irlandais changent la question. Comme le souligne aujourd'hui un éditorialiste londonien : " Le cessez-le-feu de l'IRA pourra enfin signifier qu'il n'y a plus de question irlandaise, mais un début de réponse. " MARC ROCHE Le Monde du 2 septembre 1994

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