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L’enfant des bois        En 1797, des paysans de la région de Laucane, dans le Massif Central, surprennent un enfant nu qui s’enfuit en courant à travers les bois de la Bassine.

Publié le 23/11/2015

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L’enfant des bois        En 1797, des paysans de la région de Laucane, dans le Massif Central, surprennent un enfant nu qui s’enfuit en courant à travers les bois de la Bassine. Quelques jours plus tard, ils l’aperçoivent en train de se nourrir de tubercules et de glands. L ‘année suivante, il est attrapé par des bûcherons et amené de force au village de Lacaune. L’enfant est exhibé à plusieurs reprises sur la place du village où il fait sensation, puis arrive à s’enfuir dans les bois. Finalement, le 25 juillet 1799, des chasseurs le reprennent et le ramènent à Lacaune. Il est confié provisoirement à une veuve du village, qui l’habille et essaie de lui faire manger de la viande, qu’il refuse avec obstination. Au bout de huit jours, il s’enfuit à nouveau sur un causse, revenant parfois quémander des pommes de terre aux villageois. Le 8 janvier 1800, l’enfant se présente sans y avoir été forcé au village de Saint-Sernin. Le commissaire du gouvernement Constans SAINT-ESTEVE, le prend par la main et l’emmène chez lui pour le nourrir. Le 9 janvier il amène le garçon à l’orphelinat de Saint-Affrique. Dans son rapport, il note : « Je fais conduire, citoyen, dans votre hospice, un enfant inconnu de douze à quinze ans, qui paroît sourd et muet de naissance ; outre l’intérêt qu’il inspire par la privation de ses sens, il présente encore dans ses habitudes quelque chose d’extraordinaire qui le rapproche de l’état des sauvages. Sous tous les rapports, cet être intéressant et malheureux sollicite les soins de l’humanité : peut-être même doit-il fixer l’attention de l’observateur philanthrope. J’en informe le gouvernement qui, sans doute, jugera que cet enfant doit être mis entre les mains du célèbre et respectable SICARD, instituteur des sourds et muets. » [1]        Un rapport complémentaire d’un des administrateurs de Saint-Affrique fait appel alors à la « bienfaisance du gouvernement ». De leurs côtés, certains savants émettent le souhait de pouvoir faire des observations scientifiques : l’abbé BONNATERRE, l’abbé Roche-Ambroise SICARD et six autres membres de la Société des Observateurs de l’Homme, société savante dont le but était, entre autres, « de démêler l’origine et les différentes migrations des peuples, d’éclaircir les points les plus obscurs de notre histoire primitive ».[2] Le 23 janvier, sur ordre du commissaire du gouvernement pour l’Aveyron RANDON, l’enfant est amené à Rodez, où il mord des curieux qui se sont approchés de trop près.             On doit à Jean-Gaspard ITARD le compte rendu des efforts pédagogiques mis en œuvre pour adapter à la vie sociale le « Sauvage de l'Aveyron ». ITARD, dès le départ, s’oppose aux conceptions de PINEL. En appliquant les préceptes sensualistes, il parvient à éveiller Victor dans les domaines de la vie sociale, de la sensibilité et du langage. Les progrès de « l’enfant sauvage » constituent un argument sérieux face au pronostic d'incurabilité dont sont affectés les déficients. A cette époque, on parle d’ailleurs aussi bien de retard que de débilité mentale, de déficience ou d'insuffisance intellectuelles que d'oligophrénie.        L’étude de Victor permet d’appréhender une première cause de retard mental : la carence éducative. Victor est  un enfant abandonné, laissé à lui-même, sans éducation. Il a dû apprendre à survivre dans le monde naturel et cet apprentissage n’a pu bénéficier de l'expérience des générations antérieures. Tel qu’il est décrit en 1801, cet enfant d'une dizaine d'années est mutique. ITARD croit voir en Victor «un jeune sauvage», ce qui correspond pour lui à l'état originel de l'humanité et par là même à l'état originel de l'esprit humain. Il voit dans le retard mental supposé de l'enfant l'effet de l'absence d'éducation. La conception de son époque, héritée de la troisième grande controverse du Siècle des Lumières est que l’homme n’est rien sans la société.        Mais contrairement aux philosophes qui croient trouver l'état de nature de l'humanité chez les peuples primitifs, il ajoute un peu plus loin :  «On devait donc chercher ailleurs le type de l'homme véritablement sauvage, de celui qui ne doit rien à ses pareils et le déduire des histoires particulières du petit nombre d'individus qui, dans le cours du 17ème siècle, ont été trouvés, à différents intervalles, vivant isolément dans les bois où ils avaient été abandonnés dès l'âge le plus tendre.»[3]               La formule utilisée par ITARD reprend celle utilisée par ROUSSEAU pour qualifier l'homme à l'état de nature comme ne devant rien à ses pareils. L’accès à la civilisation correspond de facto à l'accès à la sociabilité. On sait que chez ROUSSEAU, l'état d'isolement — qui n’est autre que celui de la famille « adamique »[4] — est la condition d'un bonheur plat, que la société est venue bouleverser. Chez l'auteur du Contrat social, cela justifie l’idée d’éducation négative, visant à retrouver artificiellement le paradis perdu.        En quelque sorte, pour ITARD, la sauvagerie revêt un caractère paradoxal. L'état de nature est positif, c'est pourquoi il doit présenter à Victor la vie sociale comme source d'agréments, afin qu'il s'y attache et oublie la vie naturelle qu'il menait jusqu'alors. Car l'état social est avant tout un bienfait que laissent augurer les « progrès » du jeune sauvage. Alors que ROUSSEAU se proposait de profiter de la situation éducative pour observer l'enfant, ITARD préfère observer les effets de l'éducation sur Victor, dans une dynamique que l'on qualifierait aujourd'hui de rééducative. Ses finalités sont davantage anthropologiques (l’effet de la culture sur l’individu) que païdologiques (la compréhension des mécanismes psychiques de l’enfant). Il reprend à son compte la métaphore de la statue utilisée par CONDILLAC (1714-1760) selon laquelle «elle [la statue] ne jugera des choses comme nous que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience ; et nous ne jugerons comme elle que quand nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque»[5] .           Idiot ou déprivé ?        Ce n'est qu'après avoir développé les sens de Victor, après avoir suscité l’éveil physiologique, que le médecin devenu éducateur entend développer son intelligence. «Quelques physiologistes modernes ont soupçonné que la sensibilité était en raison directe de la civilisation. Je ne crois pas que l'on puisse donner une plus forte preuve que celle du peu de sensibilité des organes sensoriaux chez le Sauvage de l'Aveyron.»               En scientifique de son époque, ITARD s’applique tout d’abord à donner une description précise des aptitudes physiques et intellectuelles de son élève.        Le rapport de BONNATERRE évoquait déjà dans l’ordre : l’aspect physique, la démarche, les sens, la parole, l’instinct, l’alimentation, l’intelligence, le caractère. Dans un chapitre intitulé « instinct », l’abbé note que « ses affections sont aussi bornées que ses connaissances ; il n’aime personne, ne s’attache à personne ; et s’il témoigne quelque préférence pour l’homme qui le soigne, c’est l’expression du besoin, et non le sentiment de la reconnaissance. »        Victor est donc décrit comme privé d’affectivité. Mais est-il intelligent ? Pour PINEL, médecin aliéniste, membre éminent de la Société des Observateurs de l’Homme dont ITARD fait également partie, l’enfant sauvage n’est qu’un idiot. Le médecin-chef des asiles d’aliénés de Paris, considéré par beaucoup comme le premier psychiatre de l’histoire de la médecine s’oppose aux conceptions du jeune médecin, de vingt-neuf ans son cadet. A l’époque, l’Hôtel-Dieu recevait tous les malades mentaux de la région parisienne, sans distinguer les aliénés des épileptiques ou des retardés mentaux. Les soins prodigués consistaient en bain froids, saignées ou purges. Au bout de quelques semaines, les hommes étaient envoyés à Bicêtre, les femmes à la Salpêtrière. Les malades étaient enchaînés aux murs, certains totalement nus. Les cellules en sous-sol étaient infestées de rats. Les épidémies étaient courantes.        Dès 1798, PINEL avait publié un traité nosographique dans lequel il se proposait de classer les maladies en cinq grandes catégories, la maladie mentale en quatre : ainsi étaient apparues la manie, la mélancolie, la démence et l’idiotie. Il lui semblait évident que Victor était à ranger dans la dernière catégorie. L’enfant n’était pas devenu idiot parce qu’il avait été abandonné, mais l’avait été précisément en raison de son idiotie. Victor ne pouvait être considéré comme un sauvage – les non-civilisés ne se comportant pas comme des idiots – mais comme un véritable idiot, reconnu comme tel par ses parents.        ITARD pense pour sa part que Victor n’est qu’un « prétendu idiot » et entend bien le prouver. Une commission est chargée d’étudier l’enfant et de faire un rapport : elle est composée du directeur de l’institut des Sourds Muets, SICARD, de JAUFFRET, de GERANDO[6], tous membres de la société des Observateurs de l’Homme, et de CUVIER, anatomiste et secrétaire de l’Académie des sciences. Un premier rapport, rédigé par PINEL fut malheureusement égaré, qui aurait permis d’établir une comparaison entre le comportement initial du jeune sauvage et son comportement après l’intervention d’ITARD. Ce rapport ne fut retrouvé qu’en 1973 par Harlan LANE, auteur d’un ouvrage aujourd’hui controversé sur Victor [7]. En ce qui concerne l’intelligence de ce dernier, on trouve la notice suivante : « La vivacité du regard de l’enfant de l’Aveyron est une preuve très équivoque d’un discernement propre à être cultivé, puisque la plupart des idiots des hospices ont les mêmes apparences extérieures, et que très peu sont réduits à avoir une physionomie sans expression. Un enfant de sept ans, dont j’ai déjà parlé et qui est réduit à un idiotisme complet, est remarquable par une extrême vivacité du regard, et de vaines apparences d’un entendement sain : on dirait même qu’il a une sorte d’avantage sur l’enfant de l’Aveyron, puisque son attention n’est pas seulement réveillée par ses moyens de subsistance, mais que souvent il fixe ses doigts et s’amuse à les croiser, ou à diversifier leur position avec une apparence d’air méditatif. Une autre fille de vingt ans, réduite aussi à une démence complète, est remarquable par ses yeux noirs pleins de vivacité, et une figure très animée. »          ITARD lui-même émet quelques doutes sur les possibilités de l’enfant :  « Je lui ai présenté successivement des jouets de toute espèce ; plus d'une fois, pendant des heures entières, je me suis efforcé de lui en faire connaître l'usage ; et j'ai vu avec peine, que loin de captiver son attention, ces divers objets finissaient par lui donner de l'impatience tellement qu'il en vint au point de les cacher, ou de les détruire, quand l'occasion s'en présentait.»        Néanmoins, il ne renonce pas, persuadé qu'il suffit qu'un plaisir soit répété pour qu'il se transforme progressivement en besoin. Mais il abandonne en chemin cette idée et ayant remarqué que l'enfant sait imiter le son [o] lorsqu'il l'entend, force Victor à prononcer « eau » lorsqu'il a soif. Face à un nouvel échec, ITARD, lui apprend le mot « lait » que Victor préfère nettement. Mais Victor ne consent à prononcer le vocable tant désiré qu'une fois servi et ITARD se désespère de ne le voir utiliser le langage non pas comme signe du besoin, mais comme exclamation de joie. Il en déduit que Victor n'a pas encore saisi « le véritable usage de la parole », dont il considère que la fonction première est la communication. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette conception saussurienne du langage, qui n’a guère évolué depuis.        Ayant échoué dans ses vues fonctionnalistes, ITARD décide alors de traiter Victor comme un sourd et lui applique la méthode du citoyen SICARD : au lieu de s'exprimer oralement, Victor devra dorénavant écrire ce dont il a besoin, en utilisant des lettres en carton. Mais l'expérience n'est guère concluante, ce qui ne surprend pas PINEL. A la suite de ce nouvel échec, ITARD commence à se désintéresser de Victor et le confie aux bons soins de la gouvernante.        La première expérience de rééducation d’un «arriéré » se solde donc par le découragement du pédagogue. C’est que dans l’esprit d’ITARD, l’enfant sauvage est destiné à valider des conceptions et les pratiques qui en découlent. On serait presque tenté de dire que Victor est exploité, qu’il est le cobaye d’expériences dont l’échec conduit moins à une remise en cause des préceptes en eux-mêmes que de l’individu chargé de les valider. C’est d’ailleurs un schéma fréquent dans l’histoire de la rééducation que l’abandon thérapeutique. On peut trouver la même désespérance finale de la civilisation à l'égard de « l’inéduqué » dans le personnage de Kaspar Hauser. Tout se passe comme si le précepteur, doté de tous ses sens et de son intelligence ne pouvait communiquer avec la « statue privée de sens » à la place de laquelle CONDILLAC entendait se mettre. L’éduqué et l’inéducable semblent ainsi vivre dans deux mondes parallèles. On peut dire que les efforts de ITARD, pour méritoires qu’ils sont, sonnent le glas de la pédagogie strictement sensualiste – mais pas pour autant sensorielle.        Néanmoins, de cette première observation naît l'idée d'une psychologie éducative que l'on peut retrouver dès le début de XXème siècle dans la pédagogie scientifique de Mme MONTESSORI et dont les prémices vont être effectivement développées, mais dans une optique différente par Edouard SEGUIN (1812-1880), qu’il faut considérer comme le premier orthopédagogue moderne, à la différence des précepteurs éclairés que furent sur le plan théorique, celui de l’Emile, et sur le plan pratique celui de Victor.

« autres membres de la Société des Observateurs de l'Homme, société savante dont le but était, entre autres, « de démêler l'origine et les différentes migrations des peuples, d'éclaircir les points les plus obscurs de notre histoire primitive ».[2] Le 23 janvier, sur ordre du commissaire du gouvernement pour l'Aveyron RANDON, l'enfant est amené à Rodez, où il mord des curieux qui se sont approchés de trop près.             On doit à Jean-Gaspard ITARD le compte rendu des efforts pédagogiques mis en oeuvre pour adapter à la vie sociale le « Sauvage de l'Aveyron ».

ITARD, dès le départ, s'oppose aux conceptions de PINEL.

En appliquant les préceptes sensualistes, il parvient à éveiller Victor dans les domaines de la vie sociale, de la sensibilité et du langage.

Les progrès de « l'enfant sauvage » constituent un argument sérieux face au pronostic d'incurabilité dont sont affectés les déficients.

A cette époque, on parle d'ailleurs aussi bien de retard que de débilité mentale, de déficience ou d'insuffisance intellectuelles que d'oligophrénie.        L'étude de Victor permet d'appréhender une première cause de retard mental : la carence éducative.

Victor est  un enfant abandonné, laissé à lui-même, sans éducation.

Il a dû apprendre à survivre dans le monde naturel et cet apprentissage n'a pu bénéficier de l'expérience des générations antérieures.

Tel qu'il est décrit en 1801, cet enfant d'une dizaine d'années est mutique. ITARD croit voir en Victor «un jeune sauvage», ce qui correspond pour lui à l'état originel de l'humanité et par là même à l'état originel de l'esprit humain.

Il voit dans le retard mental supposé de l'enfant l'effet de l'absence d'éducation.

La conception de son époque, héritée de la troisième grande controverse du Siècle des Lumières est que l'homme n'est rien sans la société.        Mais contrairement aux philosophes qui croient trouver l'état de nature de l'humanité chez les peuples primitifs, il ajoute un peu plus loin :  «On devait donc chercher ailleurs le type de l'homme véritablement sauvage, de celui qui ne doit rien à ses pareils et le déduire des histoires particulières du petit nombre d'individus qui, dans le cours du 17ème siècle, ont été trouvés, à différents intervalles, vivant isolément dans les bois où ils avaient été abandonnés dès l'âge le plus tendre.»[3]. »

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