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Leo BERSANI (1931-) Une identité gay ?

Publié le 19/10/2016

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Leo BERSANI (1931-)

Une identité gay ?

Conçu comme un acte de résistance à l'oppression homophobe, le projet de construire une identité gay est lui-même suspect. Cette identité n'est-elle pas à son tour exclusive, parce que limitée à la classe moyenne, blanche et de gauche ? Cette délimitation n'est-elle pas le signe ou plutôt le symptôme intellectuel de la classe qu'elle désigne ? Le seul fait de rechercher une identité gay prédétermine le champ à l'intérieur duquel on la trouvera, puisque le loisir de pouvoir la rechercher caractérise l'identité qu'on cherche à découvrir. L'« identité gay » a amené beaucoup de ceux qui étaient invités à se reconnaître en elle (ainsi que ceux qui en étaient exclus) à objecter qu'il n'existe pas une seule manière d'être gay, que le comportement sexuel ne se réduit jamais à une question de sexe et qu'il est inséparable de toutes les autres modalités, lesquelles ne sont pas nécessairement sexuelles, de notre positionnement social et culturel. Par sa cohérence même, une identité gay délibérément conçue sur le mode de l'opposition ne fait que répéter les analyses restrictives et immobilisatrices qu'elle vise à combattre. Bien plus : pourquoi la préférence sexuelle serait-elle la clé de l'identité ? Plus fondamentalement, pourquoi cette préférence ne peut-elle se concevoir que sur le mode d'une opposition entre homo- et hétérosexuel ? Cette opposition enferme le corps érotisé dans une sexualité divisée de façon rigide entre masculin et féminin, dans laquelle le plaisir est à la fois reconnu et légitimé en fonction des différences génitales entre les sexes. Enfin, comme l'a noté Michael Warner, dans un tel système, la différence des sexes devient « le signe d'une irréductible différence phénoménologique entre les individus ». Il est donc clair qu'accepter la désignation d'«homosexuel » a de lourdes conséquences : le terme occupe une position centrale dans notre apprentissage culturel des notions de même et de différence - c'est-àdire des perceptions par lesquelles nous apprenons tous où « je » finit et où l'autre commence, et comment les frictions de l'altérité font obstacle à l'expansion de notre moi.

Et pourtant, si cette méfiance à l'égard de l'identité est nécessaire, elle n'est pas nécessairement libératrice. Les gays et les lesbiennes courent aujourd'hui le danger de disparaître dans leur propre hyperconscience de la manière dont ils ont été construits en tant que gays et que lesbiennes. Le discrédit dans lequel est tombée l'idée d'identité spécifiquement gay (et la méfiance corrélative à l'égard des investigations étiologiques de l'homosexualité) a un effet curieux mais prévisible : éliminer les bases indispensables si nous voulons pouvoir résister, précisément, aux régimes hégémoniques de la normalité. En voulant dénaturaliser les fondements épistémiques et politiques sur lesquels repose notre construction, nous nous sommes nous-mêmes effacés. Le pouvoir de ces systèmes, en effet, n'est qu'affaibli de façon minimale par la démonstration que ce sont « simplement » des constructions historiques. Ils n'ont pas besoin d'être naturels pour exercer leur emprise et il ne suffit pas de les démystifier pour les rendre inopérants. Si de nombreux gays rejettent aujourd'hui l'identité homosexuelle qui leur a été attribuée par d'autres, la société hétérosexuelle n'en continue pas moins à jouir des privilèges de sa domination. Ne pouvant nous fier à l'identité qui nous est imposée, nous en sommes réduits à un jeu subversif sur les identités normatives - nous efforçant, par exemple, de « resignifier » la famille dans le contexte de communautés qui échappent aux notions habituelles de ce qui constitue une famille. Ces efforts, aussi valables soient-ils, peuvent avoir des effets d'assimilation plutôt que de subversion ; s'étant « dégayés », les gays se fondent dans la culture dont ils se targuent de subvertir les normes. Ou encore, ayant par « réalisme » abandonné ce qu'un représentant de la queer theory appelle la « vision millénariste » d'une défaite de la culture dominante, nous nous résignons à la micropolitique des luttes locales pour la participation démocratique et la justice sociale, révélant ainsi des ambitions politiques à peu près aussi exaltantes que celles qui, aux États-Unis, nous exhortent sur les pare-chocs des voitures à « penser mondialement » et à « agir localement ».

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