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Les Âmes Grises - Quel Regard Sur La Grande Guerre ?

Publié le 16/10/2010

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D’aucuns diront que le XIXème siècle s’est achevé un 31 décembre 1900 au soir comme le veut la tradition. D’autres cependant avanceront qu’il a disparu en même temps que ses promesses de prospérité technologique et sociale avec la première Guerre mondiale, en 1914, et ils n’auront pas tort. Le conflit, d’une ampleur sans précédent, allait dévaster l’Europe durant quatre ans et la refaçonner, laissant derrière lui des populations exsangues et des sociétés complètement remaniées.

« La Grande Guerre « a marqué l’Histoire et il est donc tout à fait logique que les arts, et plus particulièrement la littérature, s’emparent du sujet. Ces vingt dernières années, l’écriture de fictions historiques a pris le pas sur la publication de témoignages pour rendre compte du quotidien de l’époque avec un certain succès auprès du public. Des auteurs qui ont grandi sans connaître la guerre, sans la vivre, s’interrogent aujourd’hui sur cet événement majeur à travers des romans ou des nouvelles à caractère fictif.

C’est le cas du livre de Philippe Claudel, « Les Âmes grises «, paru en 2003.

 

      Dans quelles mesures l’œuvre de Claudel illustre-t-elle une certaine tendance de « la « littérature inspirée de la Grande Guerre pour laquelle se manifeste un réel engouement des lecteurs ?

Il convient d’évoquer dans un premier temps la place occupée par le conflit armé dans « Les Âmes grises « pour mieux ensuite définir le regard contemporain porté sur la guerre de 14-18 et finalement analyser les clés d’un succès critique auréolé de plusieurs prix littéraires.

 

      Écrit à la première personne, le roman de Philippe Claudel est la confession d’un homme qui revient sur une période de sa vie, lorsque, policier, il fut chargé d’enquêter sur « l’Affaire «, le meurtre d’une fillette surnommée Belle de Jour. La découverte du corps un matin de décembre 1917 constitue le point de départ d’une intrigue qui ballade le lecteur dans le temps au fil de digressions multiples qui ne prendront leur plein sens qu’au moment du dénouement tragique. Claudel nous plonge dans le quotidien d’un village de campagne avec ses castes sociales qui font cohabiter deux mondes, celui des baisemains et celui des paysans, et ses petits drames de tous les jours qui font le bonheur des uns - les œufs mollets du juge Mierck devant le cadavre de Belle - comme le malheur des autres. Et à quelques kilomètres de là, la première Guerre mondiale. Nous sommes dans l’Est de la France, près de V., « dans un pays où pendant des années la rumeur de la vie ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. «. La géographie imprécise voulue par l’auteur universalise son propos. L’important n’est pas dans la situation exacte de l’action mais dans la proximité avec la ligne de front.

En effet, la Grande Guerre est omniprésente. Elle s’apparente plus à une figure cachée qui pèse sur l’intrigue et les personnages : on ne la voit jamais directement, on la devine. Tel un « rideau de scène «, un simple coteau s’élève ainsi entre l’insouciant village du narrateur et le champ de bataille, entre la vie et la mort. Philippe Claudel fait de ce théâtre macabre l’arrière plan de son tableau de la vie provinciale. Les routes sont envahies par le fourmillement des bataillons qui montent au front, les rues de la ville vomissent un flot continu de soldats bourrés et de gueules cassées, les cliniques résonnent des cris ensanglantés des blessés… Au delà même des événements racontés, la guerre s’insinue jusque dans la plume du narrateur, envahissant les pages blanches de ses cahiers sous forme de métaphores. Le son lointain du canon ponctue ainsi les « existences comme une horloge macabre qui [brasse] de sa grande aiguille les corps blessés et les vies mortes «.

Pourtant, Philippe Claudel soutient qu’il ne s’agit pas d’un roman de guerre. « Les Âmes grises « sont nées de la vision tragique et irréelle d’un jeune corps flottant dans un cours d’eau d’hiver. Le fait de situer l’intrigue pendant la Première Guerre mondiale n’est venu qu’après, comme une évidence, presque une nécessité. Que peut bien représenter le meurtre d’une gamine de dix ans, aussi abject soit-il, face aux milliers de vies sacrifiées chaque jour sur la ligne de front ? Sous prétexte d’une enquête policière, l’auteur s’attache ainsi à sonder les bouleversements profonds et les conséquences du conflit sur la vie des protagonistes de « l’Affaire «. Car si la guerre « mutile, souille, éventre, broie, tue « dans les tranchées, à l’Arrière, elle dépouille les hommes de leur costume social, met à nu leur être le plus intime et révèle lentement le fond de leurs âmes. Des âmes « joliment grises « que Claudel nous invite à explorer au fil de son roman. Tout comme la noirceur de la Grande Guerre…

 

En effet, la vision qui en est proposée par le narrateur est sans concession patriotique et le parti-pris de l’auteur sans équivoque. Derrière chaque évocation de la guerre qui émaille le récit, transparaissent l’horreur des tranchées et la figure du soldat victime. P.Claudel parle même d’une période de « folie collective où l’individu a énormément de mal à exister, à être ce qu’il est «, stigmatisant ainsi son caractère déshumanisant : l’homme en tant que personne s’efface devant la nécessité de défendre la patrie pour n’être plus qu’une arme au service de la morale nationaliste. « Le drapeau, c’est sacré ! «. Ce déni de l’intime nourrit alors l’idée d’un sacrifice absurde et démesuré face aux enjeux du conflit. La Grande Guerre s’assimile donc à une « boucherie mondialisée « source de souffrance et de deuil.

La façon empathique dont P.Claudel traite le sujet fait écho à une longue tradition française d’idéologie pacifique avec, il est vrai, des écrits portant plus sur les ravages de la guerre ou les fraternisations que sur la haine de l’ennemi. Dans « Les Âmes grises «, il n’est ainsi jamais question des Allemands. Seulement de ces jeunes Français d’à peine vingt ans qui, tels « une armée d’ombres «, se laissent « mener docilement vers le grand abattoir «. Cette image répandue dans la littérature contemporaine du combattant, victime sacrifiée sur l’autel de la barbarie militaire, découle d’un « processus de victimisation «. On le constate aujourd’hui, la conscience mémorielle des peuples occidentaux impliqués dans la Grande Guerre rejette le statut de bourreau, d’agent de mort pour privilégier la figure du martyr. « On accepte plus facilement qu’un membre de sa famille ait été tué au combat que d’admettre qu’il ait pu tuer lui-même «. Cette logique, poussée à son paroxysme, fait des révoltés, des déserteurs, des fusillés pour l’exemple, les seuls héros véritables. Au risque de négliger un aspect important, celui du consentement de millions d’Européens à la violence de guerre.

Dans les années 1920, une littérature pacifiste, sous l’impulsion d’Henri Barbusse, de Jean Giono, etc., faisait donc son apparition avec pour credo : « si on montre l’horreur de la guerre, la folie de son déclenchement, l’absurdité de sa conduite, cela n’arrivera plus «. Mais la Seconde Guerre mondiale allait passer par là et briser ces espoirs de paix. Pourtant, depuis une vingtaine d’années maintenant, la littérature, reflet de la société et des mentalités, revisite le thème de la Grande Guerre à travers les œuvres d’écrivains qui ne l’ont pas vécue directement mais qui ont grandi avec son histoire et se sont imprégnés des récits de leurs aînés. Philippe Claudel fait partie de ceux-là. En écrivant « Les Âmes grises «, il a voulu aborder le thème universel de « l’homme confronté à la guerre, et qui essaie de vivre à côté du massacre «. Selon lui, « la fiction est complémentaire au travail de l’historien, la littérature une voie parallèle du savoir «. En choisissant d’ancrer son roman dans le conflit de 14-18, il procède ainsi à un véritable devoir de mémoire. Avec à la clé un joli succès en librairie.

 

« Les Âmes grises « est, dans l’opinion de beaucoup, le meilleur roman de l’année 2003 sur la scène littéraire française. Prix Renaudot 2003, Meilleur livre par le magazine Lire, Grand Prix des lectrices de Elle, l’œuvre de Philippe Claudel fut saluée unanimement par les critiques. « Beau roman, comme on n’en lit plus, comme on n’en écrit plus « pour Jérôme Garcin (Le Nouvel Observateur), « un vrai moment de littérature « pour François Busnel (L’Express). Ce dernier va même jusqu’à écrire qu’il s’agit peut-être de « l’un des meilleurs romans sur la Première Guerre mondiale «. Interrogé sur les raisons d’un tel succès, l’auteur se refuse à l’expliquer : « tout cela est très mystérieux. Et doit le rester «. Tâchons tout de même d’avancer quelques éléments de réponse.

Tout d’abord, il y a le style Claudel. L’écriture est simple, sobre, sans emphase. Le déroulement de l’intrigue policière, entre présent et passé, apporte aux faits racontés une insoupçonnable profondeur. La justesse des mots frappe l’imaginaire. Véritable « peintre d’atmosphère «, poète réaliste, l’auteur des « Âmes grises « manie l’art pictural de la métaphore avec brio. Jérôme Garcin salue au passage la facilité avec laquelle ce dernier est capable de portraiturer un personnage. Finalement, Philippe Claudel ne devrait la reconnaissance académique et l’encensement des lecteurs qu’à son talent de romancier et à la qualité de son ouvrage ? Oui, mais pas seulement…

François Furet dans « Le Passé d’une illusion « fait le constat suivant : « La Grande Guerre reste un des événements les plus énigmatiques de l’histoire moderne «. En effet, avec son éloignement dans le temps, la disparition des derniers Poilus et l’évolution des mentalités, la Première Guerre mondiale intrigue aujourd’hui d’autant plus qu’elle se révèle obscure et difficile à cerner, voire impossible. Car rien de ce qu’ont éprouvé les acteurs du conflit dans l’ordre du patriotisme, du sens de la guerre et de la mort à la guerre ne peut plus être approché. Les passions nationales qui portèrent les peuples européens à s’entretuer pendant quatre ans ne sont plus concevables. La mise au jour des perceptions des hommes de 1914 heurte désormais les sensibilités du plus grand nombre. Pourtant jamais, peut-être, le besoin de compréhension d’un événement historique ne s’était fait si fort. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, cette dimension mystérieuse attise un désir d’explications grandissant. Si bien que depuis le début des années 1990, la Grande Guerre revient « à la mode «. Les succès des dessins de Tardi et du roman de Jean Rouaud, « Les Champs d’honneur « (1990), témoignent de cet engouement nouveau dans la continuité duquel est sorti « Les Âmes grises « en 2003.

 

Chant funèbre en même temps que livre de vie, le roman de Philippe Claudel stigmatise donc le nouveau regard qui est porté sur la Première Guerre mondiale. Meurtrière, disproportionnée, irrationnelle, elle véhicule une image horrifique inspirée de l’idéologie pacifiste. Or la littérature est un outil de transmission du savoir et le roman « une formidable machine à enclore la mémoire et à la provoquer «. La représentation du soldat victime envoyé inutilement au massacre va donc quelque part conditionner le souvenir de la Grande Guerre qui perdurera dans l’imaginaire collectif.

Mais n’est-ce pas fausser l’historicisation du conflit et mentir aux générations futures que d’entrer dans un processus de victimisation à outrance et d’occulter les sentiments qui rendirent les souffrances subies acceptables ?

Le propre du pacifisme est d’assimiler et de comprendre les erreurs du passé pour qu’elles ne se reproduisent plus. Cela passe par une approche de la Grande Guerre peut-être un peu plus contrastée et finalement plus intelligible.

 

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