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Les demoiselles de Rochefort

Publié le 18/12/2012

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J ACQUES D EMY LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA Les Demoiselles de Rochefort Synopsis et fiche technique 1 Le déroulé de ce livret suit la chronologie du travail mené par les enseignants avec les élèves. Les premières rubriques, plutôt informatives, permettent de préparer la projection. Le livret propose ensuite une étude précise du film au moyen d'entrées variées (le récit, la séquence, le plan...), ainsi que des pistes pédagogiques concrètes permettant de préparer le travail en classe. Des rubriques complémentaires s'appuyant notamment sur des extraits du film sont proposées sur le site internet : www.lux-valence.com/image. Réalisateur Jacques Demy, un film dans chaque port 2 Actrices Les soeurs Dorléac, fausses jumelles de cinéma 3 Genèse Le dur labeur de la joie 4 Écriture Comédie musicale, comme dans la vie 5 Découpage séquentiel 6 Analyse du récit Coupé-collé La séance 7 Genre Comédie musicale La place du spectateur 8 Le pictogramme indique qu'une de ces rubriques est en lien direct avec le livret. SOMMAIRE MODE D'EMPLOI Achevé d'imprimer : septembre 2010 10 Analyse de séquence Transport en commun Petites dissonances du désir 12 Analyse de plans Hollywood au coin de la rue Quand les chemins ne se croisent pas 14 Figure Filmer la danse Faire des manières 15 Point technique Le plan à la grue Un mouvement de grue Directeur de la publication : Véronique Cayla. Propriété : Centre National du Cinéma et de l'image animée - 12 rue de Lübeck - 75784 Paris Cedex 16 - Tél.: 01 44 34 34 40. Rédacteur en chef : Simon Gilardi, pôle régional d'éducation artistique et de formation au cinéma et à l'audiovisuel. Rédactrices du dossier : Charlotte Garson, Eugénie Zvonkine (rubriques pédagogiques). Conception graphique : Thierry Célestine. Conception (juin 2010) : Centre Images, pôle régional d'éducation artistique et de formation au cinéma et à l'audiovisuel de la Région Centre 24 rue Renan - 37110 Chateau-Renault - Tél.: 02 47 56 08 08. www.centreimages.fr Remerciements : Les photographies et photogrammes du film ont été reproduits grâce à Ciné-Tamaris (www.cine-tamaris.com), que nous remercions ici, ainsi qu'Agnès Varda, pour la relecture attentive et les précisions biographiques. Mise en scène Les couleurs du désir Décors et costumes 16 Filiation La comédie musicale aujourd'hui 17 Pistes de travail 18 Atelier Les chansons des autres 19 Lecture critique 20 Sélection bibliographique & vidéo FICHE TECHNIQUE Les Demoiselles de Rochefort France, 1967 Réalisation, scénario, chansons : Image : Musique : Montage : Chorégraphie : Costumes : Décors : Production : Distribution : Durée : Formats : Tournage : Sortie française : Jacques Demy Ghislain Cloquet Michel Legrand Jean Hamon Norman Maen Jacqueline Moreau Bernard Evein Parc Film/Madeleine Film, Mag Bodard et Gilbert de Goldschmidt Ciné-Tamaris 2h 35 mm couleurs, cinémascope (certaines copies en 70 mm) été 1966 8 mars 1967 Interprétation Delphine Garnier : Solange Garnier : Maxence : Andy Miller : Etienne : Bill : Yvonne Garnier : Simon Dame : Guillaume Lancien : Josette : Subtil Dutrouz : Judith : Esther : Boubou : Pépé : Catherine Deneuve Françoise Dorléac Jacques Perrin Gene Kelly George Chakiris Grover Dale Danielle Darrieux Michel Piccoli Jacques Riberolles Geneviève Thénier Henri Crémieux Pamela Hart Leslie North Patrick Jeantet René Bazart SYNOPSIS Dans Rochefort investi par des forains, Delphine et Solange, jumelles danseuses et musiciennes, rêvent à l'amour. Leur mère, Yvonne, qui tient le café de la grand'place, regrette d'avoir quitté Simon dix ans plus tôt. L des habitués du café, le marin 'un Maxence, a peint la femme idéale mais ne l'a pas rencontrée. Delphine se reconnaît dans ce portrait et tombe amoureuse du peintre, mais le croit parti pour Paris. Les jumelles s'apprêtent à monter à la capitale. Solange demande au nouveau marchand de musique, Simon, une lettre de recommandation pour un compositeur américain. Les forains convainquent les jumelles de donner un numéro de danse à la fête foraine. Solange rencontre dans la rue l'homme de sa vie. Après la fête entachée par un faitdivers sanglant, Solange rencontre chez Simon le compositeur américain. Surprise : c'est son bel inconnu. Yvonne retrouve Simon. Maxence, en route pour Paris, est pris en stop par le camion des forains à bord duquel Delphine vient de monter. 1 FILMOGRAPHIE COMPLÈTE Jacques Demy 1951 1955 1959 1959 1960 1961 1962 1963 1966 1968 1970 1971 1973 1978 1980 1982 1985 1988 1988 Les Horizons morts (court métrage de fin d'études) Le Sabotier du Val de Loire (court métrage) Ars (court métrage) La Mère et l'Enfant (court métrage) Lola La Luxure segment du film à sketches Les Sept Péchés Capitaux La Baie des anges Les Parapluies de Cherbourg* Les Demoiselles de Rochefort* Model Shop Peau d'âne* Le Joueur de flûte (The Pied Piper) L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune Lady Oscar La Naissance du jour (téléfilm) Une chambre en ville* Parking* La Table tournante (coréalisé avec Paul Grimault) Trois Places pour le 26* * Les comédies musicales RÉALISATEUR Jacques Demy, un film dans chaque port ph. Agnès Varda Né à Pontchâteau (Loire-Atlantique) le 5 juin 1931, Jacques Demy, fils de garagiste, grandit à Nantes, qui imprègne son imaginaire au point que presque tous ses films se situent dans des villes portuaires. Fou de marionnettes à 7 ans, il acquiert une caméra amateur à 14 ans et fabrique un premier film d'animation et des scénettes de fiction. À 18 ans il monte à Paris où il intègre l' école de cinéma de la rue de Vaugirard. Attiré par les arts plastiques il visite les musées : « La peinture c est ma référence d'origine «1 dira-t-il plus tard. À 18 ans, il monte à Paris où il intègre l'école de cinéma de la rue Vaugirard. À travers deux rencontres s'esquisse une esthétique à deux pôles. D'une part la créativité manuelle : il assiste Paul Grimault sur des dessins animés publicitaires. D'autre part le goût du documentaire : quand il propose à Georges Rouquier le scénario du Sabotier du Val de Loire, le réalisateur de Farrebique le convainc de le tourner lui-même. Comme l'artisan le bois, le cinéaste creuse le temps pour donner naissance à une forme. La poursuite de cette recherche sur la durée dans les plans-séquences du Bel Indifférent (1957) impressionne JeanLuc Godard, critique aux Cahiers du cinéma. Demy fréquente assidûment les « jeunes-turcs « de la Nouvelle Vague, Godard, Truffaut, Chabrol et Rivette. En 1960, Georges de Beauregard, le producteur d'À bout de souffle, finance son premier long métrage, Lola, portrait d'une chanteuse de cabaret nantaise qui attend le retour de son grand amour. Mais pour s'adapter au budget, Demy doit supprimer chant, danse et couleur. Michel Legrand, rencontré après le tournage, signe la musique. C'est le début d'une collaboration fructueuse, et de la « méthode Demy « : le réalisateur se concerte en amont du tournage avec le compositeur et le décorateur. Marxiste, tendance Broadway Sur le tournage des Demoiselles - Ciné-Tamaris 2 1963 est l'année de la maturité. Après le noir et blanc forcé de Lola et de La Baie des anges (1962), sons et couleurs éclatent dans Les Parapluies de Cherbourg. Malgré ses dialogues que Demy disait « en-chantés « et ses références à la guerre d'Algérie, c'est un succès mondial, sélectionné aux Oscars et récompensé par la Palme d'or. Le cinéaste nourrit un espoir balzacien, tourner « 50 films qui seront tous liés les uns aux autres [...] à travers des personnages communs «2. Pour l'heure, il trouve le budget d'une comédie musicale en couleurs, Les Demoiselles de Rochefort. En 1968, Demy s'installe aux États-Unis avec sa compagne, la cinéaste Agnès Varda. Mais l'âge d'or hollywoodien est mort, et Model Shop (1968), dans lequel Lola vivote à Los Angeles, égrène une « histoire d'amour sans amour «3. C'est dans une France de conte de fées (les châteaux de la Loire) que Demy revient tourner son troisième film avec Catherine Deneuve, Peau d'âne, au printemps 1970. L'hommage musical à La Belle et la Bête creuse une thématique présente dès La Luxure (1962) : la menace de l'inceste, que prolongeront Lady Oscar (1978) et Trois Places pour le 26 (1988). Mais après 1973, Demy accumule les échecs, en salle avec L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune, ou avant même le tournage pour un vaste projet russe. Une chambre en ville (1982), passion chantée sur fond de grève, marque le retour de la lutte des classes, estompée depuis Les Parapluies. « Vous êtes un cinéaste marxiste, tendance Broadway «4 : cette remarque des Cahiers souligne le paradoxe d'un cinéma à la fois spectaculaire et taraudé par les inégalités sociales. En 1989, affaibli par la maladie, Jacques Demy guide Varda dans un film inspiré par son enfance, Jacquot de Nantes (1990), qui alterne fiction « d'époque « et extraits de films. Après sa mort le 27 octobre 1990, Les demoiselles ont eu 25 ans (1993) et L'Univers de Jacques Demy (1995) de Varda poursuivent l'évocation d'un cinéaste qui a suivi le conseil de Cocteau : « Tournez. Tournez. Projetez. Projetez-vous hors de vos ténèbres. Surtout n'oubliez pas que le cinématographe est réaliste et que le rêve l'est aussi. «5. 1) Entretien avec Laura Conti cité par Camille Taboulay, Le Cinéma enchanté de Jacques Demy, Paris, Cahiers du cinéma, 1996. 2) Ibidem. 3) J. Demy, dans Michel Delahaye, « Lola in L.A. «, Cahiers du cinéma n° 206, novembre 1968. 4) Thierry Clech, Frédéric Strauss et Serge Toubiana, « D'un port à l'autre, entretien avec Jacques Demy «, Cahiers du cinéma, n° 414, décembre 1988. 5) Jean Cocteau, La Gazette des lettres, 1948, cité par A. de Baecque, Godard, biographie, Grasset, 2010. FILMOGRAPHIES Sélection de films non cités dans le texte ACTRICES Les soeurs Dorléac, fausses jumelles de cinéma Françoise Dorléac (21 mars 1942 - 26 juin 1967) La Peau douce - MK2 1960 Ce soir ou jamais de Michel Deville 1962 Arsène Lupin contre Arsène Lupin d'Édouard Molinaro 1964 La Chasse à l'homme d'Édouard Molinaro La Ronde de Roger Vadim 1967 Un cerveau d'un milliard de dollars de Ken Russell Les Parapluies de Cherbourg - Ciné-Tamaris « Je m'appelle Françoise Dorléac. J'ai 24 ans. Je mesure 1 m 72. J'ai tourné dix films. - Je m'appelle Catherine Dorléac, mais j'ai pris pour pseudonyme le nom de jeune fille de ma mère, qui est Deneuve. J'ai 22 ans et demi. Je mesure 1 m 70. J'ai tourné quatorze films. - Comment, ma vieille, tu as fait plus de films que moi ? - Cela signifie simplement que j'ai fait plus de c... «1. Ainsi commençait un entretien avec les soeurs Dorléac sur le tournage des Demoiselles. L'émulation ludique conjure la rivalité entre deux soeurs d'une fratrie de quatre. De même que Delphine et Solange ont un rapport à l'amour qui idéal, qui impromptu, Françoise et Catherine révèlent des tempéraments aussi opposés que leurs voix, diaphane et presque sourde pour la cadette, puissante et sensuelle pour l'aînée (un contraste que Demy a parfaitement maintenu dans le choix des chanteuses qui les doublent dans Les Demoiselles). Françoise danse (elle jouera pourtant la musicienne du film), Catherine pas (le coaching londonien ne lui ôtera pas une certaine raideur). Élève au Conservatoire, Françoise affirme sa vocation avec une énergie stakhanoviste, enchaînant pièces (Gigi d'après Colette) et films (Tout l'or du monde de René Clair). Engagée dans Les portes claquent de M. Fermaud et J. Poitrenaud (1960), elle suggère Catherine, 15 ans, pour jouer sa soeur. En 1966, lorsque Demy les réunit à nouveau à l'écran, Dorléac vient d'ajouter à sa filmographie internationale le succès de L'Homme de Rio (P. de Broca), La Peau douce de F Truffaut et Cul-de-sac de R. Polanski. Elle ignore que le film . de Demy sera son avant-dernier : elle meurt dans un accident de voiture le 26 juin 1967. Dans un hommage écrit, Truffaut souligne le contraste entre sa « personnalité forte, éventuellement autoritaire « et son « physique fragile et romantique «2. Vierge mythique, épouse perverse Ironie du sort, Catherine, qui n'a jamais eu le désir de jouer, a rattrapé sa soeur dès l'immense succès des Parapluies de Cherbourg, Palme d'or à Cannes où La Peau douce est snobé. Actrice par hasard, elle se prend au jeu ; c'est en effet comme un jeu avec des règles strictes qu'elle décrit Les Parapluies de Cherbourg, où chaque geste est minuté en fonction de la bande-son. Elle tourne deux autres films avec Demy (dont Peau d'âne, 1970). Malgré cette fidélité, elle n'a pas eu le temps de se laisser enfermer dans le « Demy-monde «. Roman Polanski, « qui le premier a senti une potentialité de violence en moi «3, la choisit pour Répulsion (1966). Par la suite, les cinéastes étrangers privilégient le contre-emploi avec son apparente ingénuité. La « vierge mythique « (dixit le Maxence des Demoiselles) oscille entre innocence et perversion chez Luis Buñuel (Belle de jour, 1967, Tristana, 1970) et chez Dino Risi, Marco Ferreri ou Mauro Bolognini. En France, Deneuve noue une amitié fidèle avec François Truffaut malgré l'échec de La Sirène du Mississippi (1969). Le cinéaste théorise sur le débit ultrarapide des soeurs Dorléac (« il y avait une telle concurrence pour placer un mot dans les conversations familiales qu'il y avait eu une accélération «4). De lui, Deneuve apprend la stylisation des gestes et l'importance du son. Dès 1969, Truffaut repère dans son regard une lucidité et une sévérité qui l'amènent dix ans plus tard à lui proposer le rôle de l'autoritaire Marion Steiner, directrice de théâtre dans Paris occupé : Le Dernier Métro marque un tournant. Elle reçoit dès lors des propositions plus audacieuses. Parmi elles, Hôtel des Amériques d'André Téchiné, avec qui elle n'a cessé de tourner jusqu'à La Fille du RER (2009). À partir des années 1990, elle jouit d'un statut unique en France : vedette de grosses productions (Indochine de Régis Wargnier, 8 Femmes de François Ozon), elle accepte ou suscite des projets plus expérimentaux avec des cinéastes de sa génération (Raoul Ruiz, Philippe Garrel) ou plus jeunes (Lars von Trier, Léos Carax, Arnaud Desplechin). Est-ce sa carrière initiée malgré elle qui confère à Deneuve la « neutralité « d'un « vase dans lequel on peut mettre toutes les fleurs « (Truffaut) ? 1) L'Express, 4 juillet 1966. 2) « Elle s'appelait Françoise... «, Cahiers du cinéma n° 200-201, avril 1968, repris dans Le Plaisir des yeux [1987], Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2000. 3) Entretien de 1984 cité sur le site www.toutsurdeneuve.com 4) Ibidem. Catherine Deneuve (22 octobre 1943) 1966 Les Créatures d'Agnès Varda 1968 La Chamade d'Alain Cavalier 1972 Un flic de Jean-Pierre Melville Liza de Marco Ferreri 1973 L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune de Jacques Demy 1974 Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri 1975 La Grande Bourgeoise de Mauro Bolognini 1976 La Cité des dangers de Robert Aldrich 1977 Les Âmes perdues de Dino Risi 1986 Le Lieu du crime d'André Téchiné Pourvu que ce soit une fille de Mario Monicelli 1993 Ma Saison préférée d'André Téchiné 1995 Le Couvent de Manoel de Oliveira Les Cent et une nuits d'Agnès Varda 1996 Les Voleurs d'André Téchiné 1999 Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz Pola X de Leos Carax Le Vent de la nuit de Philippe Garrel 2000 Dancer in the Dark de Lars von Trier Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira 2004 Rois et Reine d'Arnaud Desplechin 2008 Un conte de Noël d'Arnaud Desplechin 3 Document GENÈSE Le dur labeur de la joie Jacques Demy et Michel Legrand - Ciné-Tamaris La place de Rochefort vue du ciel et l'organisation de l'espace dessinée par Jacques Demy - Ciné-Tamaris. Entre jardin à la française et métropole américaine, l'architecture militaire de Rochefort convient aux chassés-croisés et aux ballets des Demoiselles. Le café Garnier, un décor de verre tout en transparence, est érigé sur la place Colbert. Il fonctionne comme un prisme, un point de rencontre. Autour, dans le sens des aiguilles d'une montre, l'appartement des jumelles (en haut à gauche), l'école, le magasin de musique, la maison de l'assassin, la partie de la place où a lieu la kermesse, et la caserne aperçue au début du film. 4 En 1960, Lola, écrit comme une comédie musicale, avait dû être tourné faute d'argent sans prise de son sur le tournage, sans danse ni couleur. En 1964, grâce au succès des Parapluies de Cherbourg, sa productrice Mag Bodard peut donner à Demy les moyens d'une vraie comédie musicale. Six millions de nouveaux francs, le budget est considérable quoique cinq fois moindre qu'à Hollywood. La participation de Gene Kelly permet un cofinancement américain qui impose à Demy de tourner simultanément deux versions, française et anglaise. À l'été 1964, Demy esquisse le scénario de ce qu'il intitule encore Boubou. Sur la couverture, un proverbe de son cru : « Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu'un film grave parlant de choses légères «. Le fil conducteur sera donc « LA JOIE «1. Comment la traduire musicalement ? Pour le compositeur Michel Legrand, qui s'attelle très tôt aux airs, « Écrire des choses joyeuses a été un vrai martyre, ça a été très douloureux pour trouver ce ton... «2. La joie demande aussi maints efforts au décorateur Bernard Evein. L'équipe repeint 40 000 m2 de façades à Rochefort, ville choisie par Demy pour son architecture militaire propice à l'ordonnancement des ballets. Bientôt, Demy doit abandonner l'idée de faire revenir des personnages de ses films précédents à la manière d'une Comédie humaine : Nino Castelnuovo, le Guy des Parapluies, ne pourra pas jouer le forain Bill. Lola, évoquée dans Les Parapluies, ne subsiste dans Les Demoiselles qu'à l'état... fragmentaire : la LolaLola coupée en morceaux. Pour ses demoiselles, Demy songe d'abord à associer la blonde Brigitte Bardot à une brune, Géraldine Chaplin ou Audrey Hepburn. Mais il note dans son cahier : « Les deux soeurs peuvent être jouées par les petites Dorléac. « Pour Yvonne, il choisit Danielle Darrieux, inoubliable interprète de Madame de... et du Plaisir de Max Ophuls, à qui Lola était dédié. Elle chantera elle-même ses chansons, contrairement aux autres acteurs, convoqués aux enregistrements afin « qu'ils parlent avec les chanteurs, qu'ils leurs demandent [...] quand ils respirent, de façon à ce que tout puisse s'intégrer, se fondre. «3 Quant aux danseurs, la tradition de Broadway n'ayant pas cours en France, Demy auditionne à Londres. Inventer sur (la) place Après six mois de travail sur le scénario et la musique, le tournage commence le 31 mai 1966. Il s'achèvera le 31 août. Demy ne détermine les angles et mouvements de caméra qu'une fois sur le plateau : « J'écris un film comme une pièce de théâtre : seulement le dialogue et les lieux, pas d'indication technique, je ne fais pas de découpage, je préfère inventer sur place. À l'écriture je ne pense jamais : travelling, panoramique... «4. Catherine Deneuve se souvient d'un tournage joyeux mais très exigeant, surtout pour les danseurs. Le film sort le 8 mars 1967. « Evénement du mois « selon L'Express, alors que sortent aussi Mouchette de Robert Bresson et Deux ou Trois Choses que je sais d'elle de Jean-Luc Godard, Les Demoiselles trouve son public. Mais en marge d'une presse enthousiaste de nombreux critiques prennent sa joie pour de la mièvrerie : « rêve en bleu pastel et rose bonbon, en flonflons et entrechats... «5 La presse ignore alors que dans une fin précédente, Maxence mourait fauché par le camion des forains ! Plus de quarante ans plus tard, bien des spectateurs en connaissent par coeur les chansons. Certains sont devenus des exégètes de Demy, telle Camille Taboulay, qui ne posta sa lettre d'admiratrice qu'après la mort du cinéaste, sans savoir qu'il était trop tard. Tragique chassé-croisé digne des ironies les plus sombres du scénario des Demoiselles. 1) Archive citée par Camille Taboulay, op. cit. 2) Cité par Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy et les racines du rêve, L'Atalante, 1996. 3) Ainsi que Demy l'explique à S. Toubiana pour Une chambre en ville, Cahiers du cinéma n°341, novembre 1982. 4) Entretien avec J. Fieschi et M. Celemenski, Cinématographe n° 82, octobre 1982. 5) Article non signé, « Les Demoiselles de Rochefort «, Les Echos, 9 mars 1967. ÉCRITURE Comédie musicale, comme dans la vie « Ce film est un divertissement dont le genre bien précis s'intitule comédie musicale. Ce qui est synonyme de charme, grâce et légèreté. (...) Les deux héroïnes sont les soeurs Garnier, jumelles de 25 ans, ravissantes et spirituelles. Delphine, la blonde, donne des leçons de danse. Solange, la brune, donne des leçons de solfège. Elles vivent dans la musique comme d'autres vivent dans la lune, c'est-à-dire sans soucis. Elles rêvent d'un grand amour comme tout le monde et espèrent bien le rencontrer au coin d'une rue. Une fête vient s'installer dans la ville et crée une animation inhabituelle. C'est la kermesse annuelle, sorte de carnaval extraordinaire. On croise à chaque instant pendant tout le film des éléphants et des cowboys, des zouaves et des perroquets, des singes et des chinois, des acrobates et des danseuses. (...) Au cours de leurs déplacements, soit à l'école, soit au café, soit chez Monsieur Dame, un ami, au milieu des zèbres, des ritournelles, des ballets et des éléphants, les soeurs Garnier courent après l'amour. Delphine n'aime que les blonds aux yeux bleus, les autres ne l'intéressent pas. Or, dans la ville, Maxence a les yeux bleus. Peintre de métier et militaire d'occasion, en attendant la quille, Maxence rêve d'une blonde idéale dont il a peint le portrait qui est trait pour trait celui de Delphine précisément. Au coin d'une rue, en revenant de l'école où elle allait chercher Boubou, Solange rencontre Vincent. C'est le coup de foudre comme dans la vie. Malheureusement Solange et Vincent se perdent de vue bêtement. Comme ils ne savent rien l'un de l'autre, ils n'espèrent pas se retrouver mais la vie est fantasque et l'espoir est permis. Tous les personnages se cherchent comme dans un film-poursuite. Les rencontres ne sont pas fortuites mais policièrement orchestrées, savamment élaborées, enchevêtrées comme un puzzle. Delphine rencontre Maxence in extremis et Solange retrouve Vincent. Monsieur Dame, marchand de partitions modernes et anciennes découvre Yvonne devant l'école en même temps que Boubou, son fils, qu'il ne connaissait pas. On apprend que l'assassin de l'ancienne danseuse des Folies Bergères, connue autrefois sous le nom de Sarah Thoustra, n'est autre que Subtil Dutrouz - le bon Dutrouz - ça alors ! - qui offrait à Boubou des sous-marins en celluloïd, qui découpait les gâteaux et aussi les danseuses. Ce n'est qu'une ombre passagère car tout ce petit monde joli vit dans la joie, la musique, la danse, le carnaval et, bien entendu, l'amour. Cette comédie musicale ne comporte pas moins de cinq ballets et six chansons intimement mêlés à l'action. « Jacques Demy, synopsis des Demoiselles de Rochefort, reproduit avec l'aimable autorisation de Ciné-Tamaris. Ces extraits du synopsis rédigé par Jacques Demy avant le tournage du film (le personnage d'Andy s'appelle encore Vincent) ont pour fonction de résumer la trame narrative, mais également de communiquer l'esprit même du film à venir, ses caractéristiques principales. Le texte s'ouvre et se clôt sur les mêmes mots clés : le film devra être une véritable comédie musicale. Mais le cinéaste indique déjà sa vision du genre en annonçant le lien « intime « entre action, danse et chant, et en introduisant le spectacle dans le sujet du film à travers le « carnaval extraordinaire «, ou encore l'attachement à la musique de ses héroïnes qui « vivent dans la musique «. L'art prévaut à toute autre occupation, et Maxence est « peintre de métier « et militaire seulement « d'occasion «. En écrivant ce texte, Demy imagine son film encore plus débordant, fantasque et hétéroclite qu'il ne le sera : plusieurs énumérations en témoignent. Dans le film fini, nous ne verrons ni éléphants, ni cow- boys, ni chinois, ni zèbres. Ces listes dessinent les contours d'une oeuvre joyeusement carnavalesque. Un autre élément essentiel est l'enchevêtrement des pistes narratives, dont Demy tient pourtant à nous dire qu'il sera maîtrisé, transformant le hasard en destin : Delphine aime les yeux bleus, qu'à cela ne tienne, l'auteur pointe immédiatement la réponse à son attente amoureuse qui ne se résoudra qu'à la fin du film. Maxence est dans la ville et il a les yeux bleus. Le cinéaste compare le suspense lié à la poursuite de l'amour à celui des films policiers et introduit d'ailleurs une intrigue policière, avec le meurtre de la danseuse. Quoiqu'il s'agisse d'un élément narratif secondaire, il importe assez pour être mentionné ici. Le cinéaste nous fait deviner que ce « petit monde joli « n'est pas sans ses drames et ses monstruosités. Le terrible côtoie le joyeux, même si ce n'est qu'une « ombre passagère «. Enfin, Demy nous fait deviner ici quelque chose de plus subtil encore, qui relèverait de sa vision du monde. Pour lui, le cinéma est un lieu de magie, mais la vie l'est tout autant. Le coup de foudre est beau et évident « comme dans la vie « et c'est le « fantasque « de la vie qui permet d'espérer, dans le film, une résolution heureuse. 5 DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL 1. Générique (début - 00:04:30). Plan général sur un pont transbordeur. Un convoi de motos, chevaux et camions s'apprête à embarquer. Sur la plateforme qui traverse le fleuve, les jeunes gens descendus de leurs véhicules se mettent à danser. On entend le futur thème des jumelles ; le titre Les Demoiselles de Rochefort se superpose aux danseurs. Carton : vendredi matin. Un marin blond regarde passer les forains. 2. « On s'installe ici ? « (00:04:30 - 00:07:45). Le convoi investit la place Colbert en vue de la fête de la mer. Les forains se mêlent à des mères venues promener leurs enfants. Ballet coloré devant les façades blanches, sur un sol à motifs géométriques. 3. « Nous sommes deux soeurs jumelles « (00:07:45 - 00:13:45). Partie de la place où les forains s'affairent, la caméra pénètre dans l'appartement où deux soeurs, la blonde Delphine et la rousse Solange, donnent un cours de danse à des enfants. Chanson des jumelles. 7. « Nous partons à Paris « (00:30:24 - 00:34:37). Delphine annonce à Solange sa rupture et son coup de foudre pour le peintre inconnu, qu'elle croit parti à Paris. Chanson de Delphine rejointe par Solange, sur le même air que Maxence. Elles décident d'aller à Paris. sonnent chez les demoiselles pour leur proposer de faire un numéro sexy à la kermesse. Grand « boeuf « à quatre avec instruments. En montage parallèle, tous les personnages chantent leurs espoirs du moment. Jumelles et forains s'effondrent, ivres de chant et de danse. Fondu au noir. 21. « Le salaud ! « (01:42:53 - 01:44:52). Yvonne l'apprend dans Sud Ouest : c'est Dutrouz l'assassin de la femme en morceaux. 8. La Maison Dame (00:34:38 - 00:41:23). Solange vient demander une lettre de recommandation au marchand de musique Simon Dame pour le compositeur Andy Miller, son ami. Sous le charme, Simon confie en chanson l'amour qu'il a perdu : « Avec mes souvenirs/Je joue à cache-coeur. « 15. Le découpage (01:10:52 - 01:13:53). Samedi matin. Chanson d'Yvonne lisant à Maxence, sur le départ, un fait-divers relaté dans le journal : on a découpé une femme en morceaux. 22. Lendemain de fête (01:44:53 - 01:47:28). Lundi matin. Les jumelles doutent qu'elles reverront leurs amants inconnus. Simon Dame sonne chez elles et convoque Solange dans sa boutique. 16. Les lieux du crime (01:13:54 - 01:19:14). Longue séquence chantée, homogène et fluide qui commence devant la maison de l'assassin présumé. A l'arrière-plan, des danseurs. Maxence rencontre Solange et Andy, Delphine. 23. Ratage (01:47:29 - 01:50:31). Maxence repasse au café Garnier, où il avait oublié son sac. À une seconde près, Delphine, qui s'absente dans l'arrière-boutique, aurait pu le rencontrer. 9. Coup de foudre (00:41:24 - 00:46:06). Solange, venue chercher son frère à l'école, a le coup de foudre pour un étranger souriant. Il veut la revoir. « Je ne sais pas, je ne crois pas «. 10. « Les marins sont bien plus marrants « (00:46:07 - 00:50:41). Ballet de rupture sur la place Colbert : les amies de Bill et Étienne leur ont préféré les marins. Solitude. 4. Au café Garnier (00:13:46 - 00:19:49). Bill et Étienne, deux forains, cassent la croûte au café de la place que tient la mère des demoiselles, Yvonne, et dont le marin Maxence est un habitué. Chanson de Maxence. 11. Amours idéales (00:50:42 - 00:58:11). Au café Garnier, Yvonne chante son amour perdu, sur le même air que Simon Dame. Maxence promet à Dutrouz de lui montrer sa seule toile figurative : Idéal féminin. 5. L'idéal féminin (00:19:50 - 00:26:29). Marins, soldats et badauds dansent sur le passage de Delphine, qui va chanter au galeriste Guillaume Lancien qu'elle le quitte. Elle reconnaît au mur un portrait d'elle-même, signé d'un inconnu. « Comme il doit m'aimer puisqu'il m'a inventée. « 12. Chez Lancien, amour ancien (00:58:12 - 00:59:54). Devant la toile que lui montre Maxence, Dutrouz se remémore un amour ancien. Reprise de la chanson de Maxence. 6. « Nous voyageons de ville en ville « (00:26:30 - 00:30:23). Au café Garnier, où le grand-père des demoiselles et Subtil Dutrouz se mêlent à d'autres habitués, hymne des forains au nomadisme. 6 13. Les hommes de nos vies (00:59:55 - 01:03:27). Fondu enchaîné du portrait dans la galerie à Delphine, au cours de danse. Solange lui chante sa rencontre avec l'homme de sa vie. 14. La ronde (01:03 :27 - 01:10:47). Les forains 17. Chanson d'Andy (01:19:15 - 01:24:24). Retrouvailles d'Andy et Simon. Le compositeur confie son coup de foudre pour une inconnue. Sa chanson finit comme celle de Maxence. 18. Dîner aux alexandrins (01:24:25 - 01:28:27). Au café Garnier, Yvonne a invité ses habitués et ses filles. Seul manque Maxence, qui est en « perme à Nantes «. Fondu au noir. 19. La fête de la mer (01:28:28 - 01:32:47). Dimanche. Guidée par une farandole de badauds déguisés, la caméra parcourt la kermesse : ballet rouge, ballet de basketteurs, choeur et ballet des élèves des jumelles, duo de Bill et Étienne. On reconnaît Dutrouz dans le public. . 20. « Il faut aimer ! « (01:32:48 - 01:42:52). Les jumelles, en tenue pailletée provocante, font leur numéro à la fête, un hymne à la joie, à l'amour, à la vie. En coulisses, déclaration d'amour des forains aux demoiselles. Guillaume et Simon viennent aussi les courtiser. Les forains, rembarrés, quittent la place déserte, encombrée de cotillons. Fondu au noir. 24. Premier dénouement (01:50:32 - 01:52:49). À la Maison Dame, Andy et Solange se reconnaissent, dansent et s'embrassent, avant de s'éloigner de dos. 25. Deuxième dénouement (01:52:50 - 01:53:12). Devant l'école, retrouvailles entre Yvonne et son grand amour Simon. 26. Ultime dénouement (01:53:13 à la fin). Delphine et les forains, ne trouvant pas Solange, s'embarquent pour Paris. Grand ballet sur la place Colbert autour des deux couples d'amoureux. Delphine, triste, ne voit pas encore que l'autostoppeur pour lequel les forains ralentissent est Maxence. Il monte, le camion s'éloigne au fond du champ. Fermeture à l'iris. Générique sur fond bleu et pot-pourri des différents airs. ANALYSE DU RÉCIT Coupé- collé Comme Lola, Les Demoiselles de Rochefort s'ouvre sur l'arrivée d'étrangers en ville et se clôt sur leur départ ; et comme Lola, il étend son action sur trois jours, mentionnés par des cartons. Entre le montage et le démontage des stands de la fête de la mer, trois couples se forment, correspondant à trois types d'amour : nostalgie pour Yvonne et Simon, coup de foudre pour Andy et Solange, idéal pour Delphine et Maxence (il reste idéal jusqu'au dernier plan, dont la fermeture à l'iris loge un « peut-être « dans une ellipse). Chez Demy, « c'est le décor qui remplace la situation, et le chassé-croisé qui remplace l'action «, écrit Gilles Deleuze dans L'Image-temps (Minuit, 1985). Dans Les Demoiselles, le décor central, le café Garnier, fonctionne comme un lieu centrifuge. Seule Yvonne s'y dit « séquestrée «, « clouée « : ouvert à tout vent avec ses côtés cour et jardin qui occasionnent le « ratage « de Delphine et Maxence (séquence 23), il est surtout lieu de départ vers la capitale (les forains, les jumelles), Nantes (Maxence), la guillotine (Dutrouz), ou les antipodes (les souvenirs de Salonique pour Pépé et Dutrouz, du Mexique pour Yvonne). Quant à l'action, elle consiste en effet en une série de rencontres et de ratages amoureux. « Tous les personnages se cherchent comme dans un film poursuite. Les rencontres ne sont pas fortuites mais policièrement orchestrées, savamment élaborées, enchevêtrées comme un puzzle «, indique Demy dans son synopsis. Un puzzle, par définition, est fragmentaire. Le suspense amoureux n'existe que parce que l'action est émiettée, se consacrant alternativement aux forains et aux jumelles, même si ceux-ci se croisent devant l'école, à l'appartement ou à la fête. Le motif du double souligne cette fragmentation : les héroïnes sont jumelles, les autres personnages vont aussi par paires (Étienne et Bill, Pépé et Dutrouz, Judith et Esther). Le récit ricoche : la rencontre de Solange et d'Andy nous est d'abord montrée puis racontée, Maxence répète à l'envi son calembour (« en perme à Nantes «), le portrait qu'il a peint est montré ou évoqué plusieurs fois et le fondu enchaîné qui lui superpose Delphine est redoublé en chanson (« Son portrait et l'amour ne font plus qu'une image «). Surtout, les chansons des six protagonistes partagent leurs airs et en partie leurs paroles : les âmes soeurs sont prédestinées puisqu'elles chantent les mêmes notes sans le savoir. Trois rondes Pourtant, au milieu du film, trois séquences resserrent cette trame apparemment diffractée. La première (s. 14) ouvre le « boeuf « des demoiselles et des forains à tous les personnages, avec un montage parallèle qui les réunit en une ronde chère à Max Ophuls (La Ronde, 1950). La séquence 16 est une autre ronde, cette fois en un seul lieu et sans montage ou presque. Pendant un long travelling, chaque badaud chante une remarque sur le crime qui résonne comme la phrase isolée d'un cadavre exquis. Le cadavre exquis se prolonge quand chaque personnage principal nous mène au suivant avant de disparaître, jusqu'à ce qu'on revienne à Solange, qui avait lancé la ronde. Mais cette ronde réunissant les personnages commence devant la maison de « l'auteur du découpage « de Lola-Lola. Pourquoi, sinon parce que le récit des Demoiselles est structuré comme un vaste découpage ? C'est d'ailleurs une activité qui traverse le film : Simon Dame découpe des soldats de papier et Dutrouz, qui refuse de couper le gâteau au café Garnier, se révèle découpeur de Lola-Lola... Tout comme Dutrouz a rangé les morceaux dans la malle, le triple dénouement des Demoiselles recolle les morceaux du puzzle narratif. Les personnages sont à nouveau réunis, dans le champ cette fois, lors du dîner au café Garnier (s. 18), lieu où règne Pépé le colleur, qui assemble des maquettes et se fait acheter un tube de colle par les forains. Cette dernière ronde, bercée par les alexandrins et le champagne, annonce le « collage « final des couples. Une trame homogène bien que faite de fragments ; un amour profond à l'origine du pire crime : ainsi fonctionne le récit des Demoiselles, tendu entre son ordonnancement mécanique et le lyrisme de ses personnages, entre la rigueur architecturale de Rochefort et l'éclat multicolore de ses façades. La séance Pendant la projection, on pourra demander aux élèves de repérer un ou plusieurs jeux de mots ou des rimes amusantes, qui permettront de lancer le travail en classe. Les dialogues du film regorgent en effet d'indices sur les personnages et les thématiques importantes. Le marin part en « perme à Nantes «, Solange a composé « une petite chose en forme de c(h)oeur «. Que révèlent ces jeux de mots, au-delà d'un rapport ludique au monde ? On peut suivre toutes les variations verbales autour du mot « coeur « à travers le film, comme on suit les trajectoires amoureuses des personnages : Guillaume appelle Delphine « son coeur «, Simon Dame joue avec ses souvenirs « à cache-coeur «. Le sentiment amoureux semble partagé entre deux points de repère, l'amour charnel et le sentiment pur : les élèves peuvent observer la manière dont ces deux éléments contaminent le champ lexical de diverses discussions (par exemple, celles sur la peinture). À l'image de la séquence du café, dialoguée en alexandrins, les rimes s'immiscent entre les personnages : le rythme de la chanson pousse ainsi Delphine à dire que quand Guillaume parle de « sentiments «, il « ment, ment, ment, ment «. Le souci que les personnages portent aux sonorités des mots détermine leur vie même : c'est la crainte de s'appeler Madame Dame qui condamne Yvonne à la solitude. 7 GENRE Comédie musicale Les hommes préfèrent les blondes - 20th Century Fox West Side Story - MGM 42e Rue - Warner Un Américain à Paris - Warner Chantons sous la pluie - Warner 8 Plus que le premier film musical de Demy, Les Parapluies de Cherbourg, que des dialogues entièrement chantés rapprochent de l'opéra, Les Demoiselles de Rochefort relèvent d'un genre cinématographique établi : la comédie musicale, et plus exactement sa tradition américaine. Le passage du cinéma muet au parlant a été relativement brusque dans l'industrie hollywoodienne. Une fois signé en 1928 l'accord de ne plus produire de films muets, les majors (sociétés intégrées de production, distribution et exploitation) ont puisé dans le répertoire théâtral de Broadway la recette à succès de leurs films parlants. Le genre culmine pendant l'âge d'or du cinéma classique hollywoodien, jusqu'aux années 1950. Les Demoiselles de Rochefort s'en inspire dès son projet : Demy requiert un budget inhabituel pour faire de Rochefort un vaste studio de cinéma, embaucher les danseurs des 20 numéros dansés et faire enregistrer les 17 chansons du film. Depuis le temps où il hantait les salles parisiennes avec ses amis des Cahiers du cinéma, il aime passionnément les films de George Cukor, Vincente Minnelli ou encore Stanley Donen et Gene Kelly. Les Demoiselles comporte donc des hommages directs à certains numéros. Dans celui des soeurs Garnier à la fête de la mer, les fourreaux rouge pailleté fendus à mi-cuisse reproduisent ceux de « We're Just Two Little Girls from Little Rock «, le générique de Les Hommes préfèrent les blondes de Howard Hawks avec Marilyn Monroe et Jane Russell (1953) - Maxence dit d'ailleurs quelques minutes plus tôt sa préférence pour les blondes. Ce marin photogénique « en perme à Nantes « est quant à lui le collègue des trois Marines permissionnaires d'Un jour à New York de Stanley Donen et Gene Kelly (1949) : dans ce film, l'heure s'affiche au bas de l'écran, rappelant le compte à rebours de la permission, tout comme les cartons de Demy scandent les trois jours du week-end. Les ballets du film ont subi l'influence de chorégraphes de différentes époques. Le plus ancien est Busby Berkeley, à qui l'on doit les ballets kaléidoscopiques de 42e Rue (1933), Chercheuses d'or (1935) ou Place au rythme (1939). L ordonnan' cement de girls en plongée se retrouve en ouverture des Demoiselles, dans le plan pris du tablier du pont, tandis qu'à la fin du film, les dallages géométriques de la place Colbert offrent à Demy une scène de plein-air très « berkeleyenne «. Le second chorégraphe qui l'inspire a pour nom Gene Kelly. Comme son ami Jean-Luc Godard a tenté de le faire quelques années auparavant, Demy invite la star, qui demande à chorégraphier ses pas (alors que les autres numéros dansés sont de Norman Maen) et fait lisser le macadam des portions de rue où il danse (il est habitué au sol plan du studio). Kelly se cite lui-même : le combat à l'épée imaginaire avec les écoliers rappelle « I Got Rhythm «, sa danse avec les gavroches d' Un Américain à Paris de Vincente Minnelli (1951). George Chakiris, lui, vient de triompher dans West Side Story de Robert Wise (1960) - un film que Demy a analysé en profondeur, comme le montrent ses brouillons : il en a établi un tableau des numéros dansés et chantés, les a minutés et a modelé la structure de son film sur celle-là. C'est de son chorégraphe Jerome Robbins que s'inspirent les ballets modern jazz des forains. West Side Story sert peut-être aussi de modèle à la « ronde « chez les soeurs : le morceau « Quintet «, qui commence par le mot « Tonight «, énumérait déjà l'état d'esprit des personnages en montage parallèle. Un film d'artistes De la comédie musicale classique, Demy retient aussi la tradition d'un sous-genre prolifique de 42e Rue à Tous en scène (Vincente Minnelli, 1953) : le film de coulisses ou backstage musical, dont l'intrigue tourne autour d'un spectacle en préparation. Delphine rappelle à ses élèves de préparer leurs costumes pour la kermesse, Solange dit avoir composé pour les siens un morceau « en forme de c(h)oeur «, et les forains sollicitent les jumelles pour remplacer les danseuses du « Grand chabavanais «, un numéro dont les sous-entendus grivois d'Yvonne laissent entendre qu'il est déshabillé. Le spectacle en préparation ne fournit qu'un cadre temporel aux rencontres amoureuses, mais ce cadre est capital : si les soeurs n'avaient pas dansé à la fête, elles seraient La place du spectateur parties un jour plus tôt, ratant les hommes de leur vie. Ce n'est pas un hasard si leur numéro, pour lequel les forains réclamaient « de la joie, de la vie «, est le plus ouvertement joyeux du film : c'est avant tout l'énergie vitale que Demy spectateur puise dans la comédie musicale. « Ils [les films musicaux] vous rendent heureux. C'est une vraie grâce «, confiait-il en 19691. À la fin du « boeuf « de la séquence 16, forains et jumelles s'affalent sur les chaises tels Gene Kelly, Donald O'Connor et Debbie Reynolds à l'issue de « Good Morning « dans Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly (1952). Cet épuisement momentané reprend en filigrane un topos du film de coulisses, qui consiste à montrer combien le spectacle réclame d'efforts physiques. Si au début Demy montre les forains installant les stands et l'inquiétude de Solange (« les gosses ne seront jamais prêts. Il faudra les faire répéter dimanche matin. «), il n'insiste pas sur les répétitions. Ainsi les très nombreux numéros de la fête sur différentes scènes surprennent-ils : basketteurs à la West Side Story, choeur d'enfants, fillettes en tutu, motardes... aucun ne nous a été montré auparavant en coulisses, la magie opère donc à plein. Pourtant, dans Les Demoiselles, seuls les artistes musicaux - professeures de chant et de danse, compositeur, forains - dansent, alors que tout le monde chante. Est-ce pour cela que les non-artistes rendent le langage quotidien musical, telle Yvonne anticipant sa chanson en en fredonnant l'air plu- sieurs séquences avant de la chanter ou imposant le rythme des alexandrins à ses convives (s. 18), ou encore Maxence, débitant à l'envi ses calembours ? Si seuls les artistes profitent pleinement de la libération corporelle qu'offre l'élan du numéro dansé, il n'est pas sûr que les non-artistes y perdent au change : Michel Legrand a beau reconnaître l'influence lyrique des grands compositeurs hollywoodiens Dimitri Tiomkin, Miklos Rozsa, Max Steiner ou Victor Young, Demy lui a imposé de faire chanter des personnages même lorsqu'ils n'expriment pas des sentiments. Le plus sordide faitdivers est digne qu'on le chante. En cela, Demy bouleverse la tradition du genre et fait gagner du terrain à la chanson. Désormais écrit sur mesure, ce qui n'était qu'un standard préexistant (« Singin' in the Rain « date de 1929, 23 ans avant son utilisation dans Chantons sous la pluie) devient le mode d'être des personnages. 1) Entretien avec W. Scott, R. Kooris et D. Giles, mars 1969, cité par Camille Taboulay, op. cit. Le film assume sa fonction spectaculaire en l'intégrant dans le scénario (à travers la mise en place d'un spectacle forain), mais également dans ses choix de mise en scène. La première chanson des deux soeurs est bien une chanson d'exposition : elles se présentent, expliquent au spectateur qui elles sont. Cette interpellation du public est accentuée par la coupe franche qui sépare le moment fictionnel (les deux soeurs se parlant comme si le public ne les voyait pas) et le début de la chanson. L'axe change radicalement avant le début du chant, mais les soeurs ne sont pas dupes et se retournent pour regarder droit dans l'objectif. Ce parti pris se répète à de nombreuses reprises dans le film. Face caméra, les personnages chantent alors le fond de leur pensée avec une sincérité parfois déroutante. Solange annonce tout de go à sa mère puis à sa soeur qu'elle a rencontré l'homme de sa vie ; Yvonne, qui a menti à l'homme de sa vie, se confie sans hésitation et à voix haute dans son café. L'adresse directe au spectateur est d'autant plus marquée que Demy fait apparaître dans le même cadre celui qui se livre et ceux qui l'écoutent, grâce à la largeur du format scope. Il en est ainsi de Maxence lorsqu'il chante son idéal féminin dans le café d'Yvonne. Un long plan l'accompagne le long des tables, découvrant en route les clients du café qui semblent l'écouter, puis un mouvement de caméra fait apparaître le jeune homme romantique sur fond de spectateurs fascinés et attendris. Il en sera de même pour la chanson des forains. On pourra ainsi étudier les différents moments de mise en abyme du spectacle (Maxence regarde les forains arriver en ville, les passants s'agglutinent devant la maison du crime...). Le public reste-t-il passif ? Quelle relation s'instaure entre les spectateurs et celui ou ceux qu'ils regardent ? Lorsqu'Andy danse son coup de foudre, il se déplace littéralement d'un petit groupe de spectateurs à un autre, mais chacun reprend ses pas de danse, comme un écho de sa joie communicative. De même, les forains entrent dans le chant et la danse avec les soeurs Garnier pendant le boeuf de l'appartement. Les clients du café, en plan large, reprennent les mots chantés par Maxence, confirmant leur véracité. Ils rappellent alors le choeur antique et non plus le simple public de spectacle musical et annoncent aussi de possibles revirements dramatiques dont on sait que le cinéma de Demy est émaillé. 9 MISE EN SCÈNE Les couleurs du désir « - Le marchand de couleurs, s'il vous plaît ? « Les Parapluies de Cherbourg. « Peignons des éclats de rire, décorons/Enluminons la ville, allumons/Des feux de joie, de plaisir et de sourire «. Ainsi chantent les forains des Demoiselles, véritables porte-paroles de Demy, de son décorateur Bernard Évein et de sa costumière Jacqueline Moreau. Le cinéaste et ses collaborateurs se sont en effet souvenus de l'audace d'un Max Ophuls, qui avait repeint une route en jaune dans Lola Montès. « On n'ose jamais mettre de la couleur au cinéma, alors qu'en peinture on en met, on n'a pas peur. Au cinéma, il y a toujours une sorte de crainte du mauvais goût «, déclarait Demy1. De quel projet relève le pari fou de transformer une ville réelle en studio de cinéma géant et en dur ? S'agit-il seulement de traduire visuellement la joie, comme le cinéaste le souhaitait dès ses premières notes préparatoires ? Certains critiques l'ont cru, tel celui du Monde, qui a vu dans le film « Une énorme pilule de bonheur, appétissante et facile à croquer «2. Pourtant, l'époque est propice aux recherches chromatiques : en 1961, Jean-Luc Godard a osé les couleurs dans une comédie musicale, Une femme est une femme. Des taches vives y tranchent sur la grisaille parisienne et sur les murs blancs d'un appartement. À ce « coloriage sur un fond hyperréaliste «3, Demy substitue une recherche aussi passionnante mais 10 inverse. Il repeint tout ce qui apparaît dans le champ, ou presque : sur trois des quatre côtés de la place Colbert (le quatrième étant le « quatrième mur « du cinéma, invisible), toutes les façades sont peintes en blanc sauf une, faute d'accord avec son propriétaire. Volets, portes et enseignes en couleur ressortent sur ce fond lumineux. Si dans Lola, la transformation était laissée à la lumière et donc au directeur de la photographie Raoul Coutard, ici c'est en amont, dès le décor, que la métamorphose se fabrique. Comme Simon Dame, qui avoue s'être donné du mal pour la décoration immaculée et sophistiquée de son nouveau magasin de musique (s. 17), Bernard Évein se souvient : « Nous suivions le scénario et la créatrice de costumes avait des petits carrés de couleur. On disait : Hélène arrive en rose dans le salon rouge. Ça allait bien. [...] Elle croise monsieur Untel qui est en gris [...]. Quand ça coinçait, on changeait soit le décor, soit le costume. «4 Il est possible de visionner le film en y suivant exclusivement la circulation des couleurs, des mères de famille froufroutantes promenant leurs enfants place Colbert (s. 2) à l'harmonie en blanc du duo Andy-Solange (s. 24) et à la fermeture à l'iris bleue (s. 26), en passant par une figurante brune que l'on aperçoit dans différentes tenues et dont la présence semble uniquement consister à colorer le plan (à travers la vitre du café Garnier, devant l'école...). Un réalisme transbordé Mais Demy ne se limite pas à une utilisation esthétisante de la couleur. À un tel degré de minutie et de recherche d'harmonie, son projet ne saurait tenir de la simple décoration ou de l'expression d'une vague fantaisie. Comme Maxence, le cinéaste pourrait dire : « Je fais de la peinture abstraite/Mais j'ai une ambition concrète « - celle d'une triple histoire d'amour. L'omniprésence des couleurs inscrit en effet dans l'espace le désir amoureux, plus que jamais dans l'air : cadre des fenêtres roses de l'appartement des jumelles, peignoir bleu vaporeux de Delphine pendant sa rêverie romantique, polo rose d'Andy rougissant devant Solange ou encore yeux bleus du marin pour lesquels la foraine quittera son forain. On peut même penser que si l'assassin de Lola-Lola vit dans une maison à la façade rose (s. 16), c'est moins un trait ironique de la part de Demy que l'indice d'un attendrissement envers un amoureux déçu. Mais cet exemple prouve que du rose au rouge, il n'y a qu'un pas. Guillaume Lancien, dont l'activité consiste principalement à projeter de la peinture sur une surface plane en pure perte et au pistolet, porte le costume rouge sang d'un don Juan cynique. Le rouge menace de corrompre l'univers pastel des jumelles, tout comme Lola-Lola l'aguicheuse, femme-poupée, a péri en femme coupée. C'est dans ce sens que l'on peut entendre l'inquiétude de Delphine devant les costumes de scène qu'a Décors et costumes choisis Solange. Elle craint que les « robes de reines « que lui montre sa soeur ne « fasse[nt] un peu putes « : la vulgarité de l'expression souligne la rupture chromatique de leurs tenues et leur tentation d'abandonner leurs amours idéales pour leurs « camionneurs « (s. 22), qui assimilent aimer avec coucher (« On vous aime. Bref, on voudrait coucher avec vous «, s. 20). Autre menace traduite via les couleurs, la guerre omniprésente dans cette ville de garnison : sous l'uniforme poétique blanc-bleu des marins se cache le kaki des soldats, que l'on voit défiler à plusieurs reprises, au dégoût de Dutrouz. Ces menaces chromatiques permettent de préciser la nature de la féérie de Demy. Étrange féerie, qui fournit elle-même les armes de sa corrosion par le réel, et en dernier ressort par le sexe et la mort : ainsi la « malle en osier «, que l'on dirait tirée d'un conte de fées, se retrouve à la rubrique des faitsdivers, et les robes de reines pailletées ne valent aux jumelles que des propositions « dans des chambres d'hôtel «... Demy fait coexister la féerie et la trivialité, le rêve et le quotidien. Dans Peau d'âne, le cinéaste poussera loin cette juxtaposition entre le beau et le monstrueux, en faisant revêtir à la plus délicieuse des princesses (encore Catherine Deneuve) une peau de bête puante. Pour l'heure, dans Les Demoiselles, l'humour noir se contente d'être un contrepoint malicieux aux touches de couleurs vives de Rochefort repeinte. Les personnages colorés de Demy, comme les soldats de papier que découpe Simon Dame dans sa boutique, sont des figures aussi stylisées que les nus peints à grands traits de Matisse ou ceux, déconstruits, des cubistes. Nourri de références picturales et d'une pratique de la peinture, Demy peut s'exclamer avec Maxence « Braque, Picasso, Matisse, c'est ça la vie ! « (s. 11) : l'art ne tue pas la vie. Au carrefour des deux se tient la couleur, à la fois libérée des significations et éminemment matérielle : « On dit que la peinture est abstraite mais c'est faux puisqu'elle a la couleur de ses yeux ! «, dit Judith à Esther devant le marin aux yeux bleus. Avec sa ville réelle-rêvée, Les Demoiselles donne naissance à ce que l'on pourrait appeler un réalisme transbordé, en référence au pont transbordeur de son générique. 1) Michel Delahaye, « Entretien avec Jacques Demy «, Cahiers du cinéma n° 206, novembre 1968. 2) Jacques de Baroncelli, Le Monde, mars 1967. 3) Paul Vecchiali, « La touche Demy «, Cahiers du cinéma n° 438, décembre 1990. 4) Vincent Ostria, « L 'école de Nantes, par Bernard Évein «, Cahiers du cinéma n° 438, décembre 1990. Pour analyser la fonction que jouent les couleurs dans le film il semble intéressant de s'appuyer tout d'abord sur la description des principaux décors. Demy opte dans ce film pour des décors géométriques (il parle d'« architecture militaire «1 ) à l'exception de l'appartement des soeurs Garnier aux lignes plus fluides : la place quadrillée, le décor tout en rectangles et cercles du stand forain. La multiplication des lignes droites (comme au plafond du café) annonce peut-être que les limites entre les personnages ne seront pas simples à franchir. En même temps, tous ces décors sont ouverts sur le monde. Le café est un grand cube lumineux, par les vitres duquel on voit la ville. La fenêtre est l'un des éléments centraux de l'appartement dans lequel les soeurs circulent toutes portes ouvertes pour nous laisser deviner les autres pièces. C'est d'ailleurs par cette fenêtre que le spectateur pénètre pour la première fois dans le lieu. À ces deux éléments vient alors se rajouter la couleur : bleu pour les camions des forains, blanc pour le magasin de musique, rouge pour la foire, pastel pour la place de Rochefort. Ces couleurs habillent la ville d'une aura magique. Car c'est bien la ville, plus encore que les personnages, qui est magique. La magie du lieu est encore accentuée par la distinction entre les personnages principaux et les figurants. Les séquences du film se terminent souvent par les personnages quittant le champ au pas, alors que les figurants dansent autour d'eux. Lors de la soirée au café, Delphine lance avec nonchalance : « Aujourd'hui je me sens quotidienne. « C'est d'ailleurs sur les bras des danseurs et non par ses propres pas de danse qu'elle est transportée jusqu'à la galerie Lancien. Alors que les forains partent et que l'on s'attend à découvrir une ville redevenue quotidienne, les passants se lancent dans une nouvelle danse. Ces lieux et leurs couleurs n'ont pas pour seule fonction de rendre la ville magique : ils interagissent avec les personnages et leur comportement. On peut alors relever avec les élèves des échos et circulations de couleurs, entre les décors et les vêtements des personnages et amorcer ainsi une analyse de la trajectoire émotionnelle de ces derniers. Quelques exemples : - comme par pressentiment, Solange met une tenue blanche assortie à celle du bel inconnu qu'elle va retrouver. - après leur numéro, les demoiselles revêtent des tenues, l'une dorée, l'autre argentée qui rappellent singulièrement les tenues des deux danseuses du « grand Chabavanais «. Ces habits nous suggèrent qu'à leur corps défendant, elles se coulent déjà dans les rôles que les forains espèrent leur faire jouer. 1) Jacques Demy, cité par Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy et les racines du rêve, éd. L'Atalante, 1996, p.190 11 ANALYSE DE SÉQUENCE Transport en commun L'entrée en matière des Demoiselles de Rochefort est à la fois géographique et auto-réflexive : en faisant embarquer les forains sur le pont transbordeur qui traverse la Charente, Jacques Demy active une machinerie architecturale complexe qui renvoie en tout point à celle du cinéma. 1-2. Un plan général du pont transbordeur de Rochefort, qui enjambe la Charente. Ce type de construction, qui a la grâce d'un Meccano géant, est cher à Demy depuis son enfance à Nantes. Dans un virage, un panneau indique Rochefort à gauche. Un convoi s'y dirige, recadré par un panoramique discret. Des motards en blanc ouvrent la voie, suivis de chevaux blancs et de camions bleus chargés chacun d'un bateau. Bruits de moteur et de sabots, sans musique. 3. Un léger travelling descendant accompagne le mouvement ascendant d'une barrière dont le rouge apporte un instant une touche vive à une composition à dominante blanc-bleu. 4-5. Deux personnages masculins se détachent du groupe : Bill, aperçu en plan américain depuis l'intérieur du camion, guide Étienne, qui, souriant en contrechamp, manoeuvre pour embarquer sur la plateforme. 6-7. Plan général sur les forains qui sortent des véhicules. Alors que la musique débute, Étienne et Esther descendent du camion en plan rapproché et le premier carton du générique affiche la formule dévolue aux producteurs, « présentent « : c'est une entrée en matière. Un travelling arrière montre que toute la troupe se dégourdit les jambes, allume une cigarette. Tandis qu'une discrète musique jazz commence à se faire entendre, les gestes quotidiens se transforment imperceptiblement en pas de danse : la signification s'efface derrière l'expressivité des corps. Des couples se forment, esquissant les premiers « transports « amoureux du film. À l'image des personnages qui s'étirent, la caméra se met davantage en mouvement. Elle s'élève audessus d'Esther. 8. Alors que le générique annonce « Avec le concours de Gene Kelly «, un plan général en plongée montre ce qui ressemble de plus en plus à un ballet. La poutre rouge au premier plan sépare les danseurs de 12 quelques spectateurs : discrète mise en abyme. Nous sommes dans une comédie musicale, comme l'atteste le paradoxe d'une musique off que les danseurs semblent entendre, ainsi que la convention des regards face caméra. 9. Autre code du genre : le crotch shot, plan sur l'entrejambe d'Esther, la danseuse du centre qui lève la jambe. Au doux frou-frou de la jupe relevée, on perçoit que le plan subit un ralenti de quelques secondes. Impression d'apesanteur, que prolonge un plan large sur la plateforme quittant la rive. 10. La première pirouette de George Chakiris (Étienne), qui jusqu'alors n'avait pas vraiment pris part au ballet, lance le thème musical des jumelles. Le ballet se fait plus vif. Le titre s'affiche en surimpression sur les danseurs. 11. En surimpression, le nom de Jacques Demy apparaît sur un plan plus large de la plateforme mobile glissant vers l'autre rive. La musique reprend le thème jazz tranquille des plans 6 à 9. Demy est ici crédité pour le scénario, les dialogues et les chansons : cette séparation entre l'écriture et la réalisation (titre qui s'affiche au plan 16) sépare l'artisanat de la signature : Demy est le grand ordonnateur du film, mais avant toute chose, il fait partie d'une équipe de chefs de poste et de techniciens. 12-13-14. La chorégraphie joue avec les gestes d'étirement. Les danseurs, cadrés en pied ou en plan américain, sont filmés sous toutes leurs coutures, apparaissant tantôt de profil ou de dos, dans le beige uniforme de leurs blousons et casquettes, tantôt de face, distincts les uns des autres grâce aux touches de couleur de leurs chemises orange, bleue, jaune ou rose : ces couleurs anticipent le traitement chromatique de la ville elle-même, dont les façades repeintes en blanc seront réhaussées de fenêtres, portes ou enseignes colorées. 15. Un plan aérien de faible hauteur cadre les danseurs sur la plateforme. 16. Un travelling pris du tablier du pont ne permet plus de distinguer leurs pas de danse : nanifiées comme dans une chorégraphie de Busby Berkeley, ce sont dix-neuf figurines blanches qui avancent entre les deux camions-bateaux hybrides. Les câbles de fer du pont, semblables aux cintres d'une machinerie de théâtre, transforment le paysage en épure abstraite et les danseurs en marionnettes, tandis qu'apparaît la mention de celui qui tire les fils : Jacques Demy. La caméra a épousé le mécanisme même du pont, dont le tablier sert de rail de travelling géant qui « transborde « les personnages vers la ville - et la fiction - à venir. L'histoire peut commencer : le plan suivant marquera le débarquement, l'entrée dans Rochefort et dans la chronologie du film, avec le carton « Vendredi matin «. Cette traversée filmée en une série de travellings fluides - en anglais, pont transbordeur se dit travelling bridge - programme l'atmosphère du film : les forains, dont les corps engourdis se sont éveillés à la danse, ont franchi le Rubicon du réalisme (l'hôtel-restaurant sans charme qui borde la route du plan 2), pénétré un monde féerique, musical et dansant. Le souhait du décorateur, que n'a pas exaucé la production, était d'ailleurs de repeindre en rose le pont, pour marquer plus nettement le franchissement de ce seuil. Petites dissonances des désirs 1 2 3 4 5 L'analyse de la ronde (s.14) permet d'aborder la structure du film et l'harmonie de l'univers fictionnel. Les personnages de la ronde forment-ils un choeur chantant à l'unisson ? La structure en boucle et les fondus enchaînés visuels ont tendance à réunir les personnages. 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 À l'inverse, leur désunion est signalée par les fondus enchaînés sonores. Ces moments de transition sont dissonants : il faut attendre que la nouvelle mélodie prenne le pas pour retrouver une perception harmonieuse. Dans ce monde joyeux, tout ne tourne donc pas si rond. Les couples sont séparés par le montage : Simon et Yvonne chantent la même mélodie, mais sont éloignés par l'ordre d'apparition. Pourquoi avoir inséré cette séquence au milieu du film ? S'agit-il d'un noeud dramatique, moment critique où les amants sont le plus éloignés les uns des autres ? S'agit-il au contraire de forcer le destin en les réunissant dans une seule séquence ? Il n'est pas anodin que la séquence suivante soit celle de la découverte du meurtre. L'auteur « du découpage « sépare les êtres puis « range les morceaux avec discernement «. 16 13 Quand les chemins ne se croisent pas Le plan de la rencontre manquée entre Delphine et Maxence dans le café, un lent travelling arrière, rappelle le dispositif théâtral. L'axe choisi présente le café comme une scène, et la scénographie est bien celle d'une pièce : appelée hors de scène par la voix de son grand-père, Delphine part « côté jardin « juste au moment où Maxence revient dans le café « côté cour «. Demy se joue ici de l'attente du spectateur. Jusque-là, chaque couple a fini par se retrouver grâce à des hasards heureux : à cet instant du film, le spectateur sait qu'Yvonne est en route pour retrouver Simon Dame et Solange vers Andy. Le sac laissé par Maxence, en avant-plan dans l'image, promet des retrouvailles qui n'arrivent pas. La théâtralité était déjà présente dans des séquences précédentes : pensons au rideau dans les coulisses de la fête foraine qui sépare les demoiselles de leurs prétendants. Ces éléments rapprochent le film de la tradition scénique du marivaudage (tout en quiproquos, confusions et revirements du sort). Mais ce plan en révèle également la possible tristesse et l'éventuel désenchantement. 14 ANALYSE DE PLANS 1 2 3 4 5 6 Hollywood au coin de la rue 6 plans de 00:42:36 à 00:42:57 Les Demoiselles de Rochefort a pour protagonistes plusieurs couples, qu'ils soient séparés (Yvonne et Simon puis les forains et foraines) ou pas encore formés (Maxence et Delphine, qui se rencontreront sans doute hors-champ). La rencontre entre Solange et Andy est la seule qui nous soit montrée à l'écran, à l'exception de celle plus furtive de la foraine et du marin aux yeux bleus. C'est donc le seul coup de foudre du film. Par quel travail de cadrage, de montage et de son se noue cette rencontre transatlantique ? 1. À l'inconnu qui l'aide à ramasser les affaires d'école éparpillées par son petit frère, Solange adresse un regard troublé. Boubou a disparu du champ. Aucun dialogue sur la bande-son, seulement la version orchestrale du concerto qu'ébauchait Solange (s. 7), qui plus tard, racontant cette rencontre, chantera : « Un concerto sublime éclate dans ma tête «, désignant son émotion comme source de création. Françoise Dorléac est cadrée en gros plan face caméra, bien au centre de l'image. La largeur du format scope permet de voir sur les côtés des couples de danseurs dans les tons neutres et de danseuses en mousseline colorée, préfiguration papillonnante du nouveau couple en formation. Bien que très proches de Solange, les figurants sont flous à l'arrière-plan : le gros plan focalise l'attention sur le regard amoureux, dans une frontalité qui dit le choc de ce premier regard. 2. Contrechamp sur l'inconnu. Son regard indique que le coup de foudre est réciproque. 3. Solange ne peut soutenir plus longuement le regard de l'inconnu. Elle baisse les yeux vers les affaires à ramasser. 4. Raccord sur ce regard : la caméra cadre en plongée leurs mains qui ramassent les affaires. Là encore, le plan est serré : on ne voyait que des bustes, on ne voit que des avant-bras qui s'affairent de part et d'autre d'une ligne pointillée jaune. Celle-ci trace au sol une frontière que vient appuyer la présence dans le champ d'un livre de géographie. À gauche, les gants blancs de Solange semblent exclure tout contact direct, mais malgré cette pudeur, il a été dit par deux fois au début de la séquence que « sa combinaison dépasse «, ce que l'inconnu lui répètera. À droite, les mocassins blancs de l'homme riment visuellement avec les gants, mais il a les mains nues ; le rose chair de son polo évoque aussi une mise à nu. Comme au jeu de la main chaude, c'est le frôlement de sa main sur celles de Solange qui suscite la coupe. La pellicule a la réactivité d'une peau. 5. Alors que le concerto prend de l'ampleur, Solange, toujours cadrée frontalement, sourit puis parle. Sa réplique n'est masquée par aucun bruit de la rue : comme le gros plan l'a rapprochée visuellement, le traitement non réaliste du son la rapproche auditivement. Son « Excusez-moi « prolonge l'ambiguïté de son corps couvert/découvert : elle prend acte du frôlement tout en l'attribuant à un toucher accidentel de sa part. 6. Le « Je vous en prie « de l'homme joue le jeu des bonnes manières : les visages disent le coup de foudre, mais le dialogue reste dans la convention sociale ; l'inconnu n'est pas adepte de la drague crue des forains. À l'arrièreplan, les couples colorés ont infléchi leur marche en pas dansé. En quelques plans, Jacques Demy donne au coup de foudre une grammaire cinématographique, un rythme qui combine choix de cadrage et de montage : les champs-contrechamps en gros plan (1-2-3-5-6) ralentissant l'action. Le crescendo musical, la frontalité du cadrage et les regards appuyés convergent vers un lyrisme exacerbé, rare au cinéma. Demy ne craint pas le ridicule, comme il a toujours refusé le soupçon de mauvais goût qui frappe la couleur à l'écran. Ce coup de foudre se double pour le spectateur cinéphile d'un coup au coeur : l'inconnu nous est d'emblée familier. Gene Kelly, la star des films de Vincente Minnelli et de Stanley Donen, vient de faire intrusion au détour d'une rue de province, effet spécial à lui tout seul. Comme le pont transbordeur de l'ouverture du film, il transporte Rochefort à Hollywood. Faire des manières FIGURE Filmer la danse Dans Lola, faute de moyens, la danse tenait une place limitée malgré la profession de l'héroïne, entraîneuse dans un cabaret ; dans Les Parapluies de Cherbourg, les personnages chantaient mais ne dansaient que si le récit le justifiait (une scène de discothèque). Dès l'ouverture des Demoiselles de Rochefort au contraire, les menus gestes des forains sur le pont qui se transforment en ballet font programme : dans un film dont l'action s'organise autour d'une fête dansée, toute situation quotidienne peut tourner au ballet, et le moindre geste à la chorégraphie. Jacques Demy s'est donc posé la question cruciale de la comédie musicale, celle du passage au numéro dansé. Comment s'insère un numéro dans le récit (niveau du découpage) et dans l'enchaînement des plans (niveau du montage) ? La réponse ne saurait être systématique, sous peine de monotonie. Au niveau du récit, les codes du film de coulisses musical justifient les premiers pas de danse aperçus après le ballet du pont : ce sont ceux, maladroits mais touchants, des élèves en justaucorps de Delphine. Le contraste arrive peu après avec le ballet complexe qui fait se rencontrer sur la place Colbert forains, marins et mères en une chorégraphie toute en pirouettes et grands jetés. La rigueur du décor (dallage géométrique, jardin à la française et verticalité des poteaux des stands) s'accorde à celle de l'alignement, qui requiert une troupe de danseurs professionnels. Moins ordonnancé mais tout aussi rigoureux est le morceau de bravoure de Gene Kelly, le numéro d'Andy amoureux, chorégraphié par l'acteur américain lui-même. Lisant la partition que Solange a faite tomber, il commence à danser à mesure qu'il la déchiffre, comme si sa future bien-aimée lui soufflait les pas. Le numéro rappelle à la fois la leçon de claquettes aux enfants d'Un Américain à Paris et le glissement de la marche à la danse de « Singin' in the Rain « dans Chantons sous la pluie, un numéro dans lequel un trébuchement sur un pavé fait débuter la danse. Les danseurs et les dansants Mais Demy, contrairement à Jerome Robbins (West Side Story), ne réserve pas les numéros aux stars de la danse à l'écran comme George Chakiris et Gene Kelly. Il conçoit son film comme la rencontre entre ces danseurs confirmés et des acteurs dansants aux capacités physiques différentes : une comédienne qui a déjà dansé (Françoise Dorléac), une autre moins souple malgré sa silhouette gracile, entraînée pour l'occasion (Catherine Deneuve). À part un jeté et une révérence, la professeure de danse, Delphine, ne danse pas jusqu'à la volte-face qui ouvre la chanson des jumelles. Ce début abrupt respecte l'alternance des attaques, subreptices ou brutales, tout en témoignant de l'énergie juvénile des soeurs, qui partiront à Paris sur un coup de tête et de coeur. Ce numéro est filmé à l'inverse du ballet des forains : ni changements d'axe sophistiqués ni amples mouvements d'appareil, et des plans serrés qui minimisent les risques de laisser dans le champ un geste moins parfait. La mise en scène épouse l'économie ingénieuse de la chorégraphie, dans laquelle un croisement de jambes ou un tour sur un tabouret de piano remplacent un pas de danse « professionnel «. Cette simplicité offerte à des actrices dansantes est poussée plus loin quand Delphine se rend à la galerie de Guillaume Lancien. Au niveau du récit, ce numéro n'interrompt pas l'action comme il est d'usage dans les comédies musicales classiques. Il fait partie intégrante de l'histoire. Croisant militaires et marins sur l'air qu'elle s'en va lui chanter, Delphine semble déjà libérée de son « Lancien-amant « tant son corps est porté par un élan de bonne humeur. À chaque tournant, elle suscite les gestes gracieux des danseurs, telle une fée les touchant avec sa baguette magique. La séquence est dansée, à coup sûr, mais Delphine danse-t-elle ? Elle virevolte, se laisse porter, fait un pas de côté... Jacques Demy ne choisit pas entre des personnages qui savent qu'ils dansent puisqu'ils sont dans un film de coulisses et d'autres, ou parfois les mêmes, dont l'émotion semble si intense qu'elle transforme le geste en danse. Dans le trajet de Delphine, le dialogue entre danse amateur et danse athlétique est amorcé en douceur, comme dans le pas de deux en blanc qui unit Solange à Andy (s. 24). La coexistence harmonieuse des deux au sein du film est portée par la fluidité des travellings et la durée des plans : la danseuse la plus gracieuse des Demoiselles demeure la caméra. Si l'on voulait distinguer les modalités de jeu des actrices qui jouent les demoiselles, il faudrait établir au moins deux catégories : les moments de danse et de chant et les moments de jeu plus posé et réaliste. Mais comment combler le hiatus entre ces deux modalités ? On connaît depuis son premier film l'amour que porte Demy aux personnages féminins exagérément maniérés. Lola, jouée avec des mimiques et un débit époustouflants par Anouk Aimée, était déjà ainsi. Et dès ce premier film, les manières étaient une forme de chant parlé et de danse gestuelle. Les demoiselles font des manières aussi. Elles minaudent, prennent des positions prétentieuses : pensons à leur amusant et élégant jeu de jambes pendant leurs pourparlers avec les forains. Elles semblent souvent en faire juste un peu trop dans leurs attitudes et leur gestuelle, mais cet excès donne à leur présence une musicalité permanente. Faire des manières chez Demy sert aussi à accentuer les moments de lassitude et de sincérité poignante. L'inquiétude surjouée de Solange, prête à aller retrouver le compositeur qu'elle admire, se transforme en joie calme lorsqu'elle découvre en lui son bel inconnu et lui tend la main avant de se lancer dans une danse à deux. Soudain naturelles, Delphine se demande si son amour idéal existe réellement, Solange croit avoir rêvé son bel inconnu, et toutes deux hésitent à céder aux avances des forains. 15 Un mouvement de grue Tout comme Demy s'essayait dès ses premiers films à produire des mouvements de caméra qui rappellent des mouvements de grue, les élèves peuvent l'expérimenter en classe. Un mouvement de grue se caractérise par son ampleur (de bas vers le haut ou l'inverse) et sa capacité à dominer visuellement le lieu filmé. On peut alors miniaturiser le décor pour pouvoir le « survoler « à loisir (un décor fabriqué qui tienne sur une table de classe) ; ou bien trouver des solutions pour donner à la caméra son envol : en passant la caméra de main en main entre des élèves situés à différentes hauteurs. Aujourd'hui la légèreté des appareils d'enregistrement (petite caméra, appareil photo ou téléphone) permet de les rendre facilement mobiles. Les élèves peuvent fabriquer un instrument qui permette de monter la caméra à la hauteur souhaitée et de la descendre vers le sol. Ce type d'exercice permet de réfléchir au cadre changeant d'un plan en mouvement : souvent le plan à la grue permet d'élargir le cadre au fur et à mesure que la caméra s'élève, dévoilant à la fin du plan ce qui n'était pas visible au début pour créer un ressort dramaturgique ou comique. 16 POINT TECHNIQUE Le plan à la grue Sur le tournage des Demoiselles - Ciné-Tamaris Le plan de grue ou plan à la grue est un plan tourné à l'aide d'un bras extensible de 6 à 8 mètres qui pivote autour d'un axe situé sur une plateforme mobile (souvent un camion). La caméra et l'opérateur sont installés à l'extrémité du bras sur une plateforme orientable. La combinaison des mouvements du camion, de la grue et de la plateforme offrent des angles et des mouvements amples et complexes. C'est en 1915 que l'opérateur d'Intolérance de David W. Griffith, Billy Bitzer, utilise pour la première fois une grue. Griffith emploie d'abord les grands moyens pour éloigner la caméra du sol - une montgolfière ! - avant de mettre au point une plateforme élévatrice. Cet équipement lourd et cher ne revient sur les plateaux qu'au milieu des années 1940, d'abord sous une forme miniature, la dolly, pourvue d'un bras pivotant de 2 mètres sur roulettes. Dans les années 1970 apparaît une version plus légère de la grue, la Louma, bras télescopique articulé de 7 mètres sur lequel est fixée la caméra. Elle nécessite un viseur vidéo puisque l'opérateur n'y monte pas, mais sa légèreté lui permet d'effectuer des mouvements vertigineux. L'apparition à la fin du 20 e siècle de caméras très légères coïncide avec celle d'un autre type de grue, la Coolcam, bras de 4 à 6 mètres porté par l'opérateur. Avant de se passionner pour les arabesques de la caméra de Max Ophuls, Jacques Demy a réinventé la grue sans le savoir : à 17 ans, pour son film d'animation Attaque nocturne (1948), il fixe sa caméra amateur sur un patin à roulettes qu'il fait glisser sur une planche inclinée graduée. Dix ans plus tard, il est fasciné par La Soif du mal d'Orson Welles (1958), et en particulier par son plan-séquence d'ouverture. Après Le Sabotier du Val de Loire, Demy se voit offrir un tournage « à l'américaine « rare pour un débutant français : il supervise techniquement le film du mariage de Grace Kelly et Rainier de Monaco et dispose pour cela du cinémascope, de la couleur, de quatre opérateurs et d'un hélicoptère. Dès lors, à chaque fois que le budget de son film le lui permet (ses comédies musicales mais aussi coproductions internationales), Demy utilise la grue pour obtenir « de longs plans qui donnent la notion de durée et d'espace que j'aime beaucoup au cinéma «1. Il règle lui-même les points intermédiaires du trajet de la grue et choisit des objectifs à foyer variable pour changer continuellement de focale. Son goût pour la grue va à l'encontre de l'esthétique économe de la Nouvelle Vague qui privilégie la caméra portée à l'épaule. En 1976, il tournera presque tous les plans de Lady Oscar à la grue. Le plan à la grue n'est pas aussi systématique dans Les Demoiselles, ne serait-ce que parce que les nombreuses scènes d'intérieur (appartement, café) imposent à la caméra de rester plus près du sol. Mais dès l'ouverture, le travelling du pont transbordeur fait de l'édifice métallique une grue géante, trouvée à même le paysage. Planter le décor, tel est le rôle généralement dévolu à un plan de grue inaugural : la caméra descend lentement en une mise en contexte géographique et narrative. Ainsi est introduit un nouveau décor séquence 16, la maison de l'assassin, devant laquelle se pressent les badauds. L'autre usage des plans de grue dans Les Demoiselles concerne les ballets sur la place Colbert : de même que les danseurs quittent régulièrement le sol pour des pirouettes, les travellings prennent de la hauteur, conférant à la caméra des mouvements éminemment chorégraphiques. Une utilisation plus subtile de la grue montre à quel point cette technique modèle l'écriture de Demy. À la séquence 3, la caméra suit le forain monté sur une échelle pour accrocher un fanion. Si l'échelle sur laquelle il est perché justifie ce mouvement ascendant, la caméra bifurque ensuite en haut et à gauche sans raison apparente. Elle semble aimantée par l'air de piano qui s'échappe d'une fenêtre rose. La grue lui permet de se faufiler dans l'appartement de Solange et Delphine. Cette douce transition entre l'extérieur et l'intérieur anticipe la rencontre des forains et des jumelles ainsi que la participation de cellesci à la fête. Mais surtout, elle relève d'un réalisme qui tisse avec la caméra l'étoffe complexe de la vie en reliant lieux et personnages topographiquement et - c'est du moins ce que suggère ce trait d'union technique - émotionnellement. 1) Cité par Camille Taboulay, op. cit. FILIATIONS Chicago - TF1 vidéo La comédie musicale aujourd'hui Les Chansons d'amour - Bac Films Dancer in the Dark - M6 vidéo L 'hommage de Jacques Demy à la comédie musicale américaine marque la fin d'un âge d'or, non pas parce que Gene Kelly compte dans sa chevelure « quelques mèches d'argent « comme le chante Solange, mais parce que la concurrence de la télévision, dans les années 70, chasse le genre des écrans américains. Certes, Broadway fournit toujours de solides adaptations (Chicago, 2002, Mamma mia !, 2008), et le film musical de coulisses fait toujours recette, de Fame (1980) à High School Musical (2006-2010) ; sa variante individuelle et héroïque, le biopic (film biographique) sur un musicien, connaît un regain d'intérêt dans les années 2000 avec Walk the Line sur Johnny Cash ou Ray, sur Ray Charles. Mais ces succès commerciaux masquent mal un manque d'inspiration des auteurs. De fait, à l'orée du millénaire, ce sont des tentatives en marge du grand genre classique qui se révèlent probantes. Dans Dancer in the Dark (2000, avec Catherine Deneuve), le Danois Lars von Trier met en scène la chanteuse Björk dans le rôle d'une ouvrière malade dont le seul bonheur consiste à participer à une comédie musicale. Une prouesse technique lui vaut une Palme d'or : les numéros chantés et dansés ont été filmés simultanément par cent caméras numériques, cachées dans le décor ou effacées à la postproduction. Le montage de plans fixes et courts scande le rythme de la musique techno et rompt avec la tradition hollywoodienne. Or le film s'intéresse justement à une classe sociale « oubliée « par Hollywood, qui ne la voyait que comme une clientèle. Dark tend au genre bariolé un bien sombre miroir. En France, la modestie des budgets et la tradition naturaliste ne prêtent guère à l'ampleur des ballets. Jacques Demy a pourtant inspiré les auteurs les plus originaux. Golden Eighties de Chantal Akerman (1986) partage la vitalité chromatique des Demoiselles mais aussi un décor quasi unique qui rappelle le café Garnier : un centre commercial où travaillent vendeuses et shampooineuses. Akerman emprunte surtout à Demy le mélange de trivial et de sublime (les numéros chantés n'excluent pas les gros mots) et l'intrusion de thèmes tragiques dans un genre réputé léger (le passé de déportée du personnage interprété par Delphine Seyrig). Dix ans plus tard, deux fans de Jacques Demy, Olivier Ducastel (qui fut son assistant sur Trois Places pour le 26) et Jacques Martineau, introduisent plus avant la dureté du monde dans la comédie musicale. Le héros de Jeanne et le garçon formidable (1997) est atteint du sida. Dans un ballet inspiré d'Une chambre en ville, des balayeurs immigrés chantent « Tant de dévouement... tant de souffrance... pour unique paiement on nous expulse de France ! «. Le mélange de romanesque et de quotidien règne la même année sur On connaît la chanson d'Alain Resnais. Au beau milieu d'une rue ou d'une scène de ménage, les personnages sont soudain traversés par une chanson de variété. L 'extrait a la brièveté d'une saute d'humeur d'autant plus imprévisible qu'une femme peut être habitée par la voix d'un chanteur, du moment que les paroles illustrent son état d'esprit. Ce substitut au monologue offre des incursions comiques dans la psychologie des personnages. À rebours de cet effet de ready-made avec des chansons préexistantes, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, pour Un homme un vrai (2003), demandent au compositeur Philippe Katerine d'accompagner à la guitare les acteurs qui chantent en son direct. La comédie musicale minimaliste est née. Christophe Honoré s'inscrit dans cet usage minimal du chant à l'écran. Les passages chantés affleurent à peine dans Dans Paris (2006) mais programment entièrement Les Chansons d'amour (2007), chanté par ses acteurs. Affectueux mais peu inventif, cet hommage à Demy mâtiné d'autres références à la Nouvelle Vague ne fait pas l'unanimité. Ordonnatrice des Demoiselles de Rochefort, la chanson subsiste chez Honoré à l'état de bulle individuelle, de plage musicale. Si le cinéma français chante, c'est d'un mince filet de voix. Peu renouvelé depuis l'âge classique auquel Les Demoiselles offrent une brillante coda, le genre chanté-dansé prête à la parodie par son artificialité. Chaque tentative risque l'échec tant la danse et le chant nécessitent une perfection technique et artistique. Mais la minorité d'amateurs demeure active : des chansons apprises par coeur des Demoiselles aux séances de minuit du Rocky Horror Picture Show (1975) en passant par le récent enthousiasme occidental pour Bollywood, la comédie musicale se voit vouer un véritable culte par un cercle de fans. Golden Eighties - Why not productions Jeanne et le garçon formidable - StudioCanal Un homme, un vrai - Arte vidéo 17 PISTES DE TRAVAIL S'approcher et s'éloigner La valse à trois temps Dans ce film la caméra glisse, s'envole, virevolte autour des personnages. Généralement, si l'on veut obtenir une image rapprochée après un plan large (et vice versa) d'un personnage, on tourne deux plans distincts. Mais ici, la caméra, tel un personnage du film, s'approche et s'éloigne à loisir des héros. L'analyse de ces mouvements permet de cerner ce qui se joue entre le cinéaste, le spectateur et les personnages. Ainsi quand Solange raconte à sa soeur sa rencontre avec Andy, alors qu'elle s'agenouille en mimant le moment émouvant de la rencontre, la caméra s'approche rapidement d'elle, comme si elle trahissait sa soudaine empathie pour la jeune femme. Quand Andy chante sa solitude puis sa rencontre amoureuse qui a éclairé sa vie d'un sens nouveau, la caméra s'en éloigne puis s'en approche au moment du refrain, comme pour rappeler d'abord son esseulement (dans un cadre vide), puis son enthousiasme amoureux. Enfin, lors des retrouvailles finales du couple dans la boutique de Simon Dame, dans le dernier plan de la séquence, la caméra recule d'abord, comme pour s'effacer et laisser aux personnages la place de danser leur amour. Puis elle glisse vers eux au moment intime du baiser avant de se reculer de nouveau, les laissant partir vers un bonheur de l'après-film. Jean-Pierre Berthomé1 fait à juste titre remarquer que le film, quoique traversé par des figures gémellaires, se structure autour d'un principe ternaire. Une analyse de la structure du film révèle son extrême rigueur. C'est à la troisième sortie d'école de Boubou qu'Yvonne retrouve Simon, Maxence dit trois fois qu'il « part en perme à Nantes «. Berthomé constate même que « comme dans tant de pièces de Shakespeare, le film développe trois figures de l'amour : l'amour nourri par la séparation et le temps d'abord, (...) l'amour "au premier regard", le coup de foudre qui éclate dans la vie d'Andy et Solange ; et puis l'amour idéal qui impose son évidence injustifiable, celui de Maxence pour Delphine, de Delphine pour Maxence «2 . Trois séquences dans le film pourraient en être le moment final. Chacune de ces trois fins renvoie à un autre film de Jacques Demy. Le premier final est celui qui clôt la danse de Solange et Andy au magasin de musique : leur départ dos à la caméra, enlacés, rappelle la fin de La Baie des anges. Même mouvement de caméra dans les deux films : les amoureux s'éloignent de la caméra, qui, à son tour s'éloigne d'eux. La deuxième fin est celle des retrouvailles dansées sur la place Colbert : la caméra s'éloigne du lieu par un ample mouvement de grue. Un mouvement similaire clôturait Les Parapluies de Cherbourg, s'éloignant cette fois de la station essence de Guy. Enfin, le départ du camion sur la route où monte Maxence et où il va rencontrer Delphine renvoie au plan final de Lola, où le spectateur voyait s'éloigner sur la route la voiture emportant l'héroïne aux côtés de son amour retrouvé. 1) Jacques Demy et les racines du rêve, op. cit. 2) Op.cit., p.210 18 ATELIER Les chansons des autres Dans On connaît la chanson d'Alain Resnais (1997), les personnages se mettent à chanter au gré de leurs émois des standards connus de tous. Le film évoque à travers ce procédé ludique la manière dont chacun se réapproprie les mots et les mélodies inventés, voire usés par les autres, lorsqu'il cherche un exutoire à une humeur ou une émotion. Dans Les Demoiselles de Rochefort, les mélodies et les chansons sont toutes originales, composées spécialement pour le film. Pourtant, ici aussi, les personnages semblent traversés par les mélodies et les mots des autres. Il semble alors intéressant d'analyser la circulation de ces éléments sonores et de ces mots et la manière dont leurs légères modifications indiquent le caractère de chacun. Il apparaît, en effet, que les couples à venir chantent les mêmes mélodies. Ce rapprochement sonore révèle la proximité de leur état d'esprit, montre qu'ils sont prédestinés à « s'entendre «. Parfois, cette reprise est justifiée scénaristiquement : Andy ramasse les feuilles perdues de Solange et se met à fredonner l'air qu'elle a composé. Mais lorsque Delphine chante le même air que Maxence, il s'agit bien là d'une proximité d'âme, la même qui a permis au jeune peintre de faire le portrait de celle qu'il n'avait encore jamais vue. Il serait erroné de croire cependant que seuls les couples reprennent les airs chantés entre eux. La chanson de Maxence, par exemple, est reprise par plusieurs personnages : Andy et Solange en chantent le refrain tour à tour. Dans la bouche d'Andy le refrain se transforme quelque peu. Les chansons d'Yvonne et de Simon Dame se ressemblent : même mélodie, et parfois les mêmes mots. Une analyse détaillée des textes permet de comprendre comment Yvonne a éloigné son amoureux par un mensonge, mais également comment le léger décalage de leurs points de vue préparait déjà leur séparation au plus fort de leur amour. Un simple changement d'ordre des mots dans la ligne 3 du premier quatrain amène ainsi les personnages à des conclusions fort différentes. Le choix des mots de chacun pour parler de la naissance des jumelles introduit également des nuances amusantes dans la psychologie des personnages. Chanson de Simon Dame Chanson d'Yvonne Elle m'avait appris dans le plus doux moment Qu'elle attendait de moi l'heureux événement Qui enorgueillit l'homme et anoblit la femme Mais elle refusait le nom de Madame Dame Je lui avais appris dans le plus doux moment Que j'attendais de lui l'heureux événement Qui anoblit la femme et enorgueillit l'homme Car Boubou s'annonçait, pauvre petit bonhomme C'était un beau jeune homme, et j'étais demoiselle Bien que j'aie eu déjà par hasard mes jumelles Qu'il ne connaissait pas, elles vivaient en pension Et ne rentraient jamais le soir à la maison Quelques années plus tard, par un ami commun Je lui ai fait savoir qu'un riche Mexicain Me proposait l'amour au bord du Pacifique Ce n'était qu'un mensonge amer et pathétique Chanson de Maxence Chanson de Maxence par Andy J'étais un beau jeune homme, elle une demoiselle Qui sans le faire exprès avait eu des jumelles Que je n'ai jamais vues, elles vivaient en pension Et ne rentraient jamais le soir à la maison Est-elle loin d'ici? Est-elle près de moi ? Je n'en sais rien encore mais je sais qu'elle existe Est-elle pécheresse ou bien fille de roi ? Que m'importe son sang puisque je suis artiste Et que l'amour dicte sa loi Est-elle loin d'ici ? Est-elle près de moi ? Je ne l'ai pas revue, mais je sais qu'elle existe Est-elle puritaine ou bien fille de joie? Qu'importe sa vertu, puisque je suis artiste Et que l'amour dicte sa loi Quelques années plus tard, par un ami commun J'ai su qu'un étranger sollicitait sa main Ils partirent tous deux quelque part au Mexique Pour vivre leur amour au bord du Pacifique Là où Maxence parle de noblesse, Andy parle de vertu (ou de son absence) ce qui révèle son rapport plus charnel au monde. Il est révélateur d'observer qui se laisse contaminer ou non par les chansons des autres. Les forains, malléables et prêts à s'adapter (ils sont faciles à séduire), se mettent à chanter et danser sur la chanson des jumelles au moment du boeuf musical. Josette, quant à elle, entonne en choeur avec Bill et Étienne la chanson des forains, alors que Delphine, assise à côté d'elle, se tait. 19 LECTURE CRITIQUE Décrire et analyser « Débarquement dans une ville inouïe. Fabuleuse. (...) La baguette de Merlin l'enchanteur est passée par là : Rochefort, c'est le palais de Dame Tartine où l'on navigue entre un sorbet à la fraise et une cassate napolitaine. Et les autochtones ! Une humanité vaporeuse. Et ça circule, ça vaque, mine de rien, tous beaux, toutes belles (je me demande ce qu'on a fait des vrais pendant le tournage) avec, dans le corps, dans les membres, des harmonies de ballet russe (...). Pour parler des Demoiselles de Rochefort, il faudrait recourir au délicieux vocabulaire des confiseurs. C'est un film devant lequel on se lèche les doigts. Moi qui suis gourmand comme un vieux matou, je me régale et je ne vois pas du tout pourquoi je bouderais mon plaisir. Car c'est de plaisir qu'il s'agit. D'un plaisir assez fou, assez violent pour changer les couleurs du monde. Une tornade blanche multipliant partout de beaux corps de vingt ans que chantait Rimbaud et qu'exalte la danse. Tout devient musique. Musique pour les yeux. Musique pour les oreilles. (...) Bien sûr, la laideur existe - ailleurs. (...) Le crime aussi est là, et même monstrueux, mais excusé par la passion et « enrubanné « par la cocasserie et l'humour. Demy joue la carte du bonheur à tout prix. Un bonheur aussi fou que le plaisir qui en découle. Héroïque (j'allais écrire désespéré). Il ne peut pas pleuvoir à Rochefort, pas plus que les malices du hasard ne peuvent contrarier les rencontres de l'amour. Bonheur têtu, éperdu, tourbillonnant, qui se saoule de son agitation et de ses chants, clamant avec la conviction des partisans de la méthode Coué : « Rien n'est plus beau que la vie ! « Surtout quand un soleil sans éclipse éblouit une humanité jeune et belle dont le moindre geste se fait danse, la moindre parole chanson ou vers de mirliton, et que l'amour champagnise l'air où il vole à la ronde. « Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur, 8-14 mars.1967 20 Le critique Jean-Louis Bory accomplit dans ce texte deux tâches simultanées : la première, simple seulement en apparence, consiste à tenter de décrire l'univers créé par le cinéaste et les émotions que ce dernier provoque chez le spectateur. Pour ce faire, il recourt au champ lexical gustatif (c'est peut-être l'aspect le plus amusant du texte), mais également à celui de l'ivresse, de l'amour, de la danse et du mouvement. La partie descriptive tend à rendre compte de la manière dont se présentent les divers éléments du film (couleurs, acteurs, figurants, décor), mais également de la manière dont tout semble se contaminer mutuellement. Jean-Louis Bory parle de musique pour les yeux, de parole se muant en chant et de gestes se transformant en danse. La deuxième tâche que s'assigne Bory est d'évoquer la structure du film : il parle ainsi de « tornade «, de « ruban «, de « tourbillon «, de « ronde «. Or la ville apparaît comme un lieu centripète où tout tourne autour d'une même place centrale : les forains y dressent leurs stands ; les fenêtres du café et de l'appartement donnent dessus ; Solange et Andy, Yvonne et Simon y dansent leurs retrouvailles. La structure, c'est aussi l'opposition au sein du film du féerique (l'auteur parle de « baguette magique «) et du sinistre. Une hypothèse émerge alors sur l'intention artistique principale de l'oeuvre : celle d'un bonheur « héroïque «, admettant la possibilité du malheur (le doute plane jusqu'au bout sur la rencontre de Delphine et Maxence, un meurtre sordide est commis en plein milieu de ce film riant), mais refusant de s'y soumettre. Atelier d'écriture L'analyse d'une oeuvre d'art implique de chercher dans l'oeuvre elle-même des réponses aux impressions du spectateur. Or, le spectateur que chacun peut le mieux observer n'est autre que soi-même. L'étude du texte proposé pose la question suivante : comment trouver les mots justes pour décrire l'impression globale laissée par un film ? Quels sont les termes qui rendent le mieux compte de l'émotion ressentie par le spectateur, mais également du rythme, des couleurs, de la structure d'ensemble ? Un tel compte-rendu n'est pas la même chose qu'un synopsis et remplit une fonction différente. Il peut, même avec humour et dans un style fleuri, préparer le lecteur au développement d'une hypothèse d'analyse. Les élèves peuvent s'essayer en classe à un travail d'écriture en trois temps. Soit sur une séquence choisie, soit sur l'ensemble du film, ils mettront sur le papier leurs impressions, puis écriront une description rendant compte des éléments essentiels pour le spectateur (décor, acteurs, couleur, musicalité). Enfin, ils développeront une hypothèse d'analyse sur un de ces éléments et sur son importance par rapport au propos de l'oeuvre, en essayant, comme Jean-Louis Bory, d'utiliser un champ lexical particulier. SÉLECTION VIDÉO & BIBLIOGRAPHIE Sur Les Demoiselles de Rochefort Sur Jacques Demy Yvonne Baby, « Entretien avec Jacques Demy «, Le Monde, 5-6 mars 1967. Livres et chapitres de livres Jean-Louis Bory, « Les Demoiselles de Rochefort «, Le Nouvel Observateur, 8-14 mars 1967. Pierre Marcabru, « Casse-cou Jacques Demy ! «, Arts n° 76, 8-14 mars 1967. 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Et le CD en bonus : Séances de travail Legrand/Demy. Xavier Carrère, « Demy ou la fêlure «, Trafic n° 14, printemps 1995. Jacques Demy, Chansons et textes chantés, Léo Scheer, coll. Littérature, 2004. Jean Douchet, « Entrechats et loup «, Cahiers du cinéma n° 438, décembre 1990. Thierry Clech, Frédéric Strauss et Serge Toubiana, « D'un port à l'autre, entretien avec Jacques Demy «, Cahiers du cinéma n° 414, décembre 1988. Michel Delahaye, « Jacques Demy ou les racines du rêve «, Cahiers du cinéma n° 189, avril 1967. Charlotte Garson, « Jacques Demy en ses oeuvres complètes : super ou ordinaire ? «, Etudes, tome 409, décembre 2008. Suzanne Hême de Lacotte, « Attente, renoncement, fidélité à soi chez Demy «, Contre bande n° 17, décembre 2007. Michel Legrand, Les Parapluies de Cherbourg, Polygram, 2000 ; Les Demoiselles de Rochefort, Mercury, 2005 ; Le Cinéma de Michel Legrand, coffret 4 CD, Emarcy, 2005. Sur Catherine Deneuve Marc Chevrie et Danièle Dubroux, « Les jeux de l'instinct et du hasard «, Cahiers du cinéma n° 366, décembre 1984. Ginette Vincendeau, « Catherine Deneuve, de la vierge de glace à la divinité vivante «, Tausend Augen n° 22, mai-juillet 2001. Sur la comédie musicale Rick Altman, La Comédie musicale hollywoodienne, Armand Colin, 1992. Michel Chion, La Comédie musicale, Cahiers du cinéma/Scéren-CNDP coll. Les petits cahiers, 2002. , Alain Masson, Comédie musicale, Ramsay Poche cinéma, 1999. Sylvie Chalaye & Gilles Mouëllic (dir.), Comédie musicale : les jeux du désir. De l'âge d'or aux réminiscences, Presses Universitaires de Rennes, coll. Le Spectaculaire, 2008. Dossier de Positif n° 437-438, juillet-août 1997 : « La comédie musicale de Broadway à Hollywood «. DVD Stanley Donen et Gene Kelly, Un jour à New York et Chantons sous la pluie, Warner Home vidéo. Vincente Minnelli, Un Américain à Paris, Warner Home vidéo. Agnès Varda, Jacquot de Nantes, Ciné-Tamaris. Robert Wise, West Side Story, Fox Pathé Europa. Une mécanique lyrique RÉDACTEUR EN CHEF Format large, décors fastueux, actrices fausses jumelles mais vraies soeurs, et, « en vedette américaine «, le plus grand danseur hollywoodien vivant : après le succès international de son film chanté Les Parapluies de Cherbourg, Jacques Demy réussit un tour de force à la fois profondément hollywoodien et résolument provincial. La transformation d'une ville réelle à l'architecture militaire en vaste studio de cinéma relève du même « transbordement « que celui de la séquence d'ouverture des Demoiselles de Rochefort. Le pont transbordeur, machine architecturale qui transporte les forains par-dessus la Charente, métaphorise la machine-cinéma qui transporte le spectateur dans la fiction. Lyrisme et mécanique, c'est le paradoxe d'un film traversé par la joie et pourtant ordonnancé de bout en bout, dans son récit, ses décors et ses chorégraphies. En étudiant les couleurs, les emprunts à la comédie musicale de l'âge d'or et les divergences avec celle-ci, on découvre toutes les nuances de la joie mais aussi les recoins sombres des tons pastels : Les Demoiselles de Rochefort ont aujourd'hui bien davantage à offrir que le charme kitsch du second degré. Simon Gilardi RÉDACTRICES DU DOSSIER Charlotte Garson : critique aux Cahiers du cinéma et à la revue Études depuis 2001, auteur des ouvrages Amoureux, Jean Renoir et Le Cinéma hollywoodien et des livrets sur Certains l'aiment chaud et Adieu Philippine. A produit des émissions sur France Culture. Eugénie Zvonkine (rubriques pédagogiques) : docteur en cinéma, enseigne l'histoire et l'esthétique du cinéma à Paris 8. Intervient dans le cadre de Lycéens et apprentis au cinéma depuis 2001 : formation des enseignants, interventions en classes, conception de documents pédagogiques écrits et audiovisuels. Auteur du livret sur L'Homme à la caméra de Dziga Vertov.

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