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Les images de Vichy

Publié le 01/08/2006

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Mémoire 1993 -   L'historien Henry Rousso analyse l'évolution des films français consacrés à l'Occupation et plus particulièrement au régime de Vichy.

 

-Vous qualifiez la période des années 70 et 80 comme étant celle de l'obsession. La production cinématographique récente conforte-t-elle votre analyse ?

   " Ce que j'ai appelé l'obsession, c'est le fait que Vichy soit devenu un objet de débat public récurrent, permanent. Son poids dans l'actualité ne s'est pas démenti depuis les années 70. Vichy obsède toujours notre imaginaire et notre conscience nationale, au point que j'ai moi-même du mal à suivre parfois l'actualité sur Vichy en raison de son abondance ".

   " Mais je crois en même temps qu'on tente de redonner actuellement la dimension réelle de cette époque. Les films de Chabrol et de Marboeuf en sont un signe timide. Ils ne se focalisent plus seulement sur certains aspects particuliers de Vichy ou de la collaboration, comme la haine antisémite, mais ils essayent, avec un succès très inégal, de donner une vision plus large qui restitue aux événements leur complexité. Vichy ne se résume pas à des affrontements idéologiques internes. Toute l'Europe occupée a connu des tragédies et des dilemmes semblables aux nôtres, souvent plus fortement qu'en France. On commence à mieux comprendre aussi que cette époque dépasse le cadre 1940-1944 : elle commence avant et se termine longtemps après. Indépendamment de leurs qualités et de leurs défauts, ces films sont porteurs d'une ambition majeure : débattre du régime de Vichy et de ses rapports avec les Français ".

-Prenons le Pétain de Marboeuf. En quoi se distingue-t-il des films précédents sur l'Occupation ?

   " La volonté de reconstituer historiquement et sous forme de fiction le coeur du problème - c'est-à-dire l'analyse de l'Etat français et de ses principaux protagonistes - est nouvelle. Même concernant la Résistance, abondamment présente dans le cinéma français, il n'y a pas eu par exemple de tentative aboutie de porter à l'écran l'histoire de Jean Moulin, de raconter ce qu'a été le Conseil national de la Résistance depuis l'Armée des ombres (1970), de Jean-Pierre Melville. De Gaulle, à ma connaissance, n'apparaît jamais dans un film, si ce n'est de manière fugitive. On voit alors un revers de manche ou une silhouette. Mais on n'a pas traité l'homme du 18 juin 1940 ".

   " Le véritable intérêt de l'évolution en cours est donc autant culturel et cinématographique qu'historique. La rupture, avec Pétain, c'est le choix de faire un film de fiction. C'est aussi de rompre un tabou du cinéma français, celui de la représentation des grands hommes contemporains à l'écran. Marboeuf et l'équipe du film ont pris le sujet le plus difficile qui soit. Ils ont fait la preuve que c'est possible, voire souhaitable. Contrairement à un cliché répandu, Vichy n'est plus - tant s'en faut - un sujet tabou. Alors qu'un Pétain complètement reconstitué, en 1971, c'était impensable ".

-Etait-ce impossible ou préférait-on le documentaire ?

   " L'objectif de beaucoup de films, dans les années 70, c'est de rétablir une vérité historique occultée. Cela ne pouvait alors se réaliser que sur un plan documentaire, c'est-à-dire en étant au plus près de la vérité historique. Toute tentative de fiction posait des problèmes. Trois films le montrent bien : le Chagrin et la pitié (1970), Lacombe Lucien (1973) et Section spéciale (1974) ".

   " Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophüls, a bouleversé les représentations de l'époque. Il a pris le contre-pied des images d'Epinal qui surévaluaient alors la Résistance et montré qu'il existait aussi, sous l'Occupation, une France veule, antisémite, prônant la collaboration. Sans conteste, c'est un film-clé. Son impact et l'effet de scandale qu'il a provoqué résident dans le fait même qu'il mettait le doigt sur une blessure de mémoire. Au sens noble du terme, c'est un documentaire, et même un modèle fondateur du genre en France, mais qui vise à une vérité historique positive, le cinéaste semblant s'effacer derrière les témoignages et les images d'archives, même si c'est une pure illusion ".

   " Lacombe Lucien, de Louis Malle, est au contraire une vraie fiction, qui aborde de plain-pied la question centrale qui s'est posée à la génération de la guerre : l'engagement, donc les hésitations, les ambiguïtés, la difficulté de prendre la mesure des enjeux de l'époque. C'est à mon sens un autre film marquant, mais qui n'a pas cherché à faire oeuvre d'histoire. Quant à Section spéciale, de Costa-Gavras, l'une des rares tentatives de reconstitution historique, c'est une caricature trop marquée pour être crédible, les personnages étant davantage des archétypes que de véritables personnages ".

LAURENT GREILSAMER entretien avec HENRY ROUSSO Le Monde du 5 mai 1993

 

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