Lucrèce Borgia II, I, 3
Publié le 17/01/2011
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ETUDE LINEAIRE: ACTE II, I, 3 DE Nous commençons la lecture de ce passage par cette entrée en matière qui ne présage rien de bon: en effet, après avoir de façon virulente défendu son nom, sa puissance et son honneur en exigeant de la part de son «trop gracieux et trop tranquille» mari un traitement exemplaire du coupable de l'offense, Lucrèce comprend qu'elle a en fait condamné à mort son propre fils, ce qui lui arrache en aparté un cri déchirant, «Gennaro!». Elle a en effet demandé sa «parole de duc couronné» à don Alphonse que «Quel que soit cet homme [...] il ne sortira pas d'ici vivant». Cette prise de conscience enchante le duc, qui a comprit l'intérêt de sa femme pour ce jeune homme et en a déduit à tort qu'il s'agissait de son amant. La didascalie nous informe clairement qu'il tire du probable effroi de Lucrèce un plaisir sadique où la vengeance arrivera bientôt à son paroxysme (elle se fera à la scène 4, lorsque le duc imposera à Lucrèce le choix de la mort de Gennaro). Il joue ainsi avec ses sentiments et entre dans un réel jeu de questionnements auxquels il n'a déjà plus besoin de réponses. La réplique de dona Lucrezia (car c'est textuellement ainsi qu'elle est nommée dans la pièce) nous plonge dans une certaine ambiguïté: effectivement, on peut se demander si, dans un premier temps, son aparté relève ''seulement'' de l'angoisse de découvrir qu'elle a condamné son fils à la mort en invoquant le crime suprême – «C'est un crime de lèse-majesté. Ces crimes-là font toujours tomber la tête qui les conçoit et la main qui les exécute» –, ou si sa réplique a un sens légèrement plus profond où elle considère que l'auteur de ce crime ''atroce'' qui l'a blessée dans son amour-propre n'est autre que celui qu'elle chérit le plus au monde, et pour qui elle est prête à abandonner ce même nom, à cause de la honte qu'il pouvait lui procurer face à ce jeune homme vertueux. Elle évoque ainsi la «fatalité», tiré du latin Le second mouvement de la scène nous entraîne vers un échange froid et volontairement intimidant, liant fatalement Gennaro à son bourreau, don Alphonse, jusqu'à «Nous cherchons le coupable». Le jeune homme, sans prétendre qu'il ne connaît pas le pourquoi de sa présence à l'intérieur du palais ducal, en demande cependant le motif à don Alphonse en guise d'introduction au jugement, lui faisant part au passage de son plus grand respect – « La mère n'écoute que ses entrailles qui lui hurlent de protéger à tout prix son précieux Gennaro, qu'elle est allée trouver à Venise, et qui, comme le dira don Alphonse à la scène suivante, serait capable de «[l'aller] chercher en enfer». C'est pourquoi ce monstre auquel on a coupé les griffes se jette malgré tout dans la bataille, tentant de tirer son fils de l'enfer de la situation. «Ce n'est pas lui! [...] Ce n'est pas ce jeune homme!» ne peut-elle s'empêcher de crier à don Alphonse, le confortant ainsi encore plus dans sa jouissance et son désir de vengeance. Sa réaction est en effet trop prompte et trop extrême pour ne pas cacher un quelconque attachement à Gennaro. La notion de «méprise» est elle aussi trop bien affirmée pour ne pas être intéressée et placée là comme un bouclier maladroit. On sent clairement que Lucrèce, capable des pires atrocités et des pires menaces, perd ici complètement ses moyens en même temps que l'intelligence de la situation, qu'elle aurait pu tenter de sauver en se montrant plus fine dans son plaidoyer. Elle aurait pu, par exemple, feindre la surprise et mener avec son mari l'interrogatoire en le déviant, accordant finalement son pardon au jeune homme en un grand coup de théâtre. Mais Lucrèce, devant l'urgence et la gravité de la situation, devinant bien que Gennaro est réellement coupable, tente de sauver maladroitement ce qui peut l'être et de trouver un alibi à son fils. Le court plaidoyer s'étend jusqu'à «une dénommée Fiametta», et son mari semble se délecter de cette tentative désespérée. Effectivement, ses interrogations sont malsaines dans le sens où il joue clairement avec l'angoisse de sa femme, et elles n'ont pour but que de faire durer la situation, et donc son propre plaisir. Plaisir de punir sa femme pour son infidélité en lui amputant son jeune amant, plaisir de lui arracher sa domination et son sentiment de toute puissance qui l'a piétiné à la scène précédente, plaisir plus traditionnel de l'homme dominant enfin la femme. Il remet ainsi en cause ses connaissances «D'où le savez-vous?», rabaisse la valeur de son jugement et de sa parole «Qu'est-ce que cela prouve?», et l'on devine bien qu'il continuerait à faire tourner en rond Lucrèce jusqu'à épuisement, un peu comme ce jeu usant qu'on les petits enfants de répondre à une explication par une autre question. L'on imagine aisément une mise en scène qui donnerait à voir le comédien jouant don Alphonse se rapprocher doucement de l'oreille d'une Lucrèce au regard fixe, et lui susurrant ces questions comme le ferait un mauvais ange poussant une personne à la faute. On comprend que le but du duc est de pousser Lucrèce à l'aveu et aux pleurs, à la supplication: à sa dégradation. Ce jeu pervers est interrompu par Gennaro, qui réfute brutalement sa présence chez la dite Fiametta. Il refuse de ce fait le soutient de Lucrèce, permettant ainsi au duc de finaliser son interrogatoire et de poser la question fatidique; cela force Lucrèce à tenter une approche très maladroite visant à faire taire Gennaro, attisant de ce fait la jalousie de Don Alphonse avec son aparté «Elle lui a parlé bas». En effet, le jeune capitaine, sûrement las que la personne qu'il déteste le plus tente de le secourir, met en échec la première tentative de Lucrèce pour lui venir en aide. De plus – il le prouvera ensuite – il n'est pas un homme à cacher la vérité. Don Alphonse, dérangé dans son plaisir, et probablement fâché que son jeu puisse tourner court, va se montrer soudain plus frontalement offensif, faisant taire sa femme en rabaissant encore la valeur de sa parole «votre altesse est mal renseignée» et lui intimant le silence «Laissez-moi l'interroger». Il pose ensuite la question fatidique, scellant de ce fait le sort du jeune capitaine – puisqu'il sait pertinemment qu'il est un homme honnête qui va avouer sa faute –, et, de plus, devant sa maîtresse impuissante et terrifiée. Lucrèce sait tout aussi bien que son mari que le jeune homme va avouer – pourquoi ne le ferait-il pas? La mère n'est plus en mesure de réfléchir, la preuve étant cette très grande maladresse qui la conduit à traverser, complètement éperdue, l'espace pour aller parler à Gennaro, lui donnant l'ordre de mentir quant à sa responsabilité. Ce mouvement peu naturel nous laisse voir une Lucrèce surjouer l'étouffement (interprétable à partir des exclamations répétées de même que «De l'air!», du déplacement à la fenêtre, de la façon subite où ce dérangement la saisit). Cette façon d'exagérer son malaise (malgré tout réel) nous fait comprendre tout de suite que ses tentatives resteront vaines: Lucrèce a perdu d'avance son combat contre don Alphonse. Elle n'est pas convaincante, pas plus d'ailleurs dans sa défense de Gennaro, et détruit ainsi maladroitement les quelques infimes chances qu'elle avait de sauver la situation. Cette ultime tentative de régler l'offense par un mensonge va de plus se retourner doublement contre elle: en effet les deux hommes vont avoir une réaction de rejet vis-à-vis d'elle. Don Alphonse va en effet comprendre ce déplacement dans l'espace comme la preuve indiscutable et tangible de leur relation adultère, murmurant un «Elle lui a parlé bas» comme si c'en était la preuve irréfutable, et comme blessé par cette marque d'amour qu'elle ne peut s'empêcher de manifester inconsciemment et malgré le danger; Gennaro, quant à lui, va agir par contradiction, comme pour s'émanciper de son emprise, assumant pleinement sa culpabilité. L'on devine que l'époux est dévoré par sa possessivité et qu'il boue d'impatience quant à sa revanche, et que Gennaro n'a qu'une hâte: faire valoir son honnêteté. Celle-ci ne va pas se faire attendre longtemps. Gennaro, ignorant totalement Lucrèce – aucune didascalie ne signale qu'il la regarde et il ne répond pas à sa demande de réfuter son crime – va se lancer courageusement dans la tempête conjugale et revendiquer son crime. La demande de Lucrèce semble dégoûter le jeune homme puisqu'il annonce fièrement la philosophie qu'il a reçue des «pêcheurs de Calabre» qui l'ont élevé, affirmant clairement que le mensonge et la parole gratuite ne sont pas tolérées par lui. Il énonce ainsi la maxime qui est devenue sa devise, sa ligne de conduite d'homme: «Fais ce que tu dis, dis ce que tu fais», tout en montrant qu'il sait que la mort l'attend tout de suite après cette déclaration: «avec [cette maxime] on peut risquer souvent sa vie, jamais son honneur». Gennaro est donc clairement un homme pour qui l'honneur importe plus que la vie, un homme vertueux en somme (un héros de la chevalerie et de ses critères), tout le contraire de sa mère qui tente d'échapper au malheur par des stratagèmes obscurs comme l'intimidation ou les caresses hypocrites (qui surviendront à la scène suivante). Gennaro est la figure idéalisée du héros antique; le fait qu'il ait été «trempé tout jeune dans la mer pour [le] rendre fort et hardi» rappelle sans équivoque Achille, héros de la guerre de Troie trempé bébé dans le Styx, le fleuve des Enfers, et ainsi rendu immortel grâce à sa mère Thétis, une nymphe marine (une Néréide; le rapport avec la mer est sauvegardé; il est aussi le fils de Pélée, un roi; ce qui rappelle les origines paternelles de Gennaro). Ainsi, tout comme Lucrèce qui tente d'empêcher en vain son fils de courir à sa mort, Thétis ne parviendra pas à retenir Achille quand bien même elle le préviendra du sort qui l'attend (le célèbre «mourir vieux et anonyme ou jeune et empli de gloire»). La gloire de Gennaro consiste à faire valoir son honneur comme une protection immortelle – de même que le fait de «[balafrer]» le nom d'un monstre, un acte héroïque puisque conduisant à la mort. Il finit donc par avouer, non sans une certaine pointe de défi: «Duc Alphonse, je suis l'homme que vous cherchez», répétant ainsi le «Don Alphonse» du début de sa réplique, construisant de ce fait une boucle ''bouclée'' qui le place en une certaine position de pouvoir, lui permettant de lui montrer qu'il ne craint pas son courroux ducal. La réplique de don Alphonse est sans appel: le jeune homme est perdu. «[Madame], vous avez ma parole de duc couronné [que le coupable ne sortira pas d'ici vivant]», ce qui constitue aussi une boucle ''bouclée'' puisque rappelant la promesse qu'il a faite à son épouse dans la scène précédente. Ainsi, tout est dit, tout est résolu, la pièce pourrait se finir ici même. Cependant Lucrèce reprend le contrôle d'elle même devant cette situation inextricable: elle se rebelle contre la fatalité qu'elle invoquait au début de la scène, refusant de rester sans agir devant le destin qui condamne son enfant. Elle redevient la Lucrèce Borgia forte et pleine d'assurance – on le remarque car il n'y a pas de didascalie nous précisant comme auparavant qu'elle est angoissée ou éperdue – et se dresse contre la tragédie qui est en train de se jouer ici bas. C'est ainsi que cette première ''tragédie du poison'' se résolvera par l'échec du duc – puisque Gennaro boira un contre-poison – et qu'une seconde tragédie se mettra ensuite en branle, comme si le destin, comme dépossédé de sa victime sacrificielle, s'acharnait contre la mère et le fils. Les enfers (incarnés par les litanies morbides des moines) viendront chercher leur Achille après que la fatalité lui ait fait tuer sa mère, crime encore plus atroce que celui de lèse-majesté, faisant ainsi de Gennaro un héros maudit digne d'Oedipe. Don Alphonse enlève donc Gennaro du regard de Lucrèce en l'envoyant dans une salle connexe, illustrant ainsi sa disparition physique – il va mourir – mais aussi symbolique puisque illustrant la distance qui sépare maintenant la mère et son fils (il lui a préféré sa famille et sa morale d'adoption), reniant ainsi sa filiation avec Lucrèce; il lui dira d'ailleurs à un moment «si vous aviez des enfants, ils vous renieraient». Ainsi se clôt la scène 3 de la première partie de l'acte II, moment extrêmement court et intense par conséquent, qui est à considérer comme une scène pivot. Le monstre Lucrèce Borgia perd en effet son pouvoir sur son mari mais aussi sur Gennaro, qui préfère refuser sa protection pourtant vitale dans cette situation où le crime de lèse-majesté conduit nécessairement à la mort. La jouissance d'un mari qui retrouve les pleins pouvoirs de son palais et de sa maison, pouvant enfin se venger des offenses répétées de cette femme qu'il a aimé en la transformant en l'outil de sa propre perte – car c'est seulement elle qui est la cause de cette menace de mort qui pèse sur Gennaro. Cette scène dévoile – jusque dans la scénographie – la violence des jeux de pouvoirs qui consument le couple ducal et les êtres qui les entourent. Ainsi le fils sera finalement sacrifié tout comme ses modèles héroïques, malgré les tentatives désespérées d'une mère pour le protéger et pour lui dire la vérité quant à leur relation. C'est en fait en cela que constitue toute la tragédie de la pièce: l'impossibilité pour un (ancien?) monstre de parler à cœur ouvert, de communiquer et de faire comprendre ses intentions, si bonnes soient-elles. Le soupçon monstrueux accompagne partout Lucrèce comme une ombre dont elle ne saurait se défaire, détruisant ainsi toutes ses chances d'être vraie.
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