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Madame Raquin

Publié le 10/03/2012

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raquin

 

1. Le jour (un jeudi) est déjà différent des autres, puisque c’est celui des « réceptions du jeudi «, où Madame Raquin reçoit quatre personnes (Michaud, son fils Olivier et sa femme, et un collègue de Camille, Grivet). Laurent et déjà désigné comme « un grand gaillard carré des épaules «. Thérèse déteste ces soirées, mais elles plaisent à Camille, ce qui explique qu’il apparaît ici moins passif que dans le chapitre précédemment étudié. La présentation qu’il fait de Laurent est l’occasion d’un dialogue au style direct, où la plupart des répliques sont prononcées par Camille. On a vu que le narrateur a comparé celui-ci à un enfant gâté, et on voit ici le jeune homme tout énervé par cette rencontre qui l’enchante : quatre des cinq répliques au style direct sont des paroles de Camille qui traduisent un enthousiasme puéril.

Il répète quatre fois le prénom de Laurent - qui apparaît neuf fois dans le texte, comme s’il était tout heureux de sa découverte. Deux fois, Camille le désigne par des expressions traduisant une camaraderie complice : « ce monsieur-là «, « ce farceur-là «, complicité exprimée également par « un geste familier «.

Ses exclamations, ses questions, ses répétitions font voir également son enthousiasme : la deuxième réplique de Camille rappelle leur enfance à Vernon, la suivante les circonstances de leurs retrouvailles, qui, quoique banales, émerveillent Camille, et la réplique suivante est un résumé de l’évolution de Laurent depuis que Camille et lui se sont perdus de vue.

On peut penser qu’il éprouve une vive admiration pour Laurent : révélée par l’anaphore de « Laurent «, l’expression de son admiration pour les champs de son père, mais surtout l’éloge de la santé, des études et de la carrière de Laurent : « Lui, il se porte bien « (on sait que Camille se porte mal) « il a étudié « (Camille n’a reçu qu’un enseignement élémentaire). « Il gagne déjà 1.500 francs « (on sait au chapitre III que Camille gagne 100 francs par mois, ce qui représente 1.200 francs par an, alors qu’il est entré aux chemins de fer d’Orléans depuis trois ans). La mention des études de droit et de la peinture en font un homme supérieur, instruit et en quelque sorte auréolé du prestige sulfureux des artistes. Une ébauche mal dégrossie de ce qui pourrait séduire une jeune fille romanesque nourrie de lectures romantiques, mais dont le prestige ne touche pas Thérèse, « placide «.

En fait, comme on a appris dans les chapitres précédents que Camille est profondément égoïste, on devine qu’il saisit les moindres occasions de se donner de l’importance, pour tenter de compenser sa médiocrité. Zola, écrivain réaliste, analyse finement le mécanisme de cette compensation : pour Camille, exhiber Laurent chez lui, c’est un moyen de faire sensation, ce qui explique sans doute sa volubilité. En faisant admirer Laurent, il montre aussi que celui-ci le traite en égal ; la remarque « C’est si vaste, si important, cette administration ! [...] tout fier d’être l’humble rouage d’une grosse machine. « fait bien voir cette volonté de faire rejaillir sur lui un peu du prestige qu’il prodigue à Laurent : comme lui, celui-ci est employé à la gare Orléans, et le compte-rendu de leur rencontre est et l’occasion de souligner l’importance du travail de Camille « vaste « explique pourquoi ils ne se sont pas rencontrés plutôt, mais traduit aussi, comme « important « la fierté naïve de Camille.

D’ailleurs, le « grand gaillard « réagit fort peu à toute cette agitation ; il contraste par son calme : « Il souriait paisiblement «, « répondait d’une voix claire «, avec des « regards calmes et aisés «. Il répond « carrément «, c’est-à-dire avec simplicité. Les autres protagonistes, pendant que Camille parle, sont indifférents, y compris Thérèse, dont le l’air placide est indiqué au début. Quant à Madame Raquin, premier symptôme du vieillissement qui aboutira à la déchéance finale, où elle ne sera plus capable que de voir et d’entendre, elle réagit à retardement, par des banalités : « singulièrement grandi «, banalité entraînant un commentaire ironique du narrateur et qui sont suivies par un bavardage insignifiant qu’il ne juge pas utile de reproduire.

2. C’est à partir du moment où Laurent perd le statut de curiosité ramenée par Camille et où il n’est plus question de son statut social que Thérèse s’intéresse à lui. Le choix du verbe qui le met en pace au début du dernier paragraphe, consacré au regard que Thérèse porte sur lui, est révélateur de ce qui va suivre : Laurent « s’installa « ; on ressent combien sa présence silencieuse s’impose aux yeux de Thérèse bien davantage que l’agitation de son mari. On a déjà vu dans la description du chapitre 1er l’importance de l’œil de Thérèse. Ici, c’est son regard qui se traduit par tout un champ lexical : « regardait «, « vu «, « contemplait «, « arrêta ses regards «, « considérer «, « l’examinait «, « ses yeux «.

Ce qu’elle éprouve se résume dans la formule « Elle n’avait jamais vu un homme «. Cette apparition provoque son étonnement, son « admiration «, sa « curiosité « ; la pudeur que lui a transmise son éducation se volatilise : « elle s’oublia à considérer les grosses mains « ; ce qui l’impressionne, c’est la santé de Laurent, « grand, fort, le visage frais «, « ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière «. C’est aussi sa force : il est « puissant «, avec de « grosses mains «, des « doigts carrés « ; il peut « assommer un bœuf «, il possède « des muscles ronds et développés, tout un corps d’une chair épaisse et ferme. « ; son aspect brutal (« front bas «, « poings énormes «, avec la reprise du mot « poings « à la fin du passage) lui donnent eux-mêmes une apparence animale, qu’on retrouve dedans la comparaison « cou de taureau «. Laurent n’a rien d’un jeune premier romantique.

On observe que le motif du cou apparaît dès ce passage : trois occurrences du mot à partir du moment où le regard de Thérèse s’y arrête. Rappelons qu’il est question souvent de ce cou dans le roman : au chapitre XI (récit et de l’assassinat), Camille, avant d’être noyé, parvient à mordre le cou de Laurent et à en emporter « un morceau de chair «. Ce cou va être un motif récurrent dans le roman, avant le meurtre, où le soleil déjà « mord le cou « de Laurent, et après, quand cette blessure sera la traduction physique de son remords.

Il est manifeste que ces premiers regards de Thérèse sur Laurent n’ont rien de romanesque au sens traditionnel : elle n’éprouve pas d’amour, mais de la curiosité, et un commencement de désir, transcrit de manière  par « de petits frissons «, c’est-à-dire une manifestation exclusivement physique.

L’ensemble constitue une scène de première vue tout à fait atypique : situation proche du  au début, puisqu’on voit le mari qui présente joyeusement à sa femme son futur amant, analyse psychologique plus résolument naturaliste dans le dernier paragraphe, par la description en focalisation interne de la naissance du désir chez Thérèse, dont la sensualité, jusqu’alors totalement anesthésiée, va enfin s’éveiller.

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