Devoir de Philosophie

Montaigne et les miracles

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

montaigne
J'ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu'ils s'étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu'ils eussent pris s'ils eussent vécu leur âge. Car il n'est que de trouver le bout du fil, on en dévide tant qu'on veut. Et y a plus loin de rien à la plus petite chose du monde, qu'il n'y a de celle-là jusques à la plus grande. Or les premiers qui vont sont abreuvés de ce commencement d'étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu'on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. Outre ce, que, « par la tendance innée chez les hommes de grossir à dessein les faux bruits » (Tite-Live) nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu'on nous a prêté sans quelque usure et accession de notre cru. L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique, et, à son tour, après, l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s'étoffant et formant de main en main ; de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la conception d'autrui. MONTAIGNE (Michel Eyquem de), Essais, 1588, III, 11. Coll. « Folio », Gallimard, 1965, pp. 309-310.

Liens utiles