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Paul VALÉRY (1871-1945) : Roman et poème.

Publié le 15/01/2018

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Paul VALÉRY (1871-1945)

Roman et

poème.

Paul Valéry était l'ennemi du genre romanesque. André Breton, dans le premier Manifeste du surréalisme, a rapporté ses propos sur sa volonté de ne jamais consentir à écrire que « la marquise sortit à cinq heures ». Dans ce texte, écrit pour le numéro spécial de la Nouvelle Revue Française du ter janvier 1923 en hommage à Marcel Proust, Paul Valéry entreprend de saisir l'essence du genre romanesque en l'opposant à la poésie.

Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours, le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole, pour nous communiquer une ou plusieurs << vies )> imaginaires, dont il institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les incidents, qu'il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins suffisante.

Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre l'ouïe, la forme de la voix, et l'expression articulée, - le roman veut exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui est notre attente des événements réels : l'art du conteur imite leur bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l'univers du roman, même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l'œil se raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et vient.


L'apparence de << vie >> et de << vérité >>, qui est l'objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l'introduction incessante d'observations, - c'est-à-dire d'éléments reconnaissables, qu'il incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l'existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages ; d'où ces simulacres prennent assez souvent d'étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l'œuvre.

Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes, ni même de composition déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut - et, d'ailleurs, il suffit - que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin, - qui peut être l'illusion d'avoir vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d'individus inventés. Il est remarquable - on le montrerait aisément par l'exemple des romans populaires - qu'un ensemble d'indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une (puisqu'on peut les transformer, une à une, en d'autres d'égale facilité), produise l'intérêt passionné et l'effet de la vie. - Il n'en faut rien conclure contre le roman; mais tout au plus accuser quelque peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines et les autres imaginaires . ..

Le roman peut donc admettre tout ce qu'appelle et admet chaque développement ordonné de notre mémoire quand elle reprend et commente un temps que nous avons vécu : non seulement portraits, paysages, et ce qu'on nomme << psychologie >>, mais encore toute sorte de pensées, allusions à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l'esprit.

C'est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve; on peut les définir l'un et l'autre, par la considération de cette curieuse propriété : q~te tous leurs écarts leur appartiennent.

Mais l'on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.

Au contraire des poèmes, un roman peut être        c'est-à-dire raconté

lui-même; il supporte qu'on en déduise une figure semblable; il contient donc toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l'infini, comme il peut être lu en plusieurs séances . . . Il n'y a d'autres bornes à sa durée et à sa diversité, que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur ; toutes les restrictions qu'on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des déci­sions particulières de l'écrivain.

 

Variété, Pléiade, I, pp. 770-772.

« L' appare nce de et de , qui est l'obj et des calcu ls et des am bitions du romancier, tient à l'introduction incessante d'observ ations, - c'est-à-dire d'éléments reconna issables, qu'il incorpore à son desse in.

Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l'ex istence réelle du lecteur aux feintes existences des personn ages; d'où ces simu lacres prennent assez souvent d'étrang es puissances de vie qui les renden t co mparab les, dans nos pensé es, aux personnes authentiques.

Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les huma ins qui sont e n nous, car notre faculté de vivre impli que celle de faire vivre.

Tant nous leur pr êtons , tant vaut l' œuvre.

Il ne doit point y avoir de différences esse ntielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues.

Ni rythm es, ni sym étrie s, ni figures, ni formes, ni même de composi tion déterminée ne lui sont imposés.

Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut -et, d' ailleurs , il suffit -que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin, -qui peut être l'illusi on d'avoir vécu violemment ou profon dément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d'individus inventés.

Il est remarq uable - on le mo ntrerait aisément par l'exemple des romans po pul aires -qu'un ensemble d'indications toutes insigni fiantes, et comm e nulles une à une (puis qu'on peut les transformer, une à une , en d'autres d'é gale facilité) , pro duise l'intérêt passionné et l'eff et de la vie.

-Il n'en fau t rien conclure contre le roman ; mais tout au plus accuser quelque peu la vie , qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes so nt vaines et les autres imaginaires ...

Le roman peut donc admettre tout ce qu'app elle et adm et chaq ue dé veloppe ment ordonné de notre mémoire quand elle repre nd et comm ente u n temps que nous avons vécu : non seulement portrai ts, pays ages, et ce qu 'on nomme , ma is encore toute sorte de pensé es, allusions à tou tes les connaissances .

Il peut agiter, compulser tout l'espr it.

C' est en quoi le roman se rap pro che forme llemen t du rêve; on peut les défin ir l'u n et l'autre , par la con sidération de cette curieuse propriété : q�te tous leurs écarts leur appartiennent.

Mais l'on associe généra lement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.

Au contraire des poèm es, un roman peut être c' est-à- dire raconté lui-même ; il supporte qu'on en déduise une figure semblable ; il con tient donc toute une part qui peut, à volonté , devenir implicite.

Il peut aussi ê tre traduit , sa ns perte du principa l .

Il peu t être développé intérieurement o u prolon gé à l'in fini, comme il peu t être lu en plusie urs séances ...

Il n'y a d' autres bornes à sa durée et à sa diversi té, que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur ; tou tes les restricti ons qu'on peut lui imposer ne procèden t pas de son essence, mais seulement des intent ions et des déci­ sions particulières de l'écrivain.

Variété, Pléiade, I, pp.

770- 772.. »

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