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Pauvre petit garçon

Publié le 04/10/2014

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Pauvre petit garçon, Dino BIZZATI TEXTE Comme d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du fleuve. Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve. On ne pouvait pas dire non plus de cet enfant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui, l'appelaient Laitue. Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi; il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité. Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'était quand même un fusil ! Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les animaux qui ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui. Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme s'il avait voulu leur dire : « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous? » Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et leur envie. L'un d'eux dit : « Hé ! vous autres !... vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? » Un autre dit: « La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote ! - Il ne joue pas parce qu'il a peur de nous», dit un troisième. Et celui qui avait parlé avant : « Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! » Mme Klara était assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désoeuvré, à côté d'elle, il n'osait pas se risquer dans l' allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse. Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait. « Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail. - Jouer avec qui ? - Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ? - Non, on n'est pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi. - Tu dis cela parce qu'ils t'appellent Laitue ? - Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue ! - Pourtant moi je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. » Mais lui, obstiné : « Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! » Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi. Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et s'étaient mis à rire. Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards. Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible. Mais cette fois lui aussi était venu avec un fusil. C'est alors qu'après avoir tenu conciliabules les autres garçons s'approchèrent : « Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. » Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner. « Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert. Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté. « Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance. - Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine », dit un troisième.'" Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il commença à s'enhardir. Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la guerre ce jour-là. Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une petite allée en pente. Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille. Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage : Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon presque excessive. Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait en pente rapide. Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect. « Hé ! capitaine Dolfi, pars immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es arrivé en bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait jamais... » Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation. « Qu' est-ce  qu' il y a ? demanda-t-il.- Allons, capitaine, à l' attaque ! intima le général.Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie dans le coeur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire. « A l' attaque, les enfants ! » cria t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions normales. Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente. Au même moment un éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle. Il s'étala de tout son long parterre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l' eau. Un de ces projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau. Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes ! « Tiens! Attrape, capitaine Laitue. » Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la fanfare s'estompait au delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. Ce n'était plus qu'un tronçon de métal tordu.  Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne pouvait plus servir à rien. Avec cette douloureuse relique à la main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla retrouver sa maman dans l'allée. « Mon Dieu! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? »Elle ne lui demandait pas ce que les autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. Instinctif dépit de la brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l' humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin? Quelle misérable destinée l' attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin ? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique? Pourquoi était-il toujours si pâle? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres? Pourquoi n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et conduire par le bout du nez? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze, vingt ans. Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine. Mais elle n'y arrivait pas. Elle le voyait  toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes feuilles de papier devant lui, penché sur le banc de l' école, penché sur la table de la maison, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse. Un bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu par la vie. « Oh! le pauvre petit! » s' apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara. Et secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi. Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature fragile, innocente, humiliée, sans défense; le désir désespéré d'un peu de consolation; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir. Pendant un instant - et ce fut la dernière fois -, il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux, qui ne comprenait pas et demandait au monde environnant un peu de bonté. Mais ce ne fut qu'un instant. « Allons, Dolfi, viens te changer! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement, à la maison. Alors le bambin se remit à sangloter à coeur fendre, son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche. « Oh ! ces enfants! quelles histoires ils font pour un rien! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant. Allons, au revoir, madame Hitler! » Pauvre petit garçon, Dino BUZZATI FICHE DE LECTURE Présentation de l'auteur Dino BUZZATI naît en 1906 dans le Frioul, en Italie. Après des études de Droit, il fait ses débuts dans le journalisme, au Corriere della Sera, où il sera correcteur, reporter, puis essayiste, éditeur et critique d'art. C'est avec Barnabo des montagnes (1933) et Le secret du bosco Vecchio (1935) qu'il inaugure sa carrière littéraire. Durant la Seconde Guerre mondiale, Buzzati est affecté comme journaliste correspondant de la Marine Royale italienne. À cette période, son roman Le Désert des Tartares, publié en 1940 en Italie, est un succès littéraire encensé par la critique et le fait accéder à la célébrité. Il épouse ensuite Almeria Antoniazzi en 1964. Un an plus tôt est paru son roman Un Amour, une de ses dernières oeuvres. De son métier de journaliste lui vient l'habitude de chercher des thèmes et des récits de la vie quotidienne et d'en faire ressortir l'aspect insolite, parfois fantastique. Cela se retrouve beaucoup dans ses différentes oeuvres, dans la mesure où ses récits fantastiques sont rédigés dans un style très réaliste. S'il est plus célèbre pour ses romans, le talent de Dino Buzzati ne se limite pourtant pas à ce genre littéraire. Il a également écrit des poésies, des scénarios, des textes pour le théâtre ainsi que des livrets d'opéra. Il décède d'un cancer du pancréas en 1972. Ses angoisses et ses interrogations qui ont marqué la fin de sa vie se retrouvent dans un de ses derniers écrits : Le Régiment part à l'Aube, où il évoque de façon explicite le temps qui passe. Résumé de l'oeuvre Pauvre petit garçon est l'histoire de Dolfi, un jeune garçon de 5 ans, seul, souvent exclus des autres. Il est décrit comme petit, brun, maigrichon, au teint blafard presque vert, à l'inverse des autres garçons de son âge qui sont blonds et forts. Un après-midi, il se rend au jardin public accompagné de sa mère. Avec son nouveau fusil, il regarde de loin les autres jouer à la guerre. A un moment, les autres se décident mystérieusement à l'inviter à jouer, ce qui se révèle en fait être un piège pour l'humilier. Sa mère ne présente aucune compassion envers son fils, et a même une attitude méprisante. A la toute fin, nous découvrons leur identité à travers la réplique d'une dame : « Au revoir Madame Hitler! ». C'est donc dans la dernière ligne que l'histoire gagne un nouveau sens. Analyse C'est une nouvelle de forme classique : dès le titre, le lecteur est prévenu : il va lire le récit d'un jeune garçon qui inspire la pitié. Le récit, raconté à la troisième personne du singulier, respecte les cinq étapes du schéma narratif et s'inscrit dans la banalité et le réel. Néanmoins, le cadre spatio-temporel (où? quand?) n'est pas explicitement référencé. Dans la situation d'énonciation, on découvre une mère et son enfant dans un jardin public, à 3h, un après-midi, probablement en Allemagne vu la consonance du nom de la mère (Karla) On peut observer le point de vue du narrateur, il est omniscient : le narrateur connaît les sentiments et les pensées de Dolfi. Le personnage de Dolfi : c'est un petit garçon, différent des autres notamment à cause de son physique. En effet, le narrateur décrit le petit garçon comme étant inintéressant, « il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité. », il est « pitoyable », « souffreteux », « blafard », il n'a pas d'amis. Les autres le surnomment même « Laitue », en raison de son teint presque vert. En utilisant le registre pathétique (= qui nous fait avoir de la pitié), et un vocabulaire à connotation péjorative (= négative), le narrateur veut donc nous faire avoir de la compassion pour ce petit garçon. La mère, quand à elle, a un comportement très passif. Elle ne se soucie pas vraiment du bien être de son fils : «Elle ne lui demandait pas ce que les autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. » Elle a clairement honte de lui, et ne lui montre pas de marque d'affection particulière. Elle s'interroge aussi sur son avenir, lors d'un passage fait de questionnements  : « Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique ? » ; « Quelle misérable destinée l'attendait ? ». Elle instaure donc la thématique de la destinée, en dressant le portrait, ironique, de son fils dans le futur : elle aurait voulu le voir « en uniforme », « à la tête d'un escadron de cavalerie », mais il restera toujours, selon elle, comme « un pauvre diable, vaincu par la vie. ». Ce portrait est ironique lorsque l'on sait que ce petit garçon est en réalité Hitler. La révélation de cette identité se fait au dernier moment, dans la dernière phrase. Elle constitue la chute de l'histoire, une fin que l'on n'attendait pas, et qui crée un réel effet de surprise chez le lecteur. La fin nous amène à réexaminer l'histoire : nous pouvons alors y trouver des indices laissés par l'auteur sur l'identité d'Hitler : « Dolfi » apparaît comme le diminutif d' « Adolph » ; les garçons blonds sont supérieurs, ce qui rappelle la race aryenne ; à la fin, Dolfi change de comportement : « son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche ». Nous sommes donc en présence d'une double lecture. L'histoire paraît banale, mais après la chute, le récit a une portée historique, puisque le personnage est identifié comme étant une personne réelle mondialement connue. Nous « regrettons » alors d'avoir ressenti de la pitié et de la compassion pour ce petit garçon, lorsque l'on découvre qu'il est la personne la plus détestée de l'histoire. On se sent trompé, manipulé par l'auteur. La nouvelle nous donne l'idée que le petit Dolfi est devenu Adolf Hitler à cause de toute la souffrance du passé, de son enfance .On pourrait penser qu'Hitler a fantasmé dès son enfance sur une espèce dominante: les Allemands «purs», Aryens, blonds et grands, comme ses copains, et une espèce plus fragile que plus tard il a identifié avec les Juifs, qu'il veut détruire. Néanmoins, l'auteur n'excuse en rien ce qu'a fait Hitler. -> Le récit est assez accessible, il se lit facilement, notamment grâce à sa forme simple. Le fond, quant à lui, est très intéressant : par son écriture, l'auteur nous force en quelque sorte à ressentir de la compassion pour un petit garçon, pour qui, lorsqu'on découvre sa véritable identité, nous ressentons de la haine.

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