Devoir de Philosophie

Pax russica en Transcaucasie

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

2 juillet 1993 - Il y a un an, on ne donnait pas cher des Abkhazes, petite minorité de Géorgie repoussée dans ses montagnes par les chars de Tbilissi pour avoir proclamé la souveraineté de sa République autonome. On ne donnait pas cher non plus des Arméniens du Haut-Karabakh, chassés du nord de ce territoire officiellement azerbaïdjanais par les chars de Bakou, et cibles de bombardements aériens sur le reste de leur enclave. Pourtant, fin juillet, la Géorgie et l'Azerbaïdjan ont capitulé, en signant des accords de cessez-le-feu aux conditions pratiquement dictées par les Abkhazes et les Arméniens. Ou plus exactement par les Russes. Ce sont des représentants du ministère des affaires étrangères de Russie qui ont, dans les deux cas, négocié ces accords, évidemment fragiles, comme le montre la précarité de la situation au Haut-Karabakh. Et ce sont les militaires russes qui les ont rendus possibles. Le cas le plus évident est celui des Abkhazes. Ils étaient à peine 100 000, soit 17 % de la population de l'Abkhazie, où vivaient aussi 46 % de Géorgiens. Certes, les autres minorités de cette République autonome (Russes, Arméniens et Grecs) les ont soutenus, de même que des volontaires armés venus du Caucase du Nord, peuplé d'ethnies cousines. Certes, les Abkhazes étaient plus motivés et mieux organisés, comme les Arméniens du Haut-Karabakh. Mais ils n'auraient jamais pu reprendre leur territoire et bombarder durant près d'un an les Géorgiens retranchés dans Soukhoumi, ville balnéaire rendue à l'état de ruines, si les militaires russes ne les avaient soutenus. C'est grâce à des navires et des avions de guerre russes que les " forces abkhazes ", fortement appuyées par un bataillon venu de la " République " autoproclamée des Russophones de Moldavie, ont été sur le point, le mois dernier, de reconquérir Soukhoumi. Le chef d'Etat géorgien Edouard Chevardnadze s'est résigné alors à tenter d'imposer à ses concitoyens un plan de cessez-le-feu et de règlement du conflit. Ce plan comprenait ce qu'il avait refusé pendant un an : un retrait des forces géorgiennes de Soukhoumi, un retour dans cette ville des dirigeants de la rébellion abkhaze et le maintien " provisoire " sur place de l'armée russe, avec des fonctions de force de maintien de la paix. Les Azerbaïdjanais, eux, viennent d'accepter ce qu'ils ont refusé pendant plus de cinq ans : s'asseoir et négocier non plus avec les représentants de la République d'Arménie, mais seulement ceux de la " République " autoproclamée du Haut-Karabakh. Là aussi, ce fut le résultat d'un retournement militaire qui a mis à genoux les forces azerbaïdjanaises. La Russie dément avec plus de vigueur encore que dans le cas de l'Abkhazie avoir aidé les Arméniens contre les Azerbaïdjanais. Or, dans ces conflits où l'équipement et la logistique ont pour source quasi unique ceux qui proviennent de l'armée russe, l'implication de ses militaires est inévitable. Le problème est de savoir à quel niveau. Du bon usage des minorités En mai 1992, la Russie décidait de remettre aux trois nouveaux Etats indépendants de Transcaucasie une partie de l'équipement des divisions ex-soviétiques stationnées en Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. Equipements qui étaient de toute façon déjà pillés par les groupes armés locaux et, plus souvent encore, vendus par les officiers, avec ou sans états d'âme. Les trois Etats eurent leurs chars, mais l'Azerbaïdjan, où étaient déployées des forces aériennes, exigea aussi d'hériter d'une partie de celles-ci et commença en juin ses bombardements aériens meurtriers du Haut-Karabakh, qui ont duré jusqu'en décembre, date à laquelle les systèmes antiaériens fournis aux Arméniens par Moscou commencèrent enfin à être efficaces. Les Arméniens purent alors reconquérir le nord du Haut-Karabakh, puis s'attaquèrent à ses pourtours : la région de Kelbadjar fut prise en avril 1993, " élargissant " le corridor de Latchine à toute la hauteur de l'ex-enclave, désormais solidement amarrée à l'Arménie. Puis ce fut l'offensive sur le verrou d'Agdam, à l'est, qui ouvrait aux forces arméniennes la plaine azerbaïdjanaise s'étendant jusqu'à la Caspienne : les forces azerbaïdjanaises, formées de jeunes recrues non entraînées, fuyaient avec des milliers de civils et Bakou fut contraint, fin juillet, de signer un cessez-le-feu avec les représentants du Haut-Karabakh. Ces offensives sur Kelbadjar et Agdam nécessitaient au moins du carburant que l'Arménie, soumise au blocus azerbaïdjanais et turc - aggravé par le conflit abkhaze qui coupait la dernière voie terrestre la reliant à la Russie, - ne pouvait obtenir que par avions, et en quantités telles qu'un feu vert, au minimum, des autorités russes était nécessaire. Les Arméniens ne nient d'ailleurs pas vraiment l'aide reçue de Moscou et certains font des confidences, par exemple sur les coups de pouce de ses services de renseignements. Ce qui ne signifie pas nécessairement que le Kremlin ait été capable de planifier à l'avance tout le déroulement des opérations. Ni qu'il ait approuvé des actes comme le pillage et les incendies des localités prises par les Arméniens en dehors du Haut-Karabakh et que ces derniers doivent restituer en vertu de résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Mais il reste que les victoires abkhaze et arménienne sur le terrain, favorisées par l'action des militaires russes, entrent tout à fait dans le cadre de ce qu'énoncent maintenant à Moscou les chefs politiques. Contrainte de chercher pour elle-même une structure fédérale, la Russie multi-ethnique préconise en toute logique des solutions semblables pour les nouveaux Etats indépendants qui l'entourent, appelés à se transformer eux aussi en fédérations. En Transcaucasie, il se trouve que ce sont la Géorgie et l'Azerbaïdjan, deux Etats qui ont refusé de faire partie de la CEI, qui ont des problèmes de minorités, auxquels ils n'ont su répondre que par l'escalade militaire. L'Arménie, elle, avait chassé ses derniers Azéris dès 1989, devenant un Etat mononational. Elle avait en outre accueilli avec soulagement l'arrivée au pouvoir à Moscou des démocrates d'Eltsine et devint le plus chaud partisan d'une alliance militaire avec la Russie au sein de la CEI : elle gardait ainsi des troupes russes sur son territoire, notamment pour surveiller sa frontière avec sa vieille ennemie la Turquie, la rivale de la Russie dans ces régions. La ligne de conduite pour Moscou s'imposait alors d'elle-même : en soutenant les Abkhazes contre la Géorgie et les Arméniens contre l'Azerbaïdjan, les Russes faisaient pression sur ces deux Etats pour les ramener dans leur giron. Un premier résultat de ces pressions fut sans doute atteint en juin 1993, quand une révolte armée en Azerbaïdjan chassa le président pro-turc Eltchibey élu un an plus tôt. Son remplaçant Gueïdar Aliev, l'alter ego du Géorgien Chevardnadze, tente de rétablir les relations avec Moscou, sans rompre pour autant avec la Turquie. Une politique d'équilibre qui fait dire avec de plus en plus d'insistance qu'il pourrait être bientôt mis en concurrence avec un autre ancien dirigeant communiste azerbaïdjanais, Ayaz Moutalibov, en exil actuellement à Moscou et qui serait plus malléable... La Géorgie, beaucoup plus dépendante de la Russie que l'Azerbaïdjan qui a du pétrole, n'a, pour sa part, guère le choix de ses alliances, comme le répète tristement M. Chevardnadze depuis son retour au pouvoir à Tbilissi. Soifs de revanche Lorsqu'il y a six mois Boris Eltsine avait lancé un appel aux grandes puissances pour qu'elles cautionnent, voire financent, les interventions des troupes russes dans les anciennes Républiques de l'URSS en tant que " forces de paix régionales " de l'ONU, les réactions ont été indignées. Aujourd'hui, la communauté internationale semble pourtant arrivée à la conclusion qu'elle ne peut qu'acquiescer aux interventions de l'ex-colonisateur dans ses anciennes provinces de Transcaucasie (et plus encore d'Asie centrale, où son enlisement aux côtés de régimes dictatoriaux inquiète moins que le " danger islamiste " ). Le Conseil de sécurité de l'ONU a en effet promis d'envoyer 50 observateurs militaires en Abkhazie pour contrôler le cessez-le-feu le jour où les troupes russes, assorties de quelques unités abkhazes et géorgiennes, arriveront à l'imposer. Une solution calquée sur celle déjà appliquée en Ossétie du Sud, une autre République autonome rebelle de Géorgie où des combats ont eu lieu jusqu'à l'été 1992. Les Géorgiens étaient opposés à cette solution, qui préserve de facto l'indépendance des Ossètes du Sud, mais ils s'étaient inclinés parce que des observateurs militaires de la CSCE étaient venus sur place soutenir le plan russe. Et la Turquie elle-même a approuvé les termes du cessez-le-feu en Ossétie du Sud et en Abkhazie, tout en demandant à participer à d'éventuelles forces de maintien de la paix qui pourraient se déployer en Azerbaïdjan, d'où les dernières troupes russes ont été évacuées fin mai. La partie diplomatique est donc loin d'être terminée. Le maintien des deux cessez-le-feu n'est guère assuré, dans une région qui abrite plus d'un million de réfugiés, des dizaines de milliers de combattants mal contrôlés, des marchands d'armes, toutes les soifs de revanche des vaincus et toujours une armée russe, satisfaite du début de succès de son regain d'activisme. Mais l'intérêt de Moscou est plus que jamais de stabiliser la Transcaucasie, au moment où les troubles reprennent au Caucase du Nord, peuplé en majorité de musulmans et " maillon faible ", avec ses indépendantistes tchétchènes, de l'unité de la Fédération de Russie. Au vu de la façon dont les Russes y ont traité leur " minorité " ingouche, coupable d'être ennemie des Ossètes qui sont des alliés traditionnels de la Russie, les ambitions de Moscou à jouer partout les pacificateurs ne peuvent que continuer à susciter des inquiétudes. SOPHIE SHIHAB Le Monde du 10 août 1993

Liens utiles