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Peut-on n'obéir à aucune loi ?

Publié le 27/04/2012

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Il est évident que la question de l'obéissance aux lois de la nature ne se pose pas puisque nous ne saurions nous en excepter. Au sens propre d'ailleurs, il s'agit moins d'une obéissance consentie que d'une soumission nécessaire. C'est donc eu égard aux lois civiles que l'obéissance fait problème : si l'obéissance vient toujours contraindre nos désirs, la liberté ne consisterait-elle pas justement à désobéir ? En sorte que pour être libre, il faudrait justement n'obéir à aucune loi. Ainsi, et pour peu que nul ne nous observe, si donc nous sommes sûrs de ne pas être pris en flagrant délit, rien ne dit que nous n'enfreindrons pas les lois : non seulement ici l'infraction est possible, mais elle est même souvent désirée. Est-ce à dire alors que nous n'obéissons aux lois que par crainte du châtiment que ces dernières prévoient en cas d'infraction ou, comme on dit, « parce qu'il le faut », calculant qu'il sera moins coûteux de nous y plier plutôt que de prendre le risque d'y contrevenir ? D'un autre côté, si l'obéissance aux lois nous semble une contrainte, peut-on, au nom de la liberté même, s'affranchir de toute obligation et n'obéir à rien ? À supposer qu'elle soit seulement possible, faudrait-il pour autant considérer la désobéissance généralisée comme souhaitable ? Après tout, chacun reconnaîtra, pour peu qu'il prenne la peine d'y réfléchir, qu'obéir aux lois est nécessaire pour que l'ordre règne et avec lui la sécurité de chacun. Pourtant, que des lois soient nécessaires pour régler les conduites humaines et permettre une coexistence pacifique, cela ne signifie nullement que toutes se valent. Aussi, si nous n'obéissons aux lois que parce que nous reconnaissons que notre sécurité – voire notre vie même – en dépend, et avec elle la tranquillité publique, devons-nous obéissance à n'importe quelles lois ? En d'autres termes, même s'il devait s'avérer impossible de n'obéir à aucune loi, faudra-t-il pour autant affirmer qu'il faut se soumettre à toutes ? La question est donc finalement celle de la légitimité du commandement : quelles sont les lois réclamant légitimement de ma part l'obéissance ?

I. La sécurité comme motif de l'obéissance
1. Impossibilité de s'excepter des lois naturelles
Quand je la lâche, la pierre tombe et tombe nécessairement : la nature est régie par des lois universelles et nécessaires qui ne tolèrent donc aucune exception. Comme l'affirme Spinoza, l'homme n'est pas, de ce point de vue, « un empire dans un empire » : il est soumis au même titre que tout le reste à la légalité naturelle. Certes, parce qu'il est un être doué d'intelligence et de raison, capable de progrès et d'invention, l'homme peut aménager la nature par le travail et la technique. Mais ce faisant, il ne se soustrait pas aux lois de la nature : il les met à son service, ce qui est bien différent. C'est la force de gravité qui fait fonctionner l'horloge, ce sont les forces d'attraction atomique qui permettent de produire de l'énergie dans des centrales nucléaires ; bref, grâce à la science et à la technique, l'homme est devenu capable, comme l'affirmait Bacon, de « commander à la nature en lui obéissant », et certes pas de s'en excepter. Les lois de la nature ne sont en effet pas le fruit de conventions humaines, la volonté n'a donc sur elles nulle prise. Nous pouvons tâcher de les connaître et mettre cette connaissance à profit, mais pas les dépasser. Bien différent est le statut des lois civiles, qui sont la conséquence de conventions passées entre les hommes dans une société donnée, qui comme telles peuvent être modifiées, annulées, reprises et surtout qui, en tant que telles, offrent la possibilité de la désobéissance, parce que leurs prescriptions ne sont en rien nécessaires.
2. Raison de l'obéissance aux lois civiles
D'une part donc je peux toujours désobéir aux lois de l'État, et d'autre part l'obéissance ne semble pouvoir se faire qu'au détriment de ma liberté. Pourquoi alors accepterais-je de m'y soumettre ? La première réponse, la plus simple, est celle de Hobbes : à l'état de nature, lorsqu'aucune convention n'a cours, c'est le règne de la seule loi du plus fort. Ma liberté peut bien alors me sembler absolue, mais elle est rien moins que réelle : à l'état de nature, je fais ce que je veux, je suis libre de satisfaire n'importe lequel de mes désirs, tant du moins que je suis le plus fort. Que je tombe sur plus puissant que moi, et libre à lui de me priver de tous mes biens, voire de m'ôter la vie : sans loi pour la garantir, la sécurité de chacun n'est qu'un vain mot. Ainsi s'ouvre à l'état de nature la « guerre de tous contre tous » où la liberté et la sécurité, n'étant garanties par rien, s'avèrent n'être que des illusions. C'est justement la raison pour laquelle les hommes, selon Hobbes, ont décidé de quitter l'état naturel en établissant des conventions : l'institution de lois autres que celle du plus fort marque le passage de l'état de nature à l'état civil, et le but de ces lois est d'abord de garantir la sécurité de chacun. Chacun accepte de voir limitée sa liberté naturelle (celle de faire ce qu'il veut) à condition qu'un tiers terme, l'État, garantisse que tous les autres feront de même : ce que je peux faire, ce n'est plus simplement ma force et mon désir qui en décident, mais la loi et ce qu'elle autorise. Ainsi donc, les hommes savent bien que vouloir n'obéir à aucune loi, c'est en fait risquer le retour à l'état de nature et à la guerre de tous contre tous. Or nul n'y a intérêt, parce que même le plus fort ne l'est jamais assez pour être assuré de l'être toujours : mieux vaut une liberté limitée et une sécurité garantie qu'une liberté absolue mais dont je peux à chaque seconde être privé, puisqu'il suffit alors de rencontrer plus fort que moi pour être privé de mes biens s'il les désire, réduit à l'esclavage s'il le veut, tué si cela lui plaît.
3. La garantie de la sécurité comme raison insuffisante
Pourtant, que des lois soient nécessaires pour régler des conduites humaines et permettre une coexistence pacifique, cela ne signifie nullement que toutes se valent : aussi, si nous n'obéissons aux lois que parce que nous reconnaissons qu'en dépend notre sécurité (voire notre vie même), et avec elle toute la tranquillité publique, devons-nous obéissance à n'importe quelle loi ? Après tout, que la loi établie jointe à la force publique assure bel et bien une telle tranquillité, cela ne préjuge en rien ni de la justice de son contenu, ni de la légitimité de son origine : ainsi, si d'une part elle est imposée aux sujets que nous sommes par l'autorité d'une instance qui n'a d'autre légitimité que sa force et ses moyens de contrainte – ceux de réduire au silence tout contrevenant –, cela sera-t-il pour nous un devoir que de nous y plier ?
II. Obéissance et liberté
1. La contrainte comme négation de la liberté
Il est impossible de n'obéir à aucune loi, parce que ce serait risquer le retour à l'état de nature, et par là même compromettre notre sécurité et notre vie. La raison est bonne, mais est-elle suffisante ? Car enfin, cela ne nous conduit-il pas à affirmer que l'État en fait assez quand il fait régner l'ordre, et donc à nous recommander la soumission à toutes les dictatures, pourvu qu'elles soient assez autoritaires pour faire régner la tranquillité publique ? Comme le disait Rousseau dans le Contrat social, « On vit tranquille dans les cachots ; est-ce assez pour s'y trouver bien ? » Que vaudrait en d'autres termes une loi assurant certes ma sécurité, mais au prix de ma soumission ?
C'est une évidence, il faut que l'État assure la sécurité de chacun, mais cette sécurité ne saurait avoir l'abandon de la liberté par tous comme condition préalable. Car enfin, le contrat que nous propose Hobbes n'est-il pas finalement la prolongation de l'état de nature sous une autre forme ? Je n'accepte en effet de me soumettre à la loi que par la contrainte, parce que l'État est plus puissant que moi, qu'il est le plus fort, et assez fort pour me plier nécessairement à ce qu'il ordonne. Mais du coup, il suffit que la répression se relâche, que la dictature s'adoucisse, que la répression soit moins sanglante, pour que chacun s'excepte d'une obéissance qui ne sera jamais obtenue que par la menace.
2. L'obligation comme fondement de la liberté véritable
Ainsi le contrat proposé par Hobbes ne peut-il obtenir que le contraire de ce qu'il nous avait promis : en fondant l'obéissance sur la contrainte, il n'arrivera jamais à fonder une paix civile durable, si tant est que la révolte menace toujours les dictatures, si féroces soient-elles. La seule solution consiste alors, selon Rousseau, à faire en sorte que l'obéissance soit la conséquence d'une obligation, et non d'une contrainte : si le sujet accepte volontairement de se soumettre aux lois, s'il leur obéit parce qu'il le veut et parce qu'il reconnaît le commandement comme légitime, alors le respect des lois sera fondé sur toute autre chose que la seule force. Or, pour que l'obéissance soit volontaire, il faut qu'elle ne se paye pas du prix de la liberté. Mais alors, comment peut-on demeurer libre tout en obéissant aux lois ? La réponse rousseauiste est simple : si le peuple est également souverain, s'il décide des lois auxquelles il obéit, alors en s'y soumettant il ne se soumet qu'à lui-même ; et ne se soumettre qu'à soi-même, c'est demeurer parfaitement libre.
3. Obligation et obéissance
Lorsque le peuple est l'auteur de la loi à laquelle il obéit, celui qui s'en excepte entre en fait en contradiction avec lui-même : il veut bénéficier des droits du citoyen sans s'acquitter des devoirs du sujet, il veut profiter de la protection de la loi lorsque cela l'arrange et s'en excepter lorsqu'elle contredit ses intérêts particuliers. Le hors-la-loi accepte que l'État garantisse sa personne et ses biens contre les désirs des autres, mais veut que les autres ne soient pas protégés de sa propre rapacité par ces mêmes lois : en ceci, le désir parle plus fort en lui que la raison. Quand le peuple est souverain (quand il est l'auteur des lois), celui qui n'accepte pas l'obéissance à la loi qu'il a pourtant votée atteste en fait du peu de valeur qu'il attache à sa propre liberté : il est incapable de maîtriser ses appétits, alors même qu'il n'en décide pas. Car enfin, c'est la liberté naturelle qui est une illusion : lorsque je crois que je suis libre quand je fais ce que je veux, j'oublie que je ne décide pas de mes désirs. Ce n'est pas moi qui décide d'aimer les petits pois et de détester les épinards : pour preuve, il n'est pas en mon pouvoir, par un simple effort de volonté, de changer mes goûts et mes appétits. N'obéir à aucune loi, c'est au fond se montrer l'esclave du désir lui-même ; et qui pourrait y consentir ?

Comme l'affirmait encore Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage, l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Quand la loi est l'expression de la volonté générale et non des intérêts particuliers du plus grand nombre, quand elle défend le bien commun, il est raisonnable et juste de m'y soumettre, même si cela vient contredire mes intérêts particuliers. Celui qui fait de la désobéissance une règle, celui qui refuse de se soumettre à aucune loi, mécomprend donc le sens de la liberté véritable. C'est pourquoi « quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre ».

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