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Peut-On Tout Dire ?

Publié le 18/01/2011

Extrait du document

La question du langage est de l’ordre du rapport entre l’homme et la nature. Car, même s’il nécessite un cadre de vie en société à son développement, il n’est aucune société humaine qui en soit totalement absente. De plus, il est une spécificité de l’homme. Mais si, comme nous le verrons, certaines catégories d’humains ne saisissent pas tout son pouvoir, une grande partie en use avec plus ou moins d’intérêt et plus ou moins de maîtrise : j’ai du  pouvoir, de l’influence grâce à ma capacité de langage, je suis ouvert à faire le bien ou le mal grâce à elle. Conscient de ce pouvoir, j’ai donc la responsabilité de la façon dont  j’en use. Alors, sachant que l’homme peut  faire tant le bien que le mal par cette capacité-là (et de plus qu’il le sait) peut-il tout dire ? Peut-on tout dire ? Peut-on permettre à cette manifestation de la pensée de n’avoir aucune limite ? Au prime abord, il semblerait  que certaines conventions, certains usages, ou même la volonté de ne pas blesser ou de ne pas heurter  autrui  amène à dire que l’on ne peut pas tout dire. Et pourtant, le problème soulève ici un doute : c’est vrai, ne pourrait-on pas penser que les conventions ne sont pas une raison suffisante pour taire la Parole d’un Homme, la pensée de quelqu‘un ? Le premier volet de notre étude sera consacré à montrer que l’homme est un être de société, faite inévitablement de règles, et qu’il ne peut donc pas de fait tout dire. Ensuite, nous verrons quelles sont les limites de cet argument de la vie en société pour montrer quand sacrifiant  les conventions, les convenances, certains y parviennent  et que certaines catégories d’humains peuvent  tout se dire et donc tout dire.

 

En tout premier lieu, tentons de préciser la signification des termes de façon succincte, ainsi que les conditions tout-à-fait nécessaires au langage : en effet, au-delà de tout dire ou de ne pas tout dire, il « faut dire «. Et donc, quelles sont les nécessités absolues du langage ? Le linguiste Roman Jakobson  aura su éclairer cette question. Il apparaît que le langage a d’irréductibles caractéristiques : premièrement, il faut un émetteur, quelqu’un qui va délivrer le message. Si l’on considère que la pensée précède l’action, il est donc tout d’abord nécessaire avant de délivrer le message que l’émetteur forme et conceptualise sa pensée en son esprit. Ensuite, il fait de cette pensée formée dans son esprit un message, c’est l’information à transmettre. Il faut aussi un interlocuteur,  qui va recueillir le message. Enfin, il faut un code commun aux deux parties, pour que le message soit compris par celui qui le reçoit. 

 

A partir de ceci, on peut d’ores et déjà montrer qu’il n’est pas possible de tout dire : pour raison sociale et sociétaire d’abord. On a vu que pour développer du langage, il faut être élevé en société humaine. Or, un Homme qui ne le serait pas serait donc incapable de langage, donc de tout dire, puisqu’incapable de dire quoi que ce soit. Ce qui nous amène à une autre caractéristique du langage : c’est l’apprentissage. Il faut apprendre pour être capable de langage. Or, un homme coupé de cet apprentissage (celui au sein d’une société humaine) qui serait élevé dans une autre société qu’humaine, animale par exemple, serait incapable de langage, donc de tout dire. 

Maintenant, après avoir dénoté la raison sociale et sociétaire, voyons qu’il peut y avoir d’autres raisons pour ne pas tout dire. On pourrait  invoquer l’impossibilité technique : Socrate dit : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas. « Il montre, par cette habile formule que nous ne connaissons ni ne savons pas tout. Dans cette méconnaissance il y a aussi celle des mots. Nonobstant que je comprenne le langage, certains mots me sont inconnus. Alors, je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. Donc, je ne sais ni les manier ni les utiliser pour exprimer une idée qui se rapporterait à eux. Bien que je comprenne le Français, si le mot « buste « m’est inconnu, je ne peux donc pas expliquer ce que « buste « veut dire. Par conséquent si ; dans un propos, je le repère, je ne saurai pas de quoi il s’agit dans le propos et ne saurai pas utiliser le mot « buste « dans un propos ; je ne saurai pas non plus développer un propos qui parle de « buste «. Cet exemple montre une chose : c’est que dans cette situation tout-à-fait courante, il est donc impossible de tout dire absolument.

Il peut aussi y avoir un défaut de compréhension entre les locuteurs, qui se rapprocherait du « mal dire « : si je ne suis pas toujours capable d’exprimer clairement ce que je veux dire, même si je peux tout dire, je ne peux pas tout dire clairement, compréhensiblement. Et, quand bien même je le pourrai, autrui peut ne pas comprendre le message ou mal le comprendre. Si l’Homme est par essence un être enclin au langage, c’est bien sa transmission qui le valide. Si le message n’est pas transmis, cela peut parfois revenir à n’avoir rien dit du tout. Or, comme je ne peux pas contrôler la compréhension de l’autre, puisqu’il n’y a pas d’intersubjectivité entre les consciences, je ne peux donc pas avoir l’assurance que le message est passé. Et cela revient à ne pas avoir d’assurance du tout  sur ma capacité à tout dire, et à ce que je puisse tout dire. 

D’autre part, certains propos sont interdits dans certaines sociétés, ils sont défendus, et qu’ils soient écrits, oraux, ou tus ; ils sont de l’ordre de l’artificiel, inventés par l’homme. C’est aussi dans ces « lois des hommes « que réside le fait que l’on ne puisse pas tout dire. Nous appellerons ces lois les « conventions et convenances des hommes «. La diplomatie, science étrange au problème paradoxal de ne pas blesser,  basée sur la modération des propos trop forts à son locuteur (et c’est d’ailleurs une raison étrange, car, puisqu’il n’y a pas d’intersubjectivité entre les consciences comment pourrait-on savoir ce qui blesse l’autre…). La morale,  normes et convenances liées à une époque ou à un temps interdisent certains propos jugés inadéquats ou malséants. On pourrait aussi voir la religion, certains dogmes ou certaines obédiences comme des obstacles au fait de pouvoir tout dire puisqu’ils interdisent et parfois condamnent certains propos jugés antireligieux, irréligieux, contre-religieux ou blasphématoires. Il y a aussi la censure, manière de contrôler, de réguler ou d’interdire une parole, qui fait barrage à la possibilité de tout dire. Certains philosophes en ont fait d’ailleurs les frais, tels que Voltaire avec son Traité sur la tolérance, Sade avec Les crimes de l’amour, ou Crébillon avec ses contes érotiques. L’autocensure qui, émanant d’un désir de ne pas heurter ou de ne pas blesser l’autre, fait que l’on se tait sur certains sujets. Cette convention peut rejoindre la politesse, et toutes les conventions sociales qui donnent une forme bien définie à la façon de s’adresser à autrui, qui par son état de convention ne peut être remise en question ni être forcément sincère.

Nous avons pu le voir, il semble que tout dire soit bien difficile à la vue de toutes les chimères auxquelles on s’expose à vouloir le faire. Que ces contraintes soient physiques, physiologiques, morales, sociales, sociétaires de convention ou de convenance, il semble avérer de l’impossibilité de tout dire.

 

Si nous avons pu voir que de nombreuses raisons tendent à montrer qu’il n’est pas possible de tout dire, le problème soulève tout de même un doute : il est bien envisageable que les raisons invoquées fussent  trop fragiles pour constituer une preuve  tangible et solide. La convention est elle vraiment une raison suffisante pour taire la parole d’un homme ?  Sachant que la convention, de facto est artificielle, je veux dire qui ne dépend des faits de la nature elle n’est donc pas irréductible ni même indispensable. Alors, nous pouvons dire que la convention n’est pas suffisant e pour ne pas tout dire. En mettant de côté l’impossibilité physique des muets, qui d’ailleurs ont conçus un autre langage qu’oral  pour exprimer leurs pensées, peut-on réellement tout dire ? Si l’on abandonne tout protocole ou hiérarchie qui ralentissent les rapports authentiques qui ne seraient que plus freinés par ses conventions, peut-on tout dire. Si, effectivement, on accepte de passer par la franchise absolue, en éradiquant toutes les conventions et toutes les convenances, on pourrait  envisager un rapport  autre, ou l’on pourrait  tout dire effectivement. De la même façon que Jean Paul Sartre reniant et refusant  toute autre relation qu’une « relation authentique, à la vue de l’importance capitale de l’honnêteté dans le rapport  à autrui. «, lui qui avait « la haine de l’hypocrisie «, fut précédé par Platon qui dans Gorgias, décrit la façon dont Socrate voulait qu’on lui parlât : «  Si toi, tu m’assures que tu es comme moi, Discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-là « Ce que Socrate pourrait  entendre par là c’est la « vrai discussion «, celle où l’argument peut  être réfuté sans mal, et où l’on accepte d’être réfuté. N’est-ce pas là un rapport  et une discussion honnête ? où l’on accepte de tout dire, et d’entendre  autrui tout dire sans autre règle que la quête du Vrai, ensemble ? Mais cette franchise a un coût. Il faut dans ce cadre non pas des règles superflues  mais  des conditions incompressibles.  Appelons les « les coûts «. Il est nécessaire que cette relation authentique  soit motivée par la recherche de la sagesse et de la vérité.  Cette franchise ne peut pas être gratuite, car pour un individu encore dans les convenances, déshabitué à cette honnêteté, elle pourrait être prise pour de l’agression ou de l’hostilité. L’autre Coût serait, certes quelque peu formel : il serait de l’ordre de la prévention. Avant de m’engager dans l’honnêteté, je dois prévenir celui qui m’écoute que je vais le faire,  pour que mon intention ne soit pas mal comprise. Dans Caligula d’Albert Camus dans le scène VI de l’acte III Caligula demande à Cherea : « crois tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales peuvent, (…) se parler de tout leur cœur, comme s’ils étaient nus l’un devant l’autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont  ils vivent ? - Je pense que cela est possible «. Albert Camus montre ici une méthode qui pourrait  permettre d’accéder à l’honnêteté réciproque qui permet de tout dire. 

Il existe une autre possibilité pour tout dire. Certaines catégories d’humains sont  à la fois capables de connaître des notions fondamentales de l’Etre, tout en étant capables de tout dire : nous voulons parler ici des enfants. Dans sa pièce Peter et Wendy, James Barrie crée un personnage, l’Enfant Perdu symbole de l’enfant honnête : il dit tout, et peut tout se faire dire. Il dit les choses comme il les pense, et il est en joie quand on le corrige ou quand on le réfute, car il peut alors affiner ses connaissances. Il peut parler librement  et tout dire à Peter, le Chef Pan (qui lui-même accepte de tout dire). Qu’on donc les enfants, ou plus précisément  que n’ont-ils pas qui les  empêcheraient  de tout dire ? Ne pourrait-on pas penser qu’ils  n’éprouvent pas de rancœur ? Si l’on croit en voir, il y a deux bonnes raisons pour ce cela n’en soit pas : il n’y a aucun moyen de savoir avec assurance s’il s’agit bien de rancœur, puisqu’il n’y  a pas d’intersubjectivité entre les consciences. Ensuite, si l’on croit en voir c’est parce que l’enfant agit par imitation : il marche car il voit les hommes marcher. Preuve en est faite que cela n’est pas naturel, je veux dire dans sa nature, puisqu’un enfant élevé chez les singes marche et se déplace comme un singe. Non, l’enfant n’est pas sujet à ce que Sartre nomme « les négatités «, ces rancœurs, ses espoirs, ses idées faites qui sont un frein sentimental  à la franchise. Mais, s’il parvient à les surpasser, et n’avoir de but que la vérité, alors oui l’on peut tout dire.

 

Comme nous avons pu le constater, la question reste, même après réflexion aussi épineuse, et le sujet ne sera pas, assurément  résolu ici. Si nous pouvons tout dire, c’est dans un cadre consenti, qui n’accepte pas de règle, de protocole superflu, et qui a un coût : celui de la quête de la vérité et de la sagesse, recherche récurrente et éternelle. Mais nous pourrions conclure en évoquant une dernière chose : si l’on voit la convenance et la convention comme modulables, puisqu’artificielles, comme un frein au modèle de relation authentique Sartrien, ne peut-on pas dire que certaines époques, certaines périodes  seraient  plus propices à une plus grande franchise ? Sous l’antiquité où d’ailleurs la pièce de Camus précédemment citée tire sa source, était une période où la philosophie, les arts et la raison avaient la plus grande place dans toute l’histoire. Ne peut-on donc pas en conclure que les conventions actuelles sont  plus étroites que celles de l’antiquité ou serait ce pas un exemple pour montrer justement, que, si l’on peut  tout dire l’on ne peut pas le faire n’importe comment et n’importe quand ?...