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Pirandello, les Géants de la montagne (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Pirandello, les Géants de la montagne (extrait). La dernière pièce de Pirandello -- restée inachevée --, oppose deux conceptions de l'art au travers de la rencontre d'une troupe de comédiens ambulants avec les habitants d'un pays inconnu, riches et barbares, maîtres de la nature. Ces « Géants de la montagne « qui s'offrent la représentation de la Fable du fils substitué, comme un dernier verre après un banquet, ne savent pas en reconnaître les valeurs spirituelles et, lassés de tant de « grandiloquence sentimentale «, mettent fin au spectacle en écrasant ses comédiens. Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello (acte III) COTRONE : Il est clair que vous ne pouvez avoir de secrets pour personne, même quand vous rêvez. Et puis, j'expliquais à la comtesse que c'est là aussi une prérogative de notre villa. Sous la lune, tout commence toujours à se muer en songe sur la terre, comme si la vie s'en allait et qu'il en restait dans le souvenir un fantôme mélancolique. Alors sortent les songes, et les passionnés prennent parfois la résolution de se passer une corde autour du cou et de se pendre à un arbre imaginaire. Mon cher jeune homme, chacun de nous parle et, après avoir parlé, nous reconnaissons presque toujours que ç'a été en pure perte ; et nous retournons, déçus, en nous-mêmes, comme un chien retourne la nuit dans sa niche après avoir aboyé après une ombre. SPIZZI : Non ! C'est la malédiction des paroles que je prononce sans cesse depuis deux ans avec le sentiment que leur auteur y a mis ! ILSE : Mais c'est à une mère que s'adressent ces paroles ! SPIZZI : Merci bien ! Je le sais ! Mais celui qui les a écrites les a écrites pour toi, et il ne te considérait sûrement pas comme une mère ! COTRONE : Madame et messieurs, à propos de la responsabilité qu'il est en train d'imputer aux paroles de son rôle, voici ce que j'ai à dire : l'aube est proche et je vous ai promis hier soir que je vous communiquerais l'idée qui m'est venue pour vous, quant à savoir où vous pourriez aller jouer votre Fable du fils substitué, du moins si vous ne voulez vraiment pas rester avec nous. Sachez donc qu'on célèbre aujourd'hui, avec une fête de mariage colossale, l'union des deux familles dites des géants de la montagne. LE COMTE, étant de petite taille et, de ce fait, perdant contenance, lève un bras : Des géants ? COTRONE : Pas des géants à proprement parler, monsieur le comte ; on les appelle ainsi parce que ce sont des gens de haute taille, au corps puissant, qui demeurent sur la montagne proche de nous. Je vous propose de vous présenter à eux. Nous vous accompagnerons. Il faudra savoir les prendre. L'oeuvre à laquelle ils se sont attelés là-haut, l'emploi continuel de la force, le courage qu'ils ont dû se forger contre tous les dangers et tous les risques d'une prodigieuse entreprise, fouilles et fondations, dérivations par des bassins de montagne, fabriques, routes, culture du sol, tout cela n'a pas seulement développé leurs muscles dans d'énormes proportions, mais leur a donné aussi, par effet de nature, des têtes dures et un caractère un peu bestial. Mais, enflés de fierté qu'ils sont par leur victoire, ils offrent de ce fait même un côté par où les prendre : c'est l'orgueil. Lorsqu'on le flatte comme il faut, il s'amollit vite et devient malléable. Remettez-vousen à moi pour ça. Et vous, en attendant, pensez à ce qui vous concerne. Pour moi, vous conduire dans la montagne aux noces d'Uma de Dòrnio et de Lopardo d'Arcifa, ce n'est rien ; nous demanderons même une grosse somme, car plus grosse nous la demanderons, plus notre offre aura d'importance à leurs yeux. Mais pour le moment c'est un autre problème qu'il faut résoudre : comment ferez-vous pour représenter la Fable ? SPIZZI : Les géants n'ont pas un théâtre là-haut ? COTRONE : Il ne s'agit pas du théâtre. Un théâtre, on a vite fait de le dresser n'importe où. Je pense à la pièce que vous voulez représenter. J'ai lu toute la nuit avec mes amis, jusqu'à une heure récente, votre Fable du fils substitué. Eh bien ! je peux dire, monsieur le comte, qu'il faut un beau courage pour soutenir que vous avez tout ce que l'oeuvre réclame et que vous n'en laissez rien de côté : vous êtes à peine huit, et c'est toute une foule qu'il faut pour la jouer. LE COMTE : Oui, il nous manque la figuration. COTRONE : La figuration ? Il s'agit bien de ça ! Tout le monde y parle ! LE COMTE : Pour les personnages principaux nous sommes autant qu'il faut. COTRONE : La difficulté ne réside pas dans les personnages principaux. Ce qui importe par-dessus tout, c'est la magie : c'est de créer, je veux dire, la force d'attraction de la fable. ILSE : Ça, c'est vrai. COTRONE : Et comment ferez-vous pour la créer ? Il vous manque tout ! Une oeuvre chorale... Désormais je m'explique parfaitement, monsieur le comte, comment vous y avez laissé tout votre patrimoine. En lisant la pièce, je me suis senti transporté. Elle est vraiment faite, comtesse, pour vivre ici, parmi nous qui croyons à la réalité des fantômes plus qu'à celle des corps. LE COMTE, désignant les pantins sur les chaises : Nous avons déjà vu ces pantins préparés, là... COTRONE : Ah ! oui ? Déjà ? Ils ont fait vite. Je n'en savais rien. LE COMTE, abasourdi : Comment, vous ne le saviez pas ? Ce n'est pas vous qui les avez préparés ? COTRONE : Mais non. Mais c'est tout simple. Au fur et à mesure que je lisais là-haut, eux se préparaient tout seuls ici. ILSE : Tout seuls ? Et comment ? COTRONE : Je vous ai bien dit, madame et messieurs, que la villa est habitée par les esprits. Je ne vous l'ai pas dit par plaisanterie. Nous, ici, nous ne nous étonnons plus de rien. L'orgueil humain, permettez-moi de le dire, est véritablement imbécile. Monsieur le comte, sur la terre vivent d'une vie naturelle d'autres êtres, que nous autres humains nous ne pouvons pas percevoir quand nous sommes dans notre état normal ; mais ce n'est que par défaut de notre part, le défaut de nos cinq sens au pouvoir si étroitement limité. Or, voilà que parfois, dans des conditions anormales, ces êtres se révèlent à nous et nous remplissent d'effroi. Pardi, nous n'en avions pas supposé l'existence ! Ce sont des habitants non humains de la terre, mes bons amis, des esprits de la nature, de toute espèce, qui vivent parmi nous, invisibles, dans les rochers et dans les bois, dans l'air, dans l'eau, dans le feu. Les Anciens le savaient bien, et le peuple l'a toujours su. Et nous le savons bien nous, ici, qui sommes souvent en compétition avec eux et qui souvent remportons sur eux la victoire en les forçant à conférer à nos prodiges, avec leur concours, un sens qu'ils ignorent ou dont ils ne se soucient pas. Comtesse, si vous voyez encore la vie au-dedans des limites du naturel et du possible, je vous préviens que vous ne comprendrez jamais rien ici. Nous sommes, par la grâce de Dieu, en dehors de ces limites. Il nous suffit d'imaginer, et les images deviennent aussitôt vivantes, d'elles-mêmes. Il suffit qu'une chose soit bien vivante en nous et elle se représente d'elle-même par la force spontanée de sa propre vie. C'est le libre avènement de toute naissance nécessaire. Tout au plus facilitons-nous cette naissance par quelque expédient. Tenez, par exemple, les pantins qui sont là : si l'esprit des personnages qu'ils figurent s'incorpore en eux, vous verrez ces pantins bouger et parler. Et le vrai miracle, ce ne sera jamais, croyez-le, la représentation : ce sera toujours l'imagination du poète chez qui ces personnages sont nés vivants, si vivants que vous pouvez les voir même s'ils ne sont pas présents avec leur corps. Les traduire sur scène en une réalité factice, c'est ce qu'on fait communément dans les théâtres. C'est votre office. SPIZZI : Alors vous nous mettez à égalité avec vos pantins ? COTRONE : Non, pas à égalité, excusez-moi : un peu au-dessous, mon ami. SPIZZI : Encore au-dessous ? COTRONE : Je vous demande pardon, mais si dans ces pantins s'incorpore l'esprit des personnages, au point de les faire bouger et parler ? SPIZZI : Je serais curieux de voir ce miracle ! Source : Pirandello (Luigi), les Géants de la montagne, in Théâtre complet, trad. par Paul Renucci, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1985. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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« COTRONE : Je vous demande pardon, mais si dans ces pantins s’incorpore l’esprit des personnages, au point de les faire bouger et parler ? SPIZZI : Je serais curieux de voir ce miracle ! Source : Pirandello (Luigi), les Géants de la montagne, in Théâtre complet, trad.

par Paul Renucci, Paris, Gallimard, coll.

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