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Poe, Histoires extraordinaires (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Poe, Histoires extraordinaires (extrait). Traduites peu après la mort de son auteur par Baudelaire et présentées au public sous le titre d'Histoires extraordinaires, ces nouvelles ont valu à Edgar Poe une reconnaissance mondiale et inépuisable. Sous le savant mélange de réel et d'imaginaire, faisant place belle au mystère -- maître-mot du recueil -- qui les caractérise, toutes laissent apparaître la conscience inquiète de l'existence qui habite l'auteur, comme toute l'Amérique, rêvant d'évasion et d'irréel. Dans « Ligeia «, où les yeux d'une morte revivent dans le corps d'une autre femme, Poe exprime sa fascination pour la puissance de la volonté humaine. Histoires extraordinaires d'Edgar Poe (« Ligeia «) [...] Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'où j'avais été arraché si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia. Une heure s'écoula ainsi quand -- était-ce, grand Dieu ! possible ? -- j'eus de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la région du lit. J'écoutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de nouveau, c'était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis, -- je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là l'avait dominé. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma raison s'enfuyait ; et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m'imposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge : une chaleur sensible pénétrait tout le corps ; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du coeur. Ma femme vivait ; et avec un redoublement d'ardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et j'usai de tous les procédés que l'expérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, l'expression de mort revint aux lèvres et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours. Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia, -- et de nouveau -- s'étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes ? -- de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit d'ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit ? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusqu'au petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation : que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable, que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps ? Je me hâte d'en finir. La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau, -- et cette fois-ci, plus énergiquement que jamais, quoique se réveillant d'une mort plus effrayante et plus irréparable. J'avais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement, et je restais cloué sur l'ottomane, désespérément englouti dans un tourbillon d'émotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et maintenant plus activement qu'il n'avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, -- les membres se relâchaient, -- et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j'aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n'acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit, -- et vacillant, -- d'un pas faible, -- les yeux fermés, -- à la manière d'une personne égarée dans un rêve, -- l'être qui était enveloppé du suaire s'avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre. Je ne tremblai pas, -- je ne bougeai pas, -- car une foule de pensées inexprimables, causées par l'air, la stature, l'allure du fantôme, se ruèrent à l'improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent -- me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'était dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que j'avais en face de moi ? cela pouvait-il être vraiment Rowena -- lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus ? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je ? -- Le lourd bandeau oppressait la bouche ; -- pourquoi donc cela n'eût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine ? -- Et les joues ? -- oui, c'étaient bien là les roses du midi de sa vie ; -- oui, ce pouvaient être les belles joues de la vivante lady de Tremaine. -- Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien ? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? Quel inexprimable délire s'empara de moi à cette idée ! D'un bond j'étais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l'horrible suaire qui l'enveloppait ; et alors déborda dans l'atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux. -- Enfin, les voilà donc ! criai-je d'une voix retentissante ; pourrais-je jamais m'y tromper ? -- Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, -- de Lady, de Lady Ligeia. Source : Poe (Edgar Allan), Histoires extraordinaires, trad. par Charles Baudelaire, Paris, Livre de Poche, 1972. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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