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Poésie & Expression De Sentiments

Publié le 25/09/2010

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Le stéréotype que l’on a généralement du poète est celui d’un être éthéré, romantique et exalté, chantant son amour ou sa plainte au sommet d’une falaise ou au bord d’un lac, comme Lamartine. Mais la poésie est-elle surtout destinée à l’expression de sentiments ? Cette question amène à s’interroger sur les fonctions intrinsèques de la poésie : ce à quoi elle est “destinée”, ce à quoi doivent servir ses caractéristiques formelles (rimes, strophes, sonorités, rythme, images…). Qui dit “expression des sentiments” dit lyrisme : la poésie est-elle lyrique par essence ? ou ce genre peut-il avoir d’autres buts ? Existe-t-il des poèmes qui ne soient pas lyriques ? Si la poésie semble particulièrement bien adapté à l’expression de sentiments, on lui connaît d’autres fonctions, même si les sentiments des lecteurs semblent, en définitive, toujours suscités ?

 

I/ la fonction première de la poésie semble être l’expression de sentiments

 

1°) C’est une fonction traditionnelle : poésie lyrique

 - figure du poète par excellence dans l’Antiquité grecque = Orphée, dont le chant calmait les bêtes sauvages et pouvait faire pleurer les plus insensibles

 - abondance des poèmes lyriques (on connaît surtout des poèmes lyriques : « Demain dès l’aube « de Victor Hugo, « je vis, je meurs… « de Louise Labé, « Spleen « de Baudelaire, etc.)

 - Variété des sentiments exprimés, avec de grands “classiques” : l’amour (avec des recueils entiers consacrés à ce sentiments : Amours de Chénier, Amour d’Elsa de louis Aragon, Les Amours de Ronsard…), la mélancolie, le spleen…

 

2°) La poésie = genre privilégié pour déclarer son amour

 - Lyrisme = marque de la 1ère personne + sentiments => souvent énonciation précise (« A Fanny « de Chénier : le poète s’adresse à la femme aimée, idem pour Aragon dans « Le rendez-vous perpétuel «, anaphore de « c’est toi «)

 - Souvent, aspect autobiographique, le poète puise dans son expérience réelle, et poème qui est moyen de séduire (par exemple Corneille dans Marquise explique à cette jeune femme pourquoi elle doit l’aimer…) ou déclarer l’intensité de son amour (Aragon s’adresse à sa femme Elsa Triolet dans « Rendez-vous perpétuel «)

 - Mais ce qui est intéressant c’est que cette fonction de la poésie est à ce point ancrée dans la tradition, que de nombreux poèmes amoureux ne sont pas “authentiquement” adressés à une femme aimée, sans que leur valeur poétique en soit diminuée (ex : Ronsard, Sonnets pour Hélène : poèmes commandés par la reine pour consoler une de ses suivantes) : l’amour semble bien le sujet le plus naturellement choisi pour faire de la poésie.

 

3°) La poésie est particulièrement adaptée à l’expression de sentiments

 - Permet de mettre des mots sur des sentiments indicibles comme le spleen (création verbale de Baudelaire, d’ailleurs), la mélancolie, la dualité joie/tristesse de l’amour : exprimés par Baudelaire, Verlaine, Aragon…

 - Grâce aux procédés poétiques : les métaphores (pour Aragon, dans « Le rendez-vous perpétuel « : « pour moi toute porte / ne soit que ton passage «, pour Baudelaire dans « Causerie «, son « cœur est un palais flétri «) ; les sonorités (Verlaine exprime la mélancolie dans « Chanson d’automne « avec les assonances « Les sanglots longs / Des violons / De l’automne «) ; les anaphores (permettent à Aragon dans « Le rendez-vous perpétuel « de montrer l’intensité de l’obsession amoureuse)… Les procédés d’opposition dans « A Fanny « d’André Chénier permettent de montrer que l’amour est synonyme de joie mais aussi de peine (rime « absence / présence «) ; la forme du sonnet inversé permet à Tristan Corbière de dire sa marginalité dans « Le Crapaud «

 

   On voit donc comment, par tradition et par les moyens d’écriture qu’elle met en jeu, la poésie semble avant tout destinée à l’expression de sentiments, et notamment des sentiments du poète. Cependant, ce serait là ignorer ou exclure du genre poétique un grand nombre de poèmes qui utilisent la poésie à d’autres fins. La poésie peut, en effet, avoir d’autres fonctions.

 

   En effet, la poésie a parfois pour objectif de révéler des problèmes de société, de dénoncer des injustices, d’en accuser les responsables : en un mot, la poésie peut-être engagée. Certains poètes s’intéressent au monde qui les entourent, et les procédés d’expressivité de la poésie permettent de donner de la force aux dénonciations comme aux sentiments : dans « Mélancholia «, la métaphore utilisée par Victor Hugo pour comparer les machines à des monstres dévorant les enfants que l’on fait travailler dans les usines est efficace. Dans « Le Dormeur du val «, Rimbaud crée des effets de sens intéressants et destinés à faire réagir et réfléchir le lecteur à l’aide d’enjambements comme : « la main sur la poitrine / Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit « De même, la répétition de « Ce cœur qui haïssait la guerre « dans le poème de Desnos rend compte de l’appel au combat. La poésie est facile à mémoriser et capable de dissimuler un message sous des métaphores, aussi a-t-elle été utilisée pendant la Seconde Guerre Mondiale par les résistants pour rallier la population et donner de l’espoir. Parfois même la poésie se fait nettement didactique, comme dans les Fables de La Fontaine ou « Le Lombric « de Jacques Roubaud, significativement sous-titré : « conseils à un jeune poète de douze «.

   Par ailleurs, toute une partie de la poésie exploite le pouvoir verbal de la poésie pour dire le monde ou créer un monde. Dans « Défense du poète «, Alain Bosquet écrit ainsi que le poète « lâche le réel pour quelques grammes d’azur « et « remplace le vrai printemps par un printemps verbal de toucans invisibles « : le poète aurait donc cette capacité de créer un monde plus beau que le monde réel par le pouvoir des mots. Dans la Bible, Dieu ne crée-t-il pas le monde par la seule parole ? ne parle-t-on pas du “verbe créateur” ? Le Surréaliste Eluard manifeste cette capacité créatrice en commençant l’un de ses poèmes par « La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur, les mots ne mentent pas « : la métaphore permet d’inventer des réalités nouvelles. Francis Ponge, lui, écrit des poèmes en prose pour changer le regard des gens sur les objets quotidien : dans Le parti pris des choses, il fait du « pain «, d’un « cageot «, d’une « bougie «, d’un « Plat de poissons frits « des objets poétiques. La poésie n’est alors plus mise au service de l’expression des sentiments mais à celui de la représentation du monde.

   Enfin, certains poètes estiment que les procédés d’écriture poétiques valent pour eux et qu’il n’est nul besoin d’autres buts à la poésie que le pur travail sur le langage, la recherche de la beauté ou celle du jeu. L’école littéraire du Parnasse, au XIXe siècle, critique vivement et la poésie lyrique, et la poésie engagée. Leconte de Lisle dit dans son poème « Les montreurs « : « Promène qui voudra son cœur ensanglanté / Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière ! « et « Je ne livrerai pas ma vie à tes huées «, exprimant ainsi son rejet de la poésie lyrique. Les Parnassiens préfèrent faire de leurs poèmes des bijoux d’orfèvrerie, un peu d’ailleurs comme Mallarmé dans son sonnet « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx «, surnommé aussi le « sonnet en –ix « : pour ce poète, le défi de construire quatorze vers sur deux rimes très difficiles l’emporte sur la recherche du sens. Dans un autre style, les membres de l’OuLiPo s’amusent, au XXe siècle à créer de nouvelles contraintes poétiques : Perec récrit ainsi le poème de Baudelaire « Les Chats « en un lipogramme en E : « Nos chats «. On est bien loin de l’expression des sentiments personnels.

 

   Ainsi, les moyens d’expression de la poésie peuvent être mis au service de bien d’autres sujets que les seuls sentiments, et toute poésie n’est pas lyrique. Cependant, plus que l’expression de sentiments et d’émotions, la capacité de la poésie à provoquer des émotions et des sentiments chez les lecteurs semble une constante.

 

1°) L’expression des sentiments au service de l’engagement ou d’une leçon plus large

2°) L’expression de sentiments vise toujours à une universalité dans la poésie : les sentiments évoqués renvoient à ceux que tout le monde peut ressentir

3°) La beauté d’une forme poétique est porteuse d’une charge émotionnelle, indépendamment de ce dont parle le poème

 

   Ainsi, la poésie est souvent définie comme lyrique, et force est de constater que de nombreux poètes ont mis l’écriture poétique et ses procédés au service de l’expression de leurs sentiments. Toutefois, la poésie peut être utilisée également pour faire passer un message, chanter le monde ou créer des beaux objets verbaux. Finalement, l’essence de la poésie se définit moins par ce dont elle parle que par sa capacité à parler à tous et à émouvoir chacun. C’est peut-être pour cela qu’aujourd’hui encore, alors même que le genre semble dépassé, des poèmes s’affichent jusque dans les rames de métro.

 

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