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Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 » (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 « (extrait). Sainte-Beuve, éminent critique du XIXe siècle, donne dans cet article paru dans le Constitutionnel (21-22 juillet 1862), puis plus tard intégré au recueil des Nouveaux Lundis, les principes directeurs de sa méthode. Selon lui, l'oeuvre littéraire ne peut être bien comprise que si on la met en rapport avec la psychologie, la morale et les moeurs de son auteur. Il lui refuse donc toute autonomie esthétique, fondant ses jugements sur des critères certes éclairants mais qui débouchent sur une classification des esprits plus que sur une mise en lumière de qualités d'écriture. « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 « de Sainte-Beuve La littérature, la production littéraire, n'est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l'homme et de l'organisation : je puis goûter une oeuvre, mais il m'est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l'homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L'étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l'étude morale. Avec les Anciens, on n'a pas les moyens suffisants d'observation. Revenir à l'homme, l'oeuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n'avons la statue qu'à demi brisée. On est donc réduit à commenter l'oeuvre, à l'admirer, à rêver l'auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d'idéal élevé ; c'est tout ce que permet l'état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d'information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l'Antiquité. Saluons-les d'un rivage à l'autre. Avec les Modernes, c'est tout différent ; et la critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d'autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c'est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner. L'observation morale des caractères en est encore au détail, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d'esprits et leurs principales divisions seront déterminées et connues. Alors le principal caractère d'un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres*. Pour l'homme, sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou les plantes ; l'homme moral est plus complexe ; il a ce qu'on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles**. Quoi qu'il en soit, on arrivera avec le temps, j'imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd'hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l'anatomie comparée avant Cuvier, à l'état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail ; mais j'entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d'esprits. Mais même, quand la science des esprits serait organisée comme on peut de loin le concevoir, elle serait toujours si délicate et si mobile qu'elle n'existerait que pour ceux qui ont une vocation naturelle et un talent d'observer : ce serait toujours un art qui demanderait un artiste habile, comme la médecine exige le tact médical dans celui qui l'exerce, comme la philosophie devrait exiger le tact philosophique chez ceux qui se prétendent philosophes, comme la poésie ne veut être touchée que par un poète. [...] On ne saurait s'y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c'est-à-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : -- Que pensait-il en religion ? -- Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? -- Comment se comportait-il sur l'article des femmes ? sur l'article de l'argent ? -- Était-il riche, était-il pauvre ? -- Quel était son régime, quel était sa manière journalière de vivre ? etc. -- Enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n'est indifférente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui-même, si ce livre n'est pas un traité de géométrie pure, si c'est surtout un ouvrage littéraire, c'est-à-dire où il entre de tout. Très souvent un auteur, en écrivant, se jette dans l'excès ou dans l'affectation opposé à son vice, à son penchant secret, pour le dissimuler et le couvrir ; c'en est encore là un effet sensible et reconnaissable, quoique indirect et masqué. Il est trop aisé de prendre le contre-pied en toute chose : on ne fait que retourner son défaut. Rien ne ressemble à un creux comme une bouffissure. Quoi de plus ordinaire en public que la profession et l'affiche de tous les sentiments nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ? Est-ce à dire que je vais prendre au pied de la lettre et louer pour leur générosité, comme je vois qu'on le fait tous les jours, les plumes de cygnes ou les langues dorées qui me prodiguent et me versent ces merveilles morales et sonores ? J'écoute, et je ne suis pas ému. Je ne sais quel faste ou quelle froideur m'avertit ; la sincérité ne se fait pas sentir. Ils ont des talents royaux, j'en conviens ; mais là-dessous, au lieu de ces âmes pleines et entières comme les voudrait Montaigne, est-ce ma faute si j'entends raisonner des âmes vaines ? -- Vous le savez bien, vous qui, en écrivant, dites poliment le contraire ; et quand nous causons d'eux entre nous, vous en pensez tout comme moi. On n'évite pas certains mots dans une définition exacte des esprits et des talents ; on peut tourner autour, vouloir éluder, périphraser, les mots qu'on chassait et qui nomment reviennent toujours. Tel, quoi qu'il fasse d'excellent ou de spécieux en divers genres, est et restera toujours un rhéteur. Tel, quoi qu'il veuille conquérir ou peindre, gardera toujours de la chaire, de l'école et du professeur. Tel autre, poète, historien, orateur, quelque forme brillante ou enchantée qu'il revête, ne sera jamais que ce que la nature l'a fait en le créant, un improvisateur de génie. Ces appellations vraies et nécessaires, ces qualifications décisives ne sont cependant pas toujours si aisées à trouver, et bien souvent elles ne se présentent d'elles-mêmes qu'à un moment plus ou moins avancé de l'étude. Chateaubriand s'est défini un jour à mes yeux « un épicurien qui avait l'imagination catholique «, et je ne crois pas m'être trompé. Tâchons de trouver ce nom caractéristique d'un chacun et qu'il porte gravé moitié au front, moitié au-dedans du coeur, mais ne nous hâtons pas de le lui donner. De même qu'on peut changer d'opinion bien des fois dans sa vie, mais qu'on garde son caractère, de même on peut changer de genre sans modifier essentiellement sa manière. La plupart des talents n'ont qu'un seul et même procédé qu'ils ne font que transposer, en changeant de sujet et même de genre. Les esprits supérieurs ont plutôt un cachet qui se marque à un coin ; chez les autres, c'est tout un moule qui s'applique indifféremment et se répète. * « Il y a dans les caractères une certaine nécessité, certains rapports qui font que tel trait principal entraîne tels traits secondaires. « Goethe (Conversations d'Eckermann). ** « On trouve de tout dans ce monde, et la vérité des combinaisons est inépuisable. « Grimm (Correspondance littéraire). Source : Sainte-Beuve (Charles Augustin), Nouveaux Lundis, 1863-1870. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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« * « Il y a dans les caractères une certaine nécessité, certains rapports qui font que tel trait principal entraîne tels traits secondaires.

» Goethe (Conversations d’Eckermann). ** « On trouve de tout dans ce monde, et la vérité des combinaisons est inépuisable.

» Grimm (Correspondance littéraire). Source : Sainte-Beuve (Charles Augustin), Nouveaux Lundis, 1863-1870. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation.

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