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Sarajevo : les bombes, la vie, les bombes

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

4 janvier 1994 -   Dans l'attente, l'obscurité, un demi-sommeil engourdi, la faim, le froid : la vie ressemble à un silence que viendraient troubler les mêmes bruits : l'explosion d'un obus, un tir isolé, le grésillement d'une bougie. La ville est immobile, calcinée. Et la vie, on se demande bien par quel hasard elle parvient encore à se perpétuer. On se demande toujours : pourquoi les bombes explosent-elles là et pas ici, pourquoi si près si loin, pourquoi hier et pas aujourd'hui ? Pourquoi l'accalmie et, tout d'un coup, la sensation brutale d'une foudre qui ne cesse de s'approcher, l'habitude d'un bruit, d'un seul, celui dont on sait qu'il annonce l'imminence, la grande loterie... ce chuintement, ce bruit fuselé, ce frottement d'ailettes qui expire dans le tonnerre, le tremblement des hommes et des pierres et qui laisse seul dans le dernier, le saisissant tourmente.    Certains jours, il tombe entre 1 500 et 1 800 obus sur Sarajevo.    A l'aéroport, quelqu'un a griffonné sur un mur, à côté de deux autocollants d'organisations humanitaires : " Beethoven sans frontières ". De temps en temps, on entend les oiseaux quand la guerre, dans les montagnes, a suspendu son écho. Parfois, le soleil brille et s'ouvre la perspective de la vallée, les montagnes qui se croisent et scintillent. Au loin, les chalets aux charpentes déchiquetées, la sidérante tranquillité figée sous cette neige qui recouvre les cendres, les gravats et les boulevards solitaires. La ville ressemble à un désert, hantée par des images déjà usées, désolantes : ces immeubles de banlieue, ces grandes avenues et leurs contre-allées où les voitures sont des carcasses dépouillées, ces HLM borgnes et ces buildings de verre et d'acier qui reposent, oubliés, comme des plantes géantes et fanées, ruines d'une modernité familière.    Peut-être suffit-il d'entendre les bruits pour se convaincre de la réalité, respirer l'air sec et glacé, cette atmosphère qui peut à tout moment exploser. Le blindé de la FORPRONU passe et disparaît. Les fumerolles d'un premier brouillard se répandent dans les boulevards et pénètrent dans les tours aux barreaux sans fenêtres. De rares voitures se hasardent à traverser les carrefours, roulant à droite puis à gauche, jouant sur les sinuosités et les angles morts afin d'éviter le champ de vision des " snipers ", ces francs-tireurs postés dans les immeubles et sur les collines qui environnent la ville. Un adolescent fait du vélo, une casquette sur la tête  il pédale tranquillement et emprunte brusquement une rue latérale quand il entend la première rafale d'un pistolet-mitrailleur  il accélère mollement la cadence. Un vieil homme se laisse entraîner dans les décombres d'une maison sur l'insistance d'un chien qu'il promène en laisse.    L'après-midi du 31 décembre, une poignée d'enfants en tenue de carnaval s'aventurera dans la " Sniper Alley ", l'artère principale de la nouvelle ville, certes moins fréquentée par les francs-tireurs cet hiver mais encore menaçante en plusieurs endroits. " C'est terrible, ce n'est pas une bataille franche avec un début et une fin. C'est une répétition : les bombes, la vie, les bombes. Nous sommes morts et nous sommes vivants. Et nous serons de plus en plus morts parce que nous nous sommes de plus en plus habitués. Certains sont tellement exaspérés qu'ils ne veulent plus faire attention ", explique Bouba, vingt-cinq ans, interprète de français. L'habitude, la fatigue, la fatalité. Depuis que l'armée bosniaque s'est professionnalisée, - on ne voit plus dans les rues ces miliciens plus ou moins liés à des bandes maffieuses, dont certains étaient en tenue de combat... rose - et que les lignes de front se sont déplacées un peu plus haut dans les montagnes, libérant la ville d'une grande partie des " snipers " et repoussant les combattants serbes plus loin à la périphérie, les habitants de Sarajevo savent qu'une bonne part de la stratégie des assaillants tient en un long travail de pilonnage de la population civile, soufflant le chaud et le froid, suscitant la peur des bombes et l'angoisse de l'accalmie, " le moment le plus dangereux parce qu'on ne peut pas localiser le danger et où le pire peut arriver ", selon Minka, quarante-six ans. " Je vais devenir fou "    Dans la vieille ville, après trois jours d'intenses bombardements, la population est finalement sortie. Les uns et les autres empruntent les escaliers, dévalent les ruelles dans un dédale de petites places, de cours anciennes et de toits en brique rouge, de maisons ottomanes en bois sculpté et d'immeubles aux fresques austro-hongroises. Ils déambulent entre Miorica Han, un caravansérail du seizième siècle, et les bains turcs aux dômes éventrés, les édifices cubiques du réalisme socialiste et l'étrange entremêlement des mosquées, des chapelles orthodoxes, d'une cathédrale catholique et d'une synagogue, qui, dans un périmètre de quelques centaines de mètres carrés, pourraient donner l'illusion d'une Jérusalem en miniature s'il n'y avait autant de blessures, de toits effondrés, de minarets décapités, d'énormes béances au milieu des murs.    Le propriétaire d'une échoppe d'électroménager a collé un bout de papier sur sa devanture : " Inutile de venir me voler, j'ai tout déménagé ". Les gens se croisent, se reconnaissent, se disent bonjour, avec une pointe d'étonnement et d'enthousiasme, comme de vieux amis qui se seraient un peu perdus de vue : " Tiens, comment vas-tu ? " " Je vais devenir fou ", répond Djeda, un homme de quarante ans, un ancien bijoutier qui, mobilisé au front, savoure quelques heures de permission. Une dame annonce à sa voisine que son fils, Ahmir, quatorze ans, a contracté une hépatite virale  des enfants dans la rue se sont confectionné ce qu'ils appellent des " petites bombes ", plusieurs pétards qu'ils enroulent et enflamment dans des boules en papier. Les pigeons se déhanchent en piquant du bec dans des détritus recouvrant certains trottoirs. D'autres enfants, des femmes, des adolescents marchent d'un pas lent avec l'automatisme de l'habitude, des bidons vides à la main, à la recherche d'un point d'eau. Des manteaux, de belles fourrures, des poignées de main, des sourires délicats : les habitants de Sarajevo renouent avec le furtif plaisir d'urbanité, une routine qu'ils savent éphémère.    Deux restaurants sont fermés faute d'avoir été approvisionnés dans la matinée  un troisième sert encore des chiches-kebabs, du mouton haché et grillé acheté au marché noir. A l'intérieur, des tables basses, des tabourets et des coussinets  une fresque naïve superposant des femmes brunes en costume folklorique, des montagnes enneigées et les anneaux olympiques. Les serveuses offrent de grands verres d'eau. Une dame distinguée explique qu'elle n'a jamais autant mangé d'oignons depuis le début de la guerre. " Avant, c'était vulgaire, gênant pour l'haleine  maintenant, cela donne du goût à tout : au pain, aux pommes de terre ". Deux hommes, visiblement aisés, peut-être des nouveaux riches, fument et discutent vivement d'un marché : le prix d'une heure d'utilisation d'une voiture dans le centre-ville. Le litre d'essence est évalué entre 35 et 38 deutschemarks (environ 140 francs). A travers les fenêtres, on voit défiler les passants : un jeune homme boitant, d'autres se promenant avec des pansements, sur un bras, sur un oeil, ou sur le front. Un homme mal rasé parle tout seul en dodelinant de la tête. Souvent les passants ont des tremblements de mains, des tics d'expression. Un deutschemark et demi par mois    La ville bruisse d'histoires, d'anecdotes : un camion de ravitaillement d'eau, un jour, a été touché  alors que les secouristes n'avaient pas encore dégagé le corps du conducteur déchiqueté, les habitants du quartier s'étaient déjà précipités pour se partager la cargaison. C'est la septième fois que le magasin de bijoux a été bombardé  le vieux marché couvert a reçu trois coups de mortier  d'autres ont explosé à Tito's Street et sur la grande mosquée. Chacun recompose son itinéraire et l'on réalise qu'à une demi-journée près ou à quelques minutes...    " Sarajevo, c'est comme le chemin de fer : tu traverses la voie alors que tu entends déjà le bruit du train  il te tue ou il ne te tue pas ", dit Minka. Le premier violon de l'Orchestre de Sarajevo, Eranovic Bogolip, a dû, pour se chauffer, brûler les livres de sa bibliothèque. Une dame très riche a cassé ses meubles de style pour alimenter son poêle  d'autres ont décollé les lames de leurs parquets. Nedja et Dina, deux jeunes fiancés, ont chacun perdu une jambe dans une explosion alors qu'ils roulaient en voiture : " On essaie de déconner avec eux, d'être même un peu durs, de ne pas tomber dans la pitié ni dans les plaintes ". J'ai réussi à faire faire du vélo à Nedja quand il a eu sa nouvelle prothèse, explique Samir, trente et un ans, un de leurs amis, ancien guide touristique. Deux enfants se sont égarés un soir le long d'un cimetière, se retrouvant de l'autre côté, détenus par les Serbes. Ces derniers ont poussé un coup de gueule sur leur CB, du genre : " vous ne pouvez pas surveiller vos enfants ? Et qu'est-ce qu'on en fait maintenant ? " Finalement, il les ont renvoyés  tout cela a été discret, officieux, assure Samir, qui connaît aussi deux combattants, l'un dans les rangs serbes, l'autre dans l'armée bosniaque, " des amis d'enfance qui ont vécu et se connaissent depuis toujours. Aujourd'hui, ils se tirent dessus mais ils ne peuvent pas s'empêcher de se téléphoner ".    Agée de quatre-vingt-trois ans, Lepa Mijukovic, elle, est bosniaque d'origine serbe. Sa soeur habite, elle aussi, dans la vieille ville mais de l'autre côté de la rivière, sous contrôle serbe. " Je n'ai pas de nouvelles  j'ai seulement appris qu'elle était en vie par un chauffeur de taxi ". Veuve d'un comptable des chemins de fer, Lepa touche l'équivalent d'un mark et demi par mois (environ 5 francs)  " Avec ça, je ne peux m'acheter que des allumettes " disait-elle mercredi en riant. Lepa n'a pas mangé de viande " depuis un an et demi ". Matin et soir, elle se rendait dans une des cuisines populaires que la Croix-Rouge internationale a installées pour les plus démunis. " C'est chaud, on mange une soupe, des pâtes, du riz ". Et puis elle revenait chez elle entre deux repas, s'emmaillotant dans un manteau et se couchant dans un lit qu'elle avait fait installer dans son salon. L'été dernier, un obus est entré dans sa chambre sans exploser  " mais ça avait fait trop de dégâts ". Et, depuis, Lepa n'avait jamais voulu y remettre les pieds. Souvent, elle disait à sa voisine Minka : " Frappez à ma porte, simplement frappez pour voir si je suis encore en vie ". Lepa avait pris l'habitude de voir les heures défiler ainsi dans son lit, près de son canapé en moleskine rouge et ses bibelots dépareillés.    Jeudi 31 décembre à 15 heures, un obus a pénétré dans le salon et, cette fois-ci, il a explosé. Lepa était là mais n'a été que légèrement blessée. Ses amis ont réussi à déblayer les décombres et à l'extraire de la poussière et des morceaux de canapé. Le 1 janvier, Lepa cherchait un nouveau foyer. Dimanche, personne ne savait si elle avait été hébergée. DOMINIQUE LE GUILLEDOUX Le Monde du 5 janvier 1994

« appellent des " petites bombes ", plusieurs pétards qu'ils enroulent et enflamment dans des boules en papier.

Les pigeons sedéhanchent en piquant du bec dans des détritus recouvrant certains trottoirs.

D'autres enfants, des femmes, des adolescentsmarchent d'un pas lent avec l'automatisme de l'habitude, des bidons vides à la main, à la recherche d'un point d'eau.

Desmanteaux, de belles fourrures, des poignées de main, des sourires délicats : les habitants de Sarajevo renouent avec le furtif plaisird'urbanité, une routine qu'ils savent éphémère. Deux restaurants sont fermés faute d'avoir été approvisionnés dans la matinée un troisième sert encore des chiches-kebabs, dumouton haché et grillé acheté au marché noir.

A l'intérieur, des tables basses, des tabourets et des coussinets une fresque naïvesuperposant des femmes brunes en costume folklorique, des montagnes enneigées et les anneaux olympiques.

Les serveusesoffrent de grands verres d'eau.

Une dame distinguée explique qu'elle n'a jamais autant mangé d'oignons depuis le début de laguerre.

" Avant, c'était vulgaire, gênant pour l'haleine maintenant, cela donne du goût à tout : au pain, aux pommes de terre ".Deux hommes, visiblement aisés, peut-être des nouveaux riches, fument et discutent vivement d'un marché : le prix d'une heured'utilisation d'une voiture dans le centre-ville.

Le litre d'essence est évalué entre 35 et 38 deutschemarks (environ 140 francs).

Atravers les fenêtres, on voit défiler les passants : un jeune homme boitant, d'autres se promenant avec des pansements, sur unbras, sur un oeil, ou sur le front.

Un homme mal rasé parle tout seul en dodelinant de la tête.

Souvent les passants ont destremblements de mains, des tics d'expression. Un deutschemark et demi par mois La ville bruisse d'histoires, d'anecdotes : un camion de ravitaillement d'eau, un jour, a été touché alors que les secouristesn'avaient pas encore dégagé le corps du conducteur déchiqueté, les habitants du quartier s'étaient déjà précipités pour separtager la cargaison.

C'est la septième fois que le magasin de bijoux a été bombardé le vieux marché couvert a reçu trois coupsde mortier d'autres ont explosé à Tito's Street et sur la grande mosquée.

Chacun recompose son itinéraire et l'on réalise qu'à unedemi-journée près ou à quelques minutes... " Sarajevo, c'est comme le chemin de fer : tu traverses la voie alors que tu entends déjà le bruit du train il te tue ou il ne te tuepas ", dit Minka.

Le premier violon de l'Orchestre de Sarajevo, Eranovic Bogolip, a dû, pour se chauffer, brûler les livres de sabibliothèque.

Une dame très riche a cassé ses meubles de style pour alimenter son poêle d'autres ont décollé les lames de leursparquets.

Nedja et Dina, deux jeunes fiancés, ont chacun perdu une jambe dans une explosion alors qu'ils roulaient en voiture :" On essaie de déconner avec eux, d'être même un peu durs, de ne pas tomber dans la pitié ni dans les plaintes ".

J'ai réussi àfaire faire du vélo à Nedja quand il a eu sa nouvelle prothèse, explique Samir, trente et un ans, un de leurs amis, ancien guidetouristique.

Deux enfants se sont égarés un soir le long d'un cimetière, se retrouvant de l'autre côté, détenus par les Serbes.

Cesderniers ont poussé un coup de gueule sur leur CB, du genre : " vous ne pouvez pas surveiller vos enfants ? Et qu'est-ce qu'on enfait maintenant ? " Finalement, il les ont renvoyés tout cela a été discret, officieux, assure Samir, qui connaît aussi deuxcombattants, l'un dans les rangs serbes, l'autre dans l'armée bosniaque, " des amis d'enfance qui ont vécu et se connaissent depuistoujours.

Aujourd'hui, ils se tirent dessus mais ils ne peuvent pas s'empêcher de se téléphoner ". Agée de quatre-vingt-trois ans, Lepa Mijukovic, elle, est bosniaque d'origine serbe.

Sa soeur habite, elle aussi, dans la vieilleville mais de l'autre côté de la rivière, sous contrôle serbe.

" Je n'ai pas de nouvelles j'ai seulement appris qu'elle était en vie parun chauffeur de taxi ".

Veuve d'un comptable des chemins de fer, Lepa touche l'équivalent d'un mark et demi par mois (environ 5francs) " Avec ça, je ne peux m'acheter que des allumettes " disait-elle mercredi en riant.

Lepa n'a pas mangé de viande " depuisun an et demi ".

Matin et soir, elle se rendait dans une des cuisines populaires que la Croix-Rouge internationale a installées pourles plus démunis.

" C'est chaud, on mange une soupe, des pâtes, du riz ".

Et puis elle revenait chez elle entre deux repas,s'emmaillotant dans un manteau et se couchant dans un lit qu'elle avait fait installer dans son salon.

L'été dernier, un obus est entrédans sa chambre sans exploser " mais ça avait fait trop de dégâts ".

Et, depuis, Lepa n'avait jamais voulu y remettre les pieds.Souvent, elle disait à sa voisine Minka : " Frappez à ma porte, simplement frappez pour voir si je suis encore en vie ".

Lepa avaitpris l'habitude de voir les heures défiler ainsi dans son lit, près de son canapé en moleskine rouge et ses bibelots dépareillés. Jeudi 31 décembre à 15 heures, un obus a pénétré dans le salon et, cette fois-ci, il a explosé.

Lepa était là mais n'a été quelégèrement blessée.

Ses amis ont réussi à déblayer les décombres et à l'extraire de la poussière et des morceaux de canapé.

Le 1janvier, Lepa cherchait un nouveau foyer.

Dimanche, personne ne savait si elle avait été hébergée. DOMINIQUE LE GUILLEDOUXLe Monde du 5 janvier 1994. »

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