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Texte : extrait de Gargantua L'abbaye de Thélème

Publié le 20/09/2010

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gargantua

 

C’est en 1534 que François Rabelais publie son premier récit mettant en scène le sage géant Gargantua. En cette période humaniste où l’homme est placé au centre de toutes les recherches artistiques et scientifiques, notre auteur, à travers ce récit humoristique et  excentrique, propose une réflexion sur des sujets sérieux et préoccupants de son époque comme l’éducation, la religion, l’esprit de conquêtes. A la fin du récit le personnage principal veut récompenser son ami le moine Frère Jean des Entommeures, valeureux combattant, par la fondation d’une abbaye qui soit « au contraire de toute autre «. Rabelais présente par là une fiction d’un nouveau genre, l’utopie, par laquelle le précurseur, Thomas More, quelques années auparavant (Utopia, 1516) proposait sa vision d’une société idéale où règnent l’égalité et la justice. A la fin de Gargantua, est donc rassemblée dans l’Abbaye de Thélème une société acquise à cette règle : « Fais ce que tu voudras «.On peut se demander ce qui pourra permettre la réussite d’une vie sociale fondée sur ce précepte libertaire. Pour répondre à cette question nous allons nous intéresser aux personnes qui composent la société choisie ; puis nous relèverons les principes moraux qui régissent l’organisation du groupe ; et enfin nous nous demanderons quelles finalités peuvent rechercher les Thélémites.

 

Les invités qui fréquenteront l’abbaye semblent appartenir à une élite sociale sélectionnée : ils sont d’ailleurs « bien nés «, c'est-à-dire qu’ils font partie de l’aristocratie, cet ensemble de familles installées dans l’histoire par un passé méritant récompensé par les pouvoirs en place. Ainsi ils n’ont aucune peine à s’intégrer dans les activités traditionnelles de cette aristocratie : la chasse, les jeux, les mondanités. Rabelais évoque ainsi curieusement les époques passées, un Moyen Age idéalisé dont on retrouve ici les caractéristiques culturelles et la recherche de raffinements.  Ces nobles personnes savent « chasser au vol ou à courre «, les femmes portant « chacune sur leur poing […] un épervier, un lanier, un émerillon ; les hommes [portant] les autres oiseaux «. Elles apprécient également de s’ « ébattre aux champs « et jouer. Et elles cultivent la distinction qui pouvait être appréciée aux temps obscurs temps passés: les femmes sont « joliment « gantées lorsqu’elles sont « montées sur de belles haquenées, avec leur fier palefroi « ; elles sont d’ailleurs « élégantes « et « mignonnes «, on ne peut imaginer dans ce groupe une présence « désagréable «.

Par ailleurs, tous sont déjà « bien éduqués « : ont donc connu une formation intellectuelle et sociale qui facilitera leur respect pour autrui et les rendra aptes à vivre « en bonne société «. « Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues «. On retrouve dans cette évocation les préceptes de Rabelais lui-même, et ceux des Humanistes, qui souhaitaient se défaire de l’éducation traditionnelle et religieuse, largement ridiculisée au début du roman Gargantua et dans d’autres ouvrages. Ce qui concerne la connaissance scientifique mais aussi l’apprentissage des langues pour communiquer les nouveaux savoirs à travers toute l’Europe, et l’éducation artistique est ainsi mis en valeur. Et on n’oublie pas l’éducation physique, afin que l’homme acquière hygiène, force et santé. Ainsi « jamais on ne vit des chevaliers si preux… si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là «.

Les Thélémites semblent former l’élite d’une société qui ne présente quasiment aucun défaut ; mais les valeurs morales qu’ils vont respecter correspondent-elles à cette vision idéale ?

 

L’organisation sociale dans l’Abbaye de Thélème est donc fondée sur cette proposition : « Fais ce que tu voudras «. Mais pourquoi choisir une abbaye, lieu par excellence clos et réglementé pour illustrer une telle  règle  ? C’est un choix paradoxal. En fait, Rabelais précise ici une conception originale et forte, très humaniste et optimiste, selon laquelle la liberté donnée par une telle incitation peut ne pas déboucher sur un désordre anarchique. Cependant il est conscient des risques engendrés par les suites possibles de cette « clause « lorsqu’il  évoque cette tendance des comportements humains : « nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu’on nous refuse «. Et sa démonstration fait valoir que c’est justement par l’éducation et par leur « noble penchant « que les hommes parviennent à se délivrer de cette tendance mauvaise : il évoque ces situations de dépendance, de « soumission «,de « vile sujétion «, voire probablement d’esclavage, ce « joug de la servitude «, dont on ne pourra se défaire que par l’apprentissage et l’éducation : c’est cette éducation qui stimule chez les hommes un « instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice «.

Ainsi, dans l’Abbaye de Thélème, pourront se pratiquer harmonieusement la solidarité amicale, et des loisirs appréciés par tous, en dehors de toute facilité coupable ou de tout vice, même les plus courants : la paresse et la gourmandise. « Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand leur désir leur en venait «. Quel bonheur, quelle réussite sociale lorsque l’individu ainsi peut assouvir ses « désirs « sans la crainte de scrupules, d’obligations, ou d’intervention extérieure : « nul ne les éveillait, nul ne les obligeait […] à faire quoi que ce soit «. Cette solidarité peut s’exprimer « grâce à cette liberté «  obtenue par l’éducation : ainsi les Thélémites « rivalisèrent d’efforts pour faire tous ce qu’ils voyaient plaire à un seul «.

Mais « plaire « est-il le seul but ? Peut-on se contenter uniquement de loisirs et de plaisirs mondains dans l’Abbaye de Thélème ?

 

Les Thélémites ne travaillent pas mais ils s’occupent : tout ce temps libre peut être aussi consacré à des activités créatrices, qui elles-mêmes pourront développer savoirs et culture. Les femmes auront plutôt des activités pratiques : « habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille «, elles pourront « s’adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre « : préparer la vie familiale. De même, « parler cinq ou six langues « servira à la création littéraire ou à la communication, avec une portée artistique de valeur : ces dons et ces apprentissages, on pourra « s’en servir pour composer en vers aussi bien qu’en prose «. Peut-être Rabelais évoque-t-il ici le renouveau littéraire de la période de la Renaissance, riche en particulier en essais et en poésie.

La vie familiale semble un idéal primordial pour l’auteur, lorsqu’il évoque la sortie des Thélémites de l’abbaye (là encore, au contraire de ce qui se pratique dans les lieux religieux clos de l’époque) ; en effet quand « un des membres «  le souhaite, et « quand le temps était venu […] soit à la demande de ses parents, soit pour d’autres motifs « il quitte l’abbaye, c’est pour fonder un foyer : « il emmenait avec lui une des dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant «. On peut remarquer par là une conception très moderne à cette époque de la  renaissance  des valeurs : c’est la  dame  qui choisit, en toute liberté. En outre, l’éducation reçue dans l’abbaye prend tout son sens social et familial : c’est parce qu’ils « avaient bien vécu à Thélème dans le dévouement et l’amitié [qu]’ils cultivaient encore mieux ces vertus dans le mariage «. Ainsi la leçon donnée par Rabelais paraît assez conventionnellement heureuse : elle porte sur la fidélité de l’amour et la solidité du lien dans le couple : « leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces «.

 

Donc, selon Rabelais, par cette parabole ou cette « utopie « présentée à la fin de son célèbre roman Gargantua, la réussite d’une société dépend de la « noblesse « et de l’éducation des personnes qui la composent. Et dans l’Abbaye de Thélème, les principes moraux enseignés peuvent être reçus et pratiqués avec profit : esprit de solidarité, plaisirs du jeu, des loisirs et des sports, efficacité productive, solidité des liens affectifs, tout cela grâce à la bonne éducation et à la liberté. Rabelais énonce ainsi sa confiance en l’homme : capable de réussir en suivant sa conscience : ce « libre-arbitre « qui permet d’agir « vertueusement «, et favorise l’expression de toutes formes de liberté et de responsabilité. Beaucoup d’hommes sans doute à cette époque avaient ainsi envie de changer leur société, espéraient faire passer ce message de liberté à travers leurs œuvres. N’est-ce pas encore un message nécessaire de nos jours où un idéal moral est difficile à établir et à appliquer  ?

 

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