Devoir de Philosophie

Vincent DESCOMBES (1943-) Cerveau du philosophe, cerveau du scientifique

Publié le 19/10/2016

Extrait du document

scientifique

Vincent DESCOMBES (1943-)

Cerveau du philosophe, cerveau du scientifique

Dans le passé, nous explique-t-on, le matérialisme se contentait d'affirmer que la pensée est une activité physique, une fonction dont l'organe est le cerveau. Mais les philosophes matérialistes étaient bien en peine d'expliquer ce que voulaient dire l'identité posée entre les événements mentaux et les événements cérébraux. On peut comprendre, par exemple, qu'un acte de lever le bras soit aussi un acte de demander la parole, car il arrive que ce soit en levant le bras qu'on demande la parole. Mais comment comprendre qu'une certaine agitation cérébrale soit aussi un acte de juger que l'heure est venue de passer à table ? Comment un arrangement neuronal pourrait-il avoir un contenu intentionnel ? Comment une chose que je fais (ici, juger) serait-elle en même temps un état par lequel passe mon cerveau ? On le comprendrait si l'on pouvait parler de cérébrations, au sens d'actions accomplies avec le cerveau pour organe, comme on parle de manipulations pour les actions accomplies avec l'organe de la main. Mais le cerveau n'est justement pas un organe dont on se sert, comme on se sert de ses mains ou de ses jambes.

Les philosophies mentales d'autrefois ne parvenaient pas à donner un modèle naturel convaincant de nos procès mentaux. Par modèle naturel il faut évidemment entendre : un modèle permettant la réduction d'une vie mentale en une mécanique physique. Il se trouve que, depuis l'invention des machines à calculer et le développement de l'intelligence artificielle, un tel modèle existe. Tel est du moins le message de la « révolution cognitive ». La philosophie de l'esprit a récemment cessé d'être spéculative et va devenir, à son tour, une science positive. Puisqu'on peut produire de l'intelligence artificielle, il suffit de savoir sur quels principes sont construites les machines à penser pour comprendre à quoi tiennent les capacités mentales (ou du moins les capacités intellectuelles, dites « cognitives ») des êtres humains.

Ma question sera de savoir si nous comprenons cette analogie de l'ordinateur. Question toute philosophique : dans toute cette discussion philosophique, il n'est pas réellement fait appel à des découvertes empiriques, ni à des procédés techniques, mais seulement, comme on dit, à un « changement de paradigme ». D'après le cognitivisme, nous avons aujourd'hui des concepts qui manquaient à nos prédécesseurs, et c'est ce qui nous permet de rendre intelligible une identité du mental et du physique qui restait hier mystérieuse. Tout notre examen sera donc d'ordre conceptuel. Il convient d'y insister, car la distinction n'est pas toujours faite, dans les ouvrages traitant de ce sujet, entre les recherches scientifiques et les analyses philosophiques. On trouve même des philosophes qui déguisent leurs dogmes en « hypothèses empiriques », sans d'ailleurs préciser comment ces prétendues hypothèses pourraient être évaluées sur le terrain. Un avertissement s'impose avant de scruter plus avant l'analogie entre l'automate et l'humain. Le cerveau dont nous parle la théorie du philosophe n'est pas véritablement la même chose que le système naturel qu'étudie le neurophysiologiste. Le cerveau du philosophe est, si je puis dire, un cerveau philosophique, une entité spéculative, une hypostase des opérations mentales dont la position est exigée par les principes du philosophe. C'est une coïncidence si cette hypostase porte le même nom que la partie du système nerveux que l'anatomie appelle ainsi. Du cerveau naturel, le philosophe ne sait rien de plus que le premier venu, et il n'a, en somme, pas grand-chose à en dire. Son raisonnement sur la matérialité des pensées ne lui apprend pas où se font les raisonnements, ni quels circuits de l'organisme vivant ils mobilisent. Il serait d'ailleurs malhonnête de lui demander de répondre à de telles questions empiriques, alors qu'il ne prétend nullement avoir tiré son matérialisme d'une inspection de l'animal humain. Tout ce que le philosophe soutient, en effet, c'est que, si son matérialisme est vrai, ou s'il est au moins plausible, alors le sujet pensant peut et doit être matériel. Par ailleurs, le philosophe a entendu dire que la science naturelle et la médecine reconnaissent qu'une partie de l'encéphale appelée « cerveau » joue un rôle fondamental dans l'exercice des fonctions psychologiques. Le philosophe, quand il est matérialiste, s'empare alors de ce nom pour désigner son sujet pensant. Mais rien de ce qu'il en dit ne repose sur une étude de l'activité du système nerveux. On notera que, si ce n'était pas le cas, s'il suffisait au philosophe d'être matérialiste pour que sa théorie de l'esprit soit une neurologie abstraite, c'est qu'on aurait trouvé la recette de la neurologie sans larmes : pour contribuer à cette science, il ne serait plus nécessaire d'acquérir une formation poussée, et de faire des recherches difficiles, tant sur le plan théorique que sur le plan empirique, car il suffirait d'avoir quelque chose à dire sur n'importe quel sujet d'intérêt humain. Par exemple, quelqu'un qui étudierait la diplomatie de Talleyrand ferait de la neurologie, puisque les idées de Talleyrand sont, en vertu de la thèse matérialiste, des fonctions ou des aspects du cerveau de Talleyrand. Identifier les idées directrices de Talleyrand, ce serait donc donner la description (très abstraite) d'un fonctionnement cérébral : il ne resterait aux spécialistes qu'à décrire plus en détail cette activité mentale-cérébrale.

0002000001A30000158E

Liens utiles