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FRANCE (littér.)

Publié le 17/01/2019

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FRANCE (littér.). La définition d'une littérature nationale par un critique qui appartient à la nation de cette littérature, est, en elle-même, problématique, tant la proximité de l'objet et du savoir qu'il commande semble interdire tout résumé et toute systématique. C'est dire que l'identification de la littérature et de la nation est tout à la fois épistémologique et idéologique : pratique initiale des historiens de la littérature, à une époque (le xixe s., faut-il le noter?) où l'histoire se conçoit d'abord comme nationale. Contre cette réduction (où se précise une fonction essentielle du renvoi aux écritures et aux œuvres : dessiner la totalité culturelle dans des témoignages modélisés et lisibles), la perspective cosmopolite, aussi insatisfaisante que soit sa méthode, introduit une vision relative, en partant d'un triple point de vue : retenir le « discours dominant » des Français sur leur propre littérature ; marquer des champs culturels transnationaux et translinguistiques ; établir une systématique des contrastes.

 

Le discours dominant, dont la formulation dogmatique est tardive (xviiie - xixe s.), se confond avec une apologie de la clarté de l'expression, inséparable d'une recherche de la vérité, comprise tantôt comme celle des apparences, tantôt comme vérité humaine, qui inclut des connotations religieuses ; le tout ne se distingue pas d'une visée de l'intemporalité. Le débat des classi

 

ques et des romantiques, la réflexion critique de Rivarol à Gide, la pratique des institutions littéraires — de l'Acadé-mie à la Nouvelle Revue française et autres instances littéraires — s'inscrivent dans de telles prémisses, qu elles pérennisent. Et toute récusation de ces données de base reste prise dans les termes du débat. Le concept d'écriture, qui prévaut aujourd'hui, aussi scientifique qu'il se veuille, ne se différencie pas d'une reconnaissance du « bien-dire », issue de cette tradition critique. C’est même une fatalité de tous ceux qui ont entendu rompre avec la tentation classique et ses résidus normatifs que de revenir au constat du verbe esthétique. Significativement, cette transparence et cette élégance affirmées sont reconnues à des temps qui semblent les ignorer (Gustave Cohen traite, en jouant sur le mot, de la « grande clarté » du Moyen Âge), rapportées à la qualité même de la langue française, et inséparables du mouvement créateur : le français assure la transposition de l'idiome personnel de l'écrivain dans la langue universelle (Marcel Arland). Cette fidélité aux présupposés littéraires nationaux résulte encore de l'identification de la France à sa production culturelle : en un mouvement tautologique, la réalité nationale suscite la littérature, qui est expression des qualités nationales ; l'autonomie et la pérennité de l'objet littéraire font lire ces qualités nationales comme intemporelles et exemplaires. Aussi ce nationa lisme n'exclut-il pas une reconnaissance des influences étrangères, retenues comme des preuves de l'aptitude de la littérature française à se nourrir de ce qu'il y a de meilleur, puisqu'elle est elle-même le paradigme des littératures.

 

La réflexion conventionnelle sur la littérature de l'âge classique se résume à l'affirmation d'une identité littéraire qui fait un avec son sens et avec les conditions de création des œuvres, et qui a donc la capacité de comprendre les littératures antécédentes et les rénovations à venir. La littérature française devient articulation de l'un et du multiple, sans que l'évidence de la clarté soit défaite. Cette apologétique de la clarté ne met jamais en cause ses propres conditions d'élaboration : elle ne pense ce qui lui est extérieur que comme un autre dont elle est l'arché, ce à partir de quoi il se définit. Un tel ordre littéraire devient capable de justifier l'anarchie en ce qu'il appelle lui-même le renouvellement de ses objets, des points de son exercice. L'histoire littéraire française est, depuis le xvne s., animée par une constante querelle des Anciens et des Modernes (jusqu'aux débats sur la « nouvelle critique » ) et par une convention de la rupture esthétique qui n'est qu’une manière de réinterpréter la généalogie commune. La littérature française fait système en elle-même. Et ce système suppose qu elle se pense comme hiérarchique et hiérarchisée, et qu’elle soit enseignée comme telle. La primauté de la référence classique fait de l'ensemble de la littérature nationale une manière d'horizon d'attente. En réalité, les origines de la littérature française et son développement contemporain démentent cette vision : toute naissance est impure, et les modèles culturels sont aujourd'hui défaits sous la pression des disparités socioculturelles. Si le moderne se confond avec une tradition de la rupture, cette rupture ne commande pas inévitablement la réforme des données antécédentes, mais la recherche d'un nouveau, d'un autre, éléments allogènes : la Chine de Segalen reste inassimilable par l'ensemble français.

 

Les lectures étrangères de la littérature française excluent la reprise stricte du dogmatisme national, et, parce qu'elles portent le plus souvent sur des traductions, concernent plus l'imaginaire que la langue. Elles ne définissent pas la littérature française par la coïncidence avec un espace culturel — ainsi que cela se fait pour les littératures américaine ou russe —, mais par des aptitudes créatrices marquantes : souci de la forme, exacte composition de l'intériorité et de l'extériorité, lucidité et courage qui assurent le traitement de tous les sujets. Seraient exemplaires les conditions mêmes de l'entreprise littéraire, qui rendent possible l'affirmation de la vocation esthétique. C'est ainsi

 

marquer le caractère fortement institutionnel de la littérature française, et la constante reconnaissance publique de l'écrivain. À l'inverse, la thématique littéraire française, les prescriptions rhétoriques restent sans portée véritable. Ces lectures étrangères confirment, au total, les conclusions issues de la tradition critique française, et notent une moindre prégnance des mon des évoqués — moins riches, de fait, que ceux des littératures germaniques, anglophones ou hispaniques. Ces constats posent le problème de la nature et de la consistance de l'imaginaire littéraire français : la démarche créatrice entièrement saisie comme alliance de la mobilité et de la reconnaissance d'identités et d'entités explique que l'aptitude à la rénovation ne se sépare pas d'un goût pour le fini ou le définitif.

 

Cette aptitude particulière doit faire reconsidérer les rapports littéraires transnationaux. Les champs littéraires translinguistiques et transculturels attestent une détermination littéraire qui, sans défaire la spécificité de la langue nationale, impose des communautés de discours. Ernst Robert Curtius s'est attaché, à propos de la littérature européenne médiévale, à marquer un ensemble de sujets (les topoî\\, issus de la tradition gréco-latine et recomposés par l'imaginaire chrétien, mais véritables « lieux communs » et points communs de création. Les parcours internationaux des œuvres ne doivent pas s'interpréter suivant un jeu d'influences qui laisserait prévaloir le point de vue du récepteur (en l'occurrence, la littérature française) ; ils constituent une manière de texte générique qui complète les lacunes du texte national : la littérature nationale ne fait système que par son report sur les littératures étrangères, celles-ci lui pré sentant les types de discours qui lui font défaut. Par exemple, le romantisme allemand commande, chez Nerval, chez Hugo, une réforme de la création, mais, considéré sous l'aspect de la littérature française, il est, plus simplement et plus radicalement, l'ajout indispensable pour que l'ensemble littéraire français continue de se percevoir comme capable de codifier la réalité qu'il doit, suivant ses principes, universaliser. Les mêmes remarques valent pour la prédominance des références italiennes et espagnoles aux xvie et xviie s., anglaises au XVIIIe, allemandes au xixe et le renvoi à la littérature américaine au xxe. Ce rééquilibrage constant n'exclut pas l'importation différentielle : la promotion de Richard Wright en France ne correspond à aucun problème ayant trait à la négritude. Il montre que l'ensemble littéraire national constitue un espace de référence, où jouent moins la norme que la possibilité de situer l'objet et la donnée créatrice originaux. Ainsi la leçon classique se retourne en leçon d'acceptation et d'adaptation, et le paradigme littéraire idéal devient simple mesure qui permet toutes les recompositions.

 

Sans refaire une histoire de la littérature française, on marquera sa dépendance à un espace linguistique, géopolitique et socioculturel, qui engage le statut de l'objet linguistique, de l'écrivain, des formes d'œuvres et des thématiques dominantes. La périodisation par siècles, la discrimination par écoles et par genres restent incertaines, mais dégagent des centres de gravité. Il n'est pas indifférent de noter le rapport étroit des témoignages littéraires initiaux et du pouvoir politique et religieux : le Serment de Strasbourg (842), prononcé en langue romane par Louis le Germanique, et la Séquence de sainte Eulalie (fin IXe s.), la Vie de saint Alexis (v. 1040), œuvres de caractère religieux, transcrites du latin. Ces liens commandent la constitution même de la littérature française par exclusion des expressions formelles bées à la langue d'oc, et la réduction à l'état de littératures connexes des œuvres nées des langues régionales. Le renvoi au pouvoir et à la religion instaure au Moyen Âge une littérature fortement codée, par ses lieux de composition (les monastères de routes de pèlerinage fixèrent l'élaboration des chansons de geste), par ses modes d'énonciation et sa thématique, des chansons de geste à la lyrique des trouvères, tandis que le conte, avec le

 

Roman de Renart et les fabliaux, suppose une lecture plus proprement urbaine. Les conditions de la production et de la diffusion des œuvres — des ateliers de composition des récits de la matière de Bretagne, aux auteurs multiples et anonymes des mystères — indiquent que l'homme de lettres en tant que tel est inconnu : les déboires de Villon attestent la faiblesse sociale de l'écrivain. Or l'identification, dans la critique française, de la littérature et de la nation suppose toujours l'identité et la personnalisation de l'écrivain, vu alors comme un directeur de conscience, capable de s'exprimer sur plusieurs registres et d'exploiter, en toute lucidité, le pouvoir qu'il tire de son aptitude à la verbalisation. Il en résulte l'idée d'une action de l'écrivain sur le contexte national, conçu étroitement (la langue maternelle) ou largement (les données socioculturelles). Ces débats et ces visées naissent avec la Pléiade (légitimation littéraire de la langue vulgaire), prennent une forme spécifique avec le classicisme et sa codification du lieu de l'écrit artistique par le « vraisemblable » et les « bienséances », et deviennent explicites à la fin du règne de Louis XIV. Avec les philosophes et les écrivains du siècle des Lumières (de Montesquieu à Voltaire et de Diderot à Beaumarchais) apparaît l'homme de lettres moderne, qui assure l'identification de l'écrit et de la destinée nationale, de la lettre et de l'action. Cette identification ne se sépare pas d'un mouvement d'« enculturation » commencé deux siècles plus tôt sous l’influence de l'Église (soucieuse par le développement de l'alphabétisation de lutter contre la Réforme, religion du Livre par excellence), et qui va susciter une véritable lecture publique, sans laquelle il n'y a pas, en fait, de littérature nationale. La primauté des genres se modifie en conséquence et suivant les nouveaux contrats rhétoriques qu’impose cette évolution du public. L'espace de la rhétorique classique était celui de la salle publique close (le salon, le théâtre) : d'où la prédominance des genres à forme fixe et de l'expression dramatique ; le roman, tenu pour genre inférieur et quasiment féminin, restait dans les marges de la vraie littérature. Le xviiie s. consacre une littérature de l'extériorité (ainsi des contes de Voltaire) et une rhétorique de la lecture individuelle, c'est-à-dire essentiellement libre dans ses connotations et de visée générique dans son expression, au point que l'écrivain même devient exemplaire : les Confessions de Jean-Jacques Rousseau sont indissolublement l'histoire d'un homme et l'autobiographie d'un écrivain. À la rencontre maximale de la lettre et du réel, moins par le jeu de représentation que par la propriété idéologique des œuvres, correspond la désignation du champ littéraire comme champ spécifique ; l'écrivain est à la fois un être d'élite et un roturier, celui qui éclaire et celui dont le travail est d'écrire, celui qui, par cette double qualité, devient capable de dire le réel et la vérité. C'est là une voie du vrai bien différente de celle que notait Boileau. La préface que Balzac donne au Père Goriot précisera une situation de réception : « Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d'une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci va-t-il m'amuser? » L'écrivain semble écrire dans une manière de vide, même si, par ailleurs, il atteste un réalisme extrême. Le lecteur, la lectrice se caractérisent par le seul acte de lire. Le jeu, depuis le xvme s., a de nouveau changé ; il reste cependant réglé : le livre devient une manière de muséologie privée, avec ses objets, ses classements, ses pièces rares — ensemble destiné au regard et encore incitation à la connaissance. Égotisme et souci de totalisation, propres au romantisme, sont parfaitement adéquats à cette rhétorique de la lecture, qui n'exclut ni la mimêsis ni la reconnaissance de l’écrivain comme sujet capable de subsumer tous ces objets. La littérature emplit le vide du foyer comme le font les bibelots. Fonction mise en question par Flaubert et les symbolistes : rien ne peut aller contre le vide de la situation de lecture. Il en résulte à la fois le paradoxe du « livre sur rien », d'un réalisme qui avoue pour seule autorité

 

la forme absolue et inaccessible, et le pouvoir original du mot, qui est d'aller contre toute apparence. S'érige alors une double figure de l'écrivain : l'homme, prisonnier de la mauvaise foi, qui revient, quoique « clivé », aux déterminations de l'époque (Flaubert lu par Sartre) ; l’homme qui interprète strictement ce pouvoir du mot comme l'anarchie (Mallarmé lu par Sartre et par Kristeva). Dans tous les cas, le rapport du livre et du foyer est défait ; il subsiste cependant dans la littérature pour enfants (Jules Verne) et dans le roman populaire (Fantômas). Il n'est pas indifférent qu'A la recherche du temps perdu de Proust s'ouvre sur l'image de la chambre et de la maison où plus rien ne réunit les images, où le seul pouvoir assemblant reste celui de la conscience enfantine. Le vide de la situation de lecture est devenu celui de la situation d'écriture. L'évidence de l'« œuvre ouverte » n'est commandée par aucune rhétorique de lecture — l'empire s'en étant écroulé, comme l'avait noté Bar-thes, depuis quelques décennies — et ignore le contrat avec le public. Cette situation prend des aspects proprement biographiques avec l'introspection gidienne, proprement littéraires avec les recherches romanesques formelles. La poésie, par son aptitude métaphorique, convertit ce vide premier en un jeu sur le local et le global, tel qu'il se perçoit dans le sémantisme et la combinatoire des mots. On retrouve curieusement le partage apparu au xviiie s., mais privé de toute valeur opératoire : l'écrivain doué du pouvoir de dire, et, en conséquence, être d'élite ; l'écrivain sujet parmi les sujets dans un monde où font défaut les articulations intersubjectives et où prévalent les stéréotypes. Le retour de l'écrivain sur les conditions de sa création devient déterminant. Inséparable du vide de la situation de lecture, et du rejet par conséquent d'un système stable de référence, l'écrivain assure encore le traitement des formes et des objets qui lui sont présentés dans le discours commun, selon deux perspectives : une déconstruction de ces formes et objets (l'œuvre devenant un démontage des données imaginaires ou idéologiques — Lautréamont, déjà) ou leur reprise sous l'aspect même de la série qui est elle-même forme (Queneau). Dans l'un et l'autre cas, l'œuvre, considérée comme activité, doit actualiser les situations d'énonciation ou de lecture, implicites dans le discours commun. De la muséologie du xixe s., métamorphique en ce qu'elle établissait une hiérarchie des objets, on est passé à l'évidence que chaque donnée représentative est, en elle-même, une totalité, donnée ponctuelle parmi les autres données, qui permet une recomposition systématique par juxtaposition et combinaison.

 

Ces jeux de la situation de création et de la situation de lecture sont à peu près homologues au rapport de l'écrivain et des pouvoirs institués, qui commandent quelques grands partages historiques, eux mêmes fondateurs de la périodisation proprement littéraire. Des origines à 1328, la littérature féodale ; de 1328 à 1589, la littérature de la féodalité décomposée, qui propose d’autant plus de normes qu elle est moins capable de les imposer; de 1598 à 1715, la littérature de la royauté absolue, qui implique, ultimement, la stricte reconnaissance, par l'écrivain, de la personne du roi ; de 1715 à 1830, celle de la royauté défaite, qui correspond à l’apparition de l'homme de lettres ; de 1830 à nos jours, la littérature de la république naissante et affirmée : l'écrivain moderne doit se définir face à des instances de pouvoir diverses, et dont le véritable lieu ne cesse d'être objet de discussion. Il est remarquable que la période de la royauté absolue et celle de la royauté chancelante font modèle dans les typologies de la littérature française : ici, l'écrivain heureux, pour reprendre une formule de Barthes, déjà lisible chez Sartre, parce que sa position de classe n'exclut ni l'autonomie, ni le dialogue avec le pouvoir, ni le libre parcours du réel ; là, l'écrivain situé par une systématique du discours social, qui n'interdit pas l'initiative proprement littéraire, bien que celle-ci relève d'une interprétation nor mative. Les choses sont moins claires après 1830 parce qu'aucune configura

 

tion ne se donne manifestement et que les écrivains ne peuvent plus établir une relation spéculaire stricte aux pouvoirs institués. Ces partages chronologiques n'excluent pas des retards temporels. Ainsi le complexe idéologique de l'Em-pire et de la Restauration, proprement conservateur, fait lire une situation d'écriture et de lecture originale en des termes partiellement falsifiés (opposition des classiques et des romantiques) : un même auteur, à la carrière longue, participe de deux temps historiques de la création littéraire — le tout premier Hugo rappelle plus Lefranc de Pompi-gnan qu'il n'annonce Baudelaire. En ramenant la littérature à son principe de langage, l'écrivain, à partir de Baudelaire et des symbolistes, tente de sortir d'une impasse historique : à défaut de percevoir une situation extrinsèque de la création littéraire, lui donner une situation intrinsèque. Cette réforme de la perspective fixe le jeu des avant-gardes et n'exclut pas le retour sur les déterminations culturelles. C'est pourquoi la lecture actuelle de la littérature française échappe à la traditionnelle histoire littéraire, pour tenter la double généalogie de l'écrivain et de l'écriture. Mais ces deux généalogies restent d'inspiration normative : l'écrivain, dans son aptitude supérieure à l'expression, fixe les critères de la réflexion critique et est, en même temps, l'objet à légitimer. Toutes les légitimations sont possibles, qui unissent politique et littérature, ou qui tentent d'ouvrir une métaphysique de la littérature.

 

Ces démarches paraissent d'autant plus justifiées que l'évidence de l'institution littéraire (les œuvres, les grandes figures de l'histoire littéraire nationale, les académies, l'édition, la librairie) ne se laisse pas contester. Cependant, certains tiennent que cette figure de l'écrivain— constante de la littérature française— ne pourrait être qu'un accident, ou la conséquence d'un partage des pratiques discursives, qui n'a rien d'essentiel. À la littérature des manuels scolaires, on oppose la littérature naïve, sans orthographe ou sans auteur reconnu, et cette autre littérature, qui, avec Jules Verne ou la comtesse de Ségur, se charge d'une importance que sa démesure rend presque indicible. Et l'histoire littéraire nationale même a ses revers, sa contrepartie inévitable : écrivains sans protecteurs, libertins, grotesques, auteurs maudits, et tous ceux qui ne se soucient pas des modes de l'adhésion et du défaut d'adhésion. Écrivains sans portraits ou sans biographie, tel Lautréamont ; écrivains « mineurs » qui sont comme la conscience cachée de la création qui se fait ; et tous ceux-là qui choisissent le prophétisme ou la voyance lorsque prévaut la moralisation, ou l'inverse. Pour maîtriser sa contrepartie, la littérature française se nourrit d'un jeu d'habilitation et de réhabilitation. Tout écrivain se trouverait promis à une happy end, éventuellement posthume. Car cette littérature n'expose pas les authentiques accidents littéraires : ces écrivains qui écrivent une fois et disparaissent. Elle a eu Rimbaud et Lautréa mont, qui fascinent par leur abandon de l'œuvre. Mais ces abandons sont encore proprement littéraires. La culture française suppose une surestimation de la littérature qui devrait avoir pour seule véritable justification la hardiesse qu'il y a à vivre sa vie sous forme de littérature.

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