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LEIRIS (Michel)

Publié le 22/01/2019

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leiris

LEIRIS (Michel), écrivain et ethnologue français (Paris 1901). Que reste-t-il à raconter de la vie d'un auteur qui en a passé la moitié à le faire lui-même ? Il faudrait s'interroger sur le statut inconfortable — entre redondance et suspicion — qui revient à la biographie

 

de l'autobiographe. Leiris (désireux d'exposer sa vie, de la risquer en la racontant) proposera Fart tauromachique comme modèle à son entreprise ; c'est sous le signe du Taureau (le 20 avril 1901) qu'il naît, dans les quartiers ouest de Paris qu'évoqueront volontiers les souvenirs que son œuvre rapporte de son enfance. Deux figures dominent le monde légendaire dont il se fera l'archéologue. C'est d'abord la « tante Lise », cantatrice renommée qui, à cause des rôles que lui assignait la distribution des opéras, incarnera Judith, la femme dangereuse et castratrice dont, symétrique à celle de la frêle Lucrèce, l'image sera un pôle essentiel dans l'économie érotique de Fauteur. Puis, à mi-chemin entre l'opéra et la littérature, c'est Raymond Roussel qui venait, le dimanche soir, chanter des airs de Massenet avec le père de Leiris, son agent de change. Leiris ne dit pas à quel moment ce mélomane du dimanche est devenu à ses yeux un écrivain, l'auteur d'Impressions d'Afrique.

 

Max Jacob, rencontré en 1921 et qu'il admire à l'égal d'Apollinaire, sera son mentor en matière de poésie : ce que fut cette tutelle, on peut l'apprendre en lisant les lettres attentives, souvent sévères, qu'adresse au candidat poète l'ermite de Saint-Benoît. Leiris fait alors la connaissance de ceux qui resteront ses proches : Kahnweiler, André Masson, Georges Limbour, Élie Lascaux, sa future femme. Mais aussi le grand aîné, Picasso, dont il fera l'égal de Chaplin et de Lénine. Jamais ne se démentiront l'admiration pour l'œuvre ni la reconnaissance pour la personne de Max Jacob ; mais l'entrée de Leiris dans le mouvement surréaliste en 1924 marque une émancipation à l'égard d'un modernisme insuffisamment agressif, trop esthétisant. « Michel Leiris, dira Breton dans ses Entretiens de 1952, partage avec Robert Desnos le souci d'intervenir, d'opérer sur la matière même du langage en obligeant les mots à livrer leur vie secrète et à trahir le mystérieux commerce qu'ils entretiennent en dehors de leur sens. » En présentant les « jeux de mots lyriques » que rassemble son Glossaire : j'y serre mes gloses (publié par la Révolution surréaliste en même temps que ses poèmes et ses récits de rêves), Leiris définissait en effet une position vis-à-vis du langage que le reste de son œuvre ne fera, selon diverses approches, que confirmer, préciser ou développer : « Une monstrueuse aberration, déclare-t-il, fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. » Surréaliste, Leiris fréquentera surtout le groupe dit « de la rue Blomet » (Masson y avait son atelier), où il rencontrera Miré, Queneau, Artaud, Tuai, Piel. De ces années datent les poèmes de Simulacre (1925), des récits surréalistes [le Point cardinal, Grande Fuite de neige, écrits en 1927) et un roman (Aurora, publié en 1946).

 

C'est en 1924 que Leiris avait rencontré Bataille, qui, en 1929, quand il fonde Documents, lui propose d'être secrétaire de rédaction de sa nouvelle revue. Breton prendra ombrage de cette entreprise concurrente et Leiris contribuera, avec les autres fauteurs de dissidence, au pamphlet Un cadavre lancé contre l'autocrate du surréalisme. Cette rupture ne l'empêchera pas de citer, quelques années plus tard, Nadja parmi les modèles qu'il reconnaît à son projet autobiographique. « Michel Leiris, sorti du surréalisme (les constellations se dispersent et chaque étoile brille de son propre éclat), fouille les clartés de la nuit poétique et les ombres de la jeunesse » : c'est ainsi qu'il est présenté, la même année, par une autre revue dissidente qui porte un titre prémonitoire, le Bifur de Ribemont-Dessaignes. Mais ces années folles sont aussi une période de crise personnelle, de « tourment », dira-t-il. Marié depuis 1926, Leiris n'a pas de profession ni de revenus stables. Après un bref passage au parti communiste, après divers voyages (en Grèce, en Égypte, où il rejoint Limbour), il commence un traitement psychanalytique avec Adrien Borel (qui a été, également, le psychanalyste de Bataille et de Queneau) qu'il interrompra en 1931 pour participer à la mission ethnologique Dakar-Djibouti, dont l'organisateur, Marcel Griaule, lui a proposé d'être le

 

secrétaire-archiviste. Parti de France avec l'idée qu'il renonçait à la littérature, Leiris revient, deux ans plus tard, avec le manuscrit de son premier livre, l'Afrique fantôme (1934), journal personnel et ethnographique de sa traversée du continent noir. Il en revient aussi avec un statut professionnel : le musée de l'Homme et le C.N.R.S. seront désormais les cadres administratifs d'une activité professionnelle au compte de laquelle Leiris devra inscrire une part importante de ses publications, nombre d'entre elles consistant dans l'analyse du matériel recueilli au cours de la mission de 1931-32 : la thèse sur la Langue secrète des Dogons de Sanga (1948) et la Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar (1958). Cette activité ne sera pourtant pas acceptée sans renâcler. Tout d'abord en raison de scrupules d'ordre moral ou politique : la prétendue objectivité scientifique ne suffit pas à faire oublier que l'ethnographie est étroitement solidaire du régime colonial auquel sont soumises les populations qu'elle étudie [l'Ethno-graphe devant le colonialisme, 1950). Il est vrai, en revanche, que le culturalisme de la discipline en fait un instrument décisif de la lutte contre le racisme {Race et Civilisation, 1951 ; Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, 1955). Mais c'est à des raisons en dernière instance esthétiques que tient l'inconfort durable de ses relations avec ce qu'il considérera toujours comme son « second » métier : le modèle rimbal-dien reste trop proche de ce surréaliste à peine repenti pour que l'austérité de la discipline scientifique constitue un exercice spirituel assez efficace pour lui faire oublier les dérèglements littéraires. Dans « Dimanche », le chapitre de Biffures où il retrace les méandres qui l'ont conduit à cette carrière, il constate avec amertume qu'elle l'a réduit, lui qui s'était mis en tête d'être poète, à n'être qu'une espèce d'écrivain du dimanche.

 

Mais il n'y a pas lieu de prendre Leiris au mot de ces regrets : en réalité, c'est parallèlement à cette carrière, dont elle déplore pourtant la concurrence, que va s'élaborer la partie la plus importante, la plus nouvelle et la plus personnelle de son œuvre. Il continuera à publier des poèmes (recueillis dans les éditions successives de Haut-Mal, en 1943 et 1969), des récits de rêves (Nuits sans nuits, 1945-1961). Mais surtout, dès son retour d'Afrique, il s'engage dans l'entreprise autobiographique à laquelle, avant son départ, la cure psychanalytique avait donné son impulsion initiale. Un premier volume, l'Âge d'homme (achevé en 1935), paraît à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1939). Il sera suivi par les quatre volumes de la Règle du jeu (Biffures, 1948 ; Fourbis, 1955 ; Fibrilles, 1966; Frêle Bruit, 1976), qui sont au genre autobiographique ce qu'À la recherche du temps perdu ou l'Ulysse de Joyce ont été pour le roman.

 

Leiris avait assuré le secrétariat de Documents. C'est en recherchant des illustrations pour cette revue qu'il est tombé sur les reproductions de la Judith et de la Lucrèce de Cranach qu'il fera figurer, en hors-texte, en tête de l'Âge d'homme, diptyque féminin qui emblématisé à ses yeux les deux pôles d'une tragédie érotique oscillant entre la terreur des femmes castratrices et l'identification aux femmes menacées. C'est à propos de ces dernières que le chapitre « Lucrèce » de l'Âge d'homme propose sa première référence à la corrida. Car, avant de faire (dans « De la littérature considérée comme une tauromachie », préface ajoutée à la réédition du livre en 1946) du torero lui-même, parce qu'il risque sa vie dans l'exercice de son art, le modèle d'une esthétique de l'engagement, c'est en effet au taureau que Leiris s'était d'abord identifié : jeté, sans l'avoir demandé, dans une histoire qui ne peut que mal tourner pour lui. On doit également à Leiris « aficionado » les poèmes ù'Abanico para los toros, mais surtout l'admirable Miroir de la tauromachie (1938), manifeste en faveur d'un art de la tangence et du gauchissement. Cette plaquette, illustrée par Masson, paraît à l'époque du Collège de sociologie, dont Leiris a été, avec Bataille et Caillois, l'un des fondateurs (et dans le cadre duquel il a écrit « le Sacré dans la vie quotidienne », dont le style autobiogra

 

phique fait charnière entre celui de l'Âge d'homme et celui de la Règle du jeu).

 

Quels sont les risques réels d'une autobiographie ? À quoi s'expose celui qui tient à s'exposer de la sorte ? Il est de fait que, en cours de chemin, Leiris a failli disparaître dans une entreprise dont il ne voyait plus la fin. L'ombre de la corne de taureau, invoquée en 1938, traverse dramatiquement Fibrilles, au centre duquel figure le récit d'une tentative de suicide de l'auteur et de la convalescence qui l'a suivie. Mais Leiris survivra à son autobiographie et, en 1981, il fait paraître le Ruban au cou d'Olympia, où, comme dans un mobile de Calder, on voit graviter, selon des rythmes, des courbes et des gravités variables, des fragments alternés de prose et de poésie, de brèves fictions, des souvenirs désaffectés, des réflexions esthétiques ou morales. La veine autobiographique n'est pas abandonnée. Mais elle s'allie maintenant à ce contre quoi elle s'était définie jusqu'alors : l'Âge d'homme (conformément à la règle fondamentale de la psychanalyse) l'avait définie comme « la négation d'un roman », excluant toute affabulation, tout travestissement ; maintenant, plus romançante que romancée, elle est devenue la forme par excellence de ce qu'un auteur cher à Leiris, Marcel Schwob, aurait appelé « vie imaginaire » (Langage tangage, 1985).

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