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Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre

Publié le 24/01/2019

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Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre (Angoulême 1492 - Odos 1549). Elle domine, à tous égards, la première moitié du xvie s. français. Par sa position sociale d'abord (sœur du roi François Ier, elle épousa, en secondes noces, Henri d'Albret, roi de Navarre, dont elle eut une fille, mère du futur Henri IV) et par le rôle important, et parfois décisif, qu'elle joua en plusieurs circonstances cruciales de la vie politique du royaume (notamment lors de la captivité du roi François Ier à Madrid, après la défaite de Pavie). Par le soutien et l'encouragement actifs, ensuite, qu'elle ne cessa d’accorder en France aux deux grands courants qui, dans la première moitié du siècle, renouvelèrent en profondeur la culture et la religion : l'humanisme et l'évangélisme. Il n'est guère de personnalités intellectuelles ou d'écrivains de progrès — Lefèvre d'Éta-ples, Marot, Rabelais, Bonaventure Des Périers, Dolet, pour ne citer que les plus grands — qui n'aient bénéficié, aux heures de danger (et elles furent nombreuses), de sa protection ou de son aide. Par son œuvre d'écrivain, enfin.

 

Il est difficile de dater avec précision la totalité des écrits de la reine, qui s'étendent, approximativement, sur une trentaine d’années : de 1524 environ (date du Dialogue en forme de vision nocturne} jusqu'à sa mort en 1549 (qui, peut-être, interrompit la rédaction des dernières Journées de l'Heptaméron}. D'un point de vue générique, on pourrait y distinguer trois grands volets : un poétique, un dramaturgique et un narratif (représenté par l'Heptaméron} ; division quelque peu arbitraire, toutefois, si l'on songe que l'Heptaméron comporte, outre des récits, une part importante de dialogues, et que la forme dialogique se retrouve, non seulement dans les comédies de la reine, mais dans bon nombre de ses poésies. La perspective thématique conduirait, elle, à un partage binaire : d'un côté les pièces d'inspiration religieuse, de l'autre les pièces d'inspiration profane. Mais, dans de nombreux poèmes (l'Histoire des Satyres et des Nymphes de Diane) et plusieurs comédies {la Comédie de Mont-de-Marsan, les comédies satiriques), l'inspiration religieuse et l'inspiration profane sont étroitement mêlées.

 

Une partie de l'œuvre de la reine a été publiée en recueil, en 1547, sous le titre les Marguerites de la Marguerite des Princesses. Outre quatre comédies bibliques, ce recueil comprenait la plupart de ses longs poèmes religieux (à l'exception des Prisons), les Chansons spirituelles, une comédie profane (la Comédie à dix personnages), une farce satirique (Trop, Prou, Peu, Moins) et plusieurs poèmes profanes (dont la Coche). Des pièces demeurées inédites (et qui le demeurèrent plus de trois siècles), la plus grande partie fut publiée en 1896, par Abel Lefranc, sous le titre de Dernières Poésies de Marguerite de Navarre : cet ensemble comprenait notamment les Prisons, le Navire, de nombreuses épî-tres et deux comédies, dont celle de Mont-de-Marsan. Quant à l'Héptaméron, sa publication connut des avatars particuliers.

 

Les poésies de Marguerite généralement qualifiées de « pieuses » se divisent, du point de vue de la forme, en deux groupes distincts. D'une part, une série de longs poèmes décasyllabiques (Dialogue en forme de vision nocturne, Miroir de l’âme pécheresse, Discord de l'Esprit et de la Chair, Oraison de l’âme fidèle, Oraison à Notre-Seigneur Jésus-Christ) qui inaugurent dans notre littérature le genre de la méditation pieuse. Leur originalité réside, en effet, moins dans leurs thèmes (le néant de l'homme opposé à la toute-puissance de Dieu, la vanité des œuvres, le salut par la foi : tous thèmes fondamentaux de l'évangélisme) que dans leur forme personnelle, presque autobiographique ; le je qui s'y exprime n'est pas, comme le je de la plupart des poèmes du xvi® s., un je symbolique, un je-masque, mais un je

 

« personnel » au sens chrétien du terme : le je de la créature prenant conscience d'elle-même dans son face-à-face avec son Créateur, et lui confiant ses doutes, ses tourments, ses espérances. Peut-être est-ce, historiquement, dans cette forme de poésie religieuse qu'il faut chercher les origines profondes de ce qu'on appellera plus tard le lyrisme personnel.

 

Le groupe de pièces rassemblées sous le titre de Chansons spirituelles ne se distingue du précédent que par le procédé du contrafactum, qui consistait à substituer au texte de chansons profanes à la mode un texte pieux, tout en conservant les formes strophiques, les rimes, une partie du lexique et des phrases mêmes de ces chansons.

 

Les poésies profanes de la reine (si l’on met à part le Navire, poème composé à l'occasion de la mort du roi, en 1547, et qui instaure un dialogue fictif entre ce dernier et sa sœur) rassemblent des pièces de circonstance, présentées pour la plupart sous l'étiquette d'épîtres, et des poèmes consacrés à l'amour : une partie d'entre eux, de forme brève (dizains ou épigrammes), se placent dans la lignée du pétrarquisme ; d'autres mettent en scène, sous une forme épistolaire ou narrative, des dialogues entre personnages fictifs, et qui, se rattachant au genre médiéval du débat, se situent au point de confluence de la tradition médiévale courtoise et la « philosophie » néoplatonicienne de l'amour empruntée au Italiens.

 

Quant aux Prisons, elles forment le récit des étapes successives qui conduisent un héros, narrateur de sa propre histoire, à se libérer des trois « prisons » où il s'est volontairement enfermé (la prison d'amour d'abord, celle du pouvoir et des richesses ensuite, celle, enfin, de la Science) pour atteindre au terme de sa quête la joie et la liberté absolues dans l'union avec Dieu. L'intérêt du poème réside moins dans les thèmes abordés que dans la « dialectique » de leur agencement : chaque nouvelle « libération » de l'amant apparaît moins comme une transformation ou un « dépassement » que comme une brusque conversion produite par l'illumination de la foi et l'intervention extérieure de la grâce. C'est du pur credo évangélique — plus précisément, du credo paulinien — que, sur ce point, l'œuvre s'inspire. Elle n'en trouve pas moins un achèvement tout mystique dans le « ravissement » de l'Amant (le « Rien ») au sein de Dieu (le « Tout »). Mais l'aspect le plus significatif de l'œuvre se situe dans le « retour » que, dans la phase ultime de son ascension spirituelle, l'Amant opère sur les phases antérieures de son itinéraire — « retour » qui, loin de faire apparaître vains toute connaissance et tout savoir humains, en révèle au contraire l'origine et le fondement divins : à travers le discours du poète, comme à travers celui du mathématicien, de l'historien, du légiste, du théologien, c’est la voix même de Dieu qui se fait entendre, Verbe divin présent, depuis toute éternité, au cœur de tout discours et de tout savoir humains, tant païens que chrétiens. Position caractéristique d'un humanisme enclin à déceler, sous l'opposition de surface des cultures païenne et chrétienne, leur continuité profonde. Cet humanisme « ouvert » est celui d'Érasme et de Lefèvre : l'humanisme de tous ceux qui ont, peu ou prou, subi l’influence des néoplatoniciens italiens, jointe à celle de Nicolas de Cues.

 

L’œuvre théâtrale de Marguerite comprend quatre « comédies » religieuses, composées entre 1535 et 1540, dont certaines furent vraisemblablement représentées : la Comédie de la Nativité, la Comédie de VAdoration des trois rois, la Comédie des Innocents et la Comédie du Désert. Toutes quatre, inspirées d'épisodes de la naissance et de l'enfance du Christ, sont ainsi proches de la tradition des mystères médiévaux. Mais elles s'en distinguent par une simplification de la structure dramatique (action moins foisonnante, diminution du nombre des lieux et des personnages), par l'absence de toute référence aux réalités contemporaines et par l’abandon du style familier.

 

Si l'on met à part la Comédie sur le trépas du Roi (1547) — dans laquelle,

 

sous le voile d'une allégorie bucolique, Marguerite exprime la douleur que lui causa la mort de son frère —, les comédies dites « profanes » comportent d'abord des pièces de satire religieuse (le Malade, 1535; l'inquisition, 1536; Trop, Prou, Peu, Moins, 1544) dont les personnages représentent, sous des figures différentes, les mêmes types sociaux, scindés en deux groupes adverses : d'un côté, les représentants de l'autorité ecclésiale (le médecin, l'inquisiteur, Trop et Prou), de l’autre les adeptes de la foi rénovée (la chambrière, les enfants, Peu et Moins). En dépit de ces analogies, une nette différence apparaît entre les deux premières comédies (où la satire demeure modérée, et dont l'une s'achève même sur la conversion du persécuteur à la foi qu'il combat) et la dernière (où les adversaires campent jusqu'à la fin sur leurs positions) : différence qu'explique la sévère aggravation de la répression religieuse entre 1535 et 1544.

 

Outre la Comédie ù dix personnages et la Comédie du parfait amant (1549) qui traitent de questions de casuisti que amoureuse, la plus originale des pièces profanes de Marguerite, la Comédie de Mont-de-Marsan (1548), présente d'étroits rapports avec le poème (contemporain par sa rédaction) des Prisons (comment ne pas rapprocher, en effet, l'attitude de la Bergère de cette comédie, la « Ravie de Dieu », de celle de l'Amant des Prisons, dans la phase finale de son « ravissement » ?). Mais la comédie dissocie deux attitudes religieuses — la pure foi évangélique et l'élan mystique d'amour vers Dieu — incarnées dans les Prisons par un seul et même personnage.

 

Révélé pour la première fois en 1558 par une édition à la fois partielle et fantaisiste fournie par Pierre Boaistuau, l'Heptaméron ne fut connu sous sa physionomie véritable qu'en 1853. À l'instar du Décaméron de Boccace (les devisants déclarent expressément, dans le Prologue, vouloir en donner un analo-gon français), l'ouvrage devait certainement, dans sa conception initiale, comporter cent nouvelles : la mort de Marguerite l'empêcha-t-elle de mener son travail jusqu'à son terme ? Ou bien les nouvelles manquantes ont-elles été perdues ? L'état présent de la recherche ne permet pas de répondre catégoriquement à cette question. En tout état de cause, les deux recueils, en dépit d'analogies superficielles, diffèrent profondément l'un de l'autre. Cette différence tient moins, pour l'essentiel, au contenu et au style des nouvelles assemblées dans chacun d eux qu'à la nature et à la fonction des dialogues qui relient les nouvelles les unes aux autres. L'Heptaméron est, en fait, tout autre chose qu'un simple recueil de nouvelles (ce que sont, vers la même époque, le Grand Parangon de Nicolas de Troyes ou les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneul-les). Non que le plaisir propre de narrer soit exclu du protocole de passe-temps, que, dans le Prologue, mettent au point les devisants ; mais ce plaisir n'est point l'unique fonction qu'ils assignent à leurs narrations : celles-ci sont pour eux l'occasion d'échanger des idées, d'engager de véritables débats sur des sujets d'importance ce sont ces débats qu'abordent parallèlement les œuvres poétiques et dramaturgiques de Marguerite, à savoir, au premier chef, le problème de l'amour, amour que se portent les unes aux autres les créatures, et amour que celles-ci portent à Dieu. Mêmes thèmes, donc : mais intégrés dans un discours dont la structure est totalement différente, et qui, de ce fait, voient leur statut et leur fonction idéologiques radicalement transformés. Ce statut et cette fonction, une lecture superficielle de l'œuvre n'en révèle point de prime abord l'exacte nature. La double fonction, en effet, qu'assument « immédiatement » presque tous les récits du recueil fait d'eux les surgeons de deux genres fort anciennement ancrés dans la tradition : une fonction de véridiction, d'une part (toutes les histoires narrées dont censées être vraies), propre au genre historiographique ; une fonction d'exemplarité, d’autre part (chaque récit est censé démontrer le bien-fondé d'une thèse ou d'une opinion), propre au genre médiéval de l'exemplum. Les devisants

 

de Heptaméron sont loin du détachement humoristique et de la distanciation critique qu'affichent vis-à-vis de leurs récits les narrateurs des Facéties ou des Nouvelles Récréations : ils entendent, par le biais du récit, défendre des opinions, voire (c'est le cas des femmes surtout) fournir matière à édification. Comparé au recueil contemporain de Des Périers, totalement affranchi — humanisme oblige — de la tradition médiévale du récit « exemplaire », l'Heptaméron fait figure d'œuvre archaïque. Tout change, cependant, dès qu'on cesse d'adopter pour perspective la fonction que chaque narrateur assigne à son récit, pour considérer celle que confère à ce dernier sa position dans le système d'ensemble de l'œuvre : une œuvre dont l'auteur (plus exactement, le « méta-narrateur »), loin de s'identifier aux narrateurs des nouvelles, maintient à leur égard une irréductible distance, qui exclut rigoureusement qu'on puisse (comme on l'a parfois fait) considérer l'un d'entre eux comme son porte-parole. Tout change, ou, plus paradoxalement même, tout s'inverse : tel récit, censé démontrer le bien-fondé de telle opinion, se voit, dans le dialogue qui suit, investi par un autre devisant d'une signification différente, voire opposée ; chaque récit pouvant être contredit dans son « exemplarité » par un récit de valeur « exemplaire » inverse. Des discours multiples (de forme narrative ou dialogique) se heurtant les uns aux autres pour se neutraliser, se relativiser ou se transformer mutuellement : une telle machinerie, dont le mouvement circulaire aboutit à une sorte d'immobilité, n'est pas sans évoquer par anticipation le mode d'écriture des Essais.

 

Ici resurgit le fameux problème de l'unité de l'œuvre de Marguerite. Car l'univers de l'Heptaméron se situe bien, semble t-il, aux antipodes mêmes de l'univers des Prisons. Là, tout s'ordonnait — ou finissait par s'ordonner — sous le regard d'une foi à qui se révélait, par-delà la diversité de ses formes visibles, l'unité secrète que confère à l'Uni-vers entier la participation de l'ensemble de ses éléments à l'essence divine. Ici, tout se déconstruit par l'effet du singulier travail d'un discours au terme duquel l'espoir d'atteindre en ce bas monde une vérité absolue s'avère mythique. Marguerite simple ? Marguerite double ? s'interrogeait naguère L. Feb-vre, troublé par la coexistence paradoxale chez le même écrivain d'une inspiration hautement spirituelle (dans les poésies religieuses) et d'un « réalisme » que n'effarouchent pas la trivialité, voire la grossièreté (dans l'Heptaméron]. Ce « paradoxe » tout superficiel une fois dissipé, la même question ne resurgit-elle pas, à un autre niveau, sous une forme plus cruciale encore que la première ? Car il ne s'agit plus cette fois de bienséance, mais de savoir et de vérité. C'est un fait : sur ce point, l'œuvre religieuse de Marguerite et l'Heptaméron ont, fondamentalement, une appréhension divergente du monde. Non point exactement des idéologies, encore moins des philosophies opposées, mais bien des pratiques opposées de la véridiction.

 

Ce problème, nous le poserons dans la seule perspective qui soit à nos yeux pertinente. La question de savoir comment et pourquoi le sujet qui eut nom Marguerite a pu, successivement ou simultanément, s'engager dans des pratiques littéraires divergentes est un problème qui concerne ses biographes (ou éventuellement les psychocriticiens). Celui que pose son œuvre — le seul qui nous intéresse ici — concerne ces pratiques elles-mêmes : sont-elles en tant que telles contradictoires, ou bien, quoique opposées, ne comportent-elles pas, en deçà même de leur opposition, un point d'articulation ? La vision unitaire de l'univers à laquelle parvient le héros des Prisons se soutient en effet, sinon de la négation, du moins de la « mise entre parenthèses » de la diversité de ses formes visibles et concrètes : or c'est précisément ce monde des apparences, et lui seul, qui intéresse les devisants de l'Heptaméron. Mais, si l'unité et la cohérence du monde ne sont perceptibles qu'au sein d'une expérience mystique où la diversité visible des êtres se réduit à n'être que pure illusion, il est fatal que toute sortie hors de cette

 

expérience, ou tout refus de s'y engager, fasse surgir comme seul horizon possible du Savoir l’univers de l'apparence pure et son irréductible diversité. À l'unité absolue ne peut correspondre — dès lors que, des hauteurs de l'intuition mystique, on redescend sur terre — qu'une diversité tout aussi absolue. L'univers de l'œuvre religieuse de Marguerite et l'univers de l'Heptaméron ne sont si radicalement opposés dans leur structure profonde que parce qu'ils sont en fait étroitement complémentaires.

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