BARRÉS Maurice : sa vie et son oeuvre
Publié le 16/11/2018
Extrait du document
«
écriture
ne pouvait atteindre sa perfection dans les limi
tes d'un texte, mais seulement se développer selon un
rythme contrasté d'un texte à l'autre.
La vérité de l'œuvre, il faudrait la rechercher dans un
continuel va-et-vient, entre un morceau d'ironie et une
méditation lyrique, un pamphlet politique et un essai sur
l'art.
Quand bien même une évolution se dessine -de
l'égotisme au nationalisme, de la révolte au repli sur
soi, du nihilisme au mysticisme -, elle n'est jamais
caricaturale ni toujours définitive, car, tout au long des
grands ensembles du Culte du moi, du Roman de l'éner
gie nationale et des Bastions de l'Est, court une série de
textes qui n'ont pas de prétentions idéologiques, -et
parfois même les démentent.
Mais ces contrastes par lesquels s'organise l'œuvre ne
relèvent pas de la seule complexité d'un créateur, peu
soucieux de rejeter une ambivalence fondamentale; sans
doute indiquent-ils aussi les hésitations de l'écrivain.
Sensible à la crise du roman qui sévit dans l'entre-deux
siècles, adversaire du naturalisme, Barrès caressa le rêve
d'un livre qui «aurait sa forme à lui », et il l'essaya dans
ses premiers «romans idéologiques», romans qui n'en
sont pas vraiment et qui tiennent tout à la fois de l'essai,
du poème en prose et de l'autobiographie déguisée.
Romancier, il le deviendra pourtant, mais avec effort,
et tout en continuant à écrire plus librement nouvelles,
évocations de voyages, conte poétique : écartèlement
pleinement conscient entre les œuvres volontaires et cel
les qui satisfont son « go fit de l'harmonie sans pensée »
- mais non sans intelligence ...
Car n'est-il pas avant
tout styliste admirable et, comme le dit Mauriac,
« témoin-musicien plus que romancier >>?
De ces incertitudes témoignent les ébauches répétées,
les rêveries sur des personnages qu'il parvient difficile
ment à faire accéder au statut de la fiction, tant c'est à
lui-même et aux résonances de ses rêves qu'il s'attache :
«J'écris en poète, en mystique, je me raconte tou
jours ...
» Le va-et-vient entre les tons, entre les genres
se fonde sur la présence d'un moi multiple.
Et si les
avatars romanesques de ce moi ne manquent pas - le
Je/11, bientôt prénommé Philippe, du Culte du moi, André
Maltère de l'Ennemi des lois, François Sture! des Déra
cinés, ou même, à demi rêvé, Guillaume, du Jardin sur
l'Oronte -, Barrès n'a pu mener à bien ses propres
Mémoires : aurait-il trouvé ainsi, dans un texte sans
idéologie ni contrainte extérieure, l'unité de son être et
de son œuvre?
Ce sont donc tous ses livres qui constituent un vaste
espace autobiographique, aux facettes contradictoires, et
renvoient à celui qui les a réalisés sans s'y réaliser vrai
ment : «Qu'est-ce que mon œuvre? Ma personne toute
vive, emprisonnée.
La cage en fer d'une des bêtes du
Jardin des Plantes ».
Exister
Le nihilisme désenchanté qu'il partage avec toute sa
génération et l'angoisse personnelle qu'il éprouve face à
l'existence conduisent Barrès à sa première affirmation :
la prise de conscience de soi en un acte volontaire.
Sous
des dehors désinvoltes, passe le rêve d'un moi démiurge,
libéré de toute influence extérieure, devenant l'objet
d'un cuhe et l'aboutissement d'un continu perfectionne
ment intime.
«Sentir le plus possible en analysant le
plus possible» : l'homme libre, à travers la recherche
pathétique ou ironique de guides et de méthodes souvent
pastichées des mystiques, n'ambitionne-t-il pas de conci
lier ainsi rationalisme et romantisme, en composant
l'unité de son être avec la multiplicité de ses
expériences? Et quand, dans cet univers solipsiste et morcelé, se
fait sentir la nostalgie d'une permanence et d'une harmo- nie,
c'est encore au fond du moi que le personnage barré
sien croit découvrir les trésors de 1 'inconscient, par
l'ouverture aux masses, aux vastes paysages et aux
«petites secousses>> de l'univers.
C'est qu'ici l'in
fluence de Hartmann interfère avec celles de Fichte, de
Hegel, de Scho pen hauer -avec celle aussi de Renan.
Car l'individualisme barrésien mêle à son égotisme
un dilettantisme hérité de Renan -cette leçon de scepti
cisme et de curiosité intellectuelle -et une recherche
ambiguë de l'énergie, qui peut mener à 1 'attente du Maî
tre-« Axiome, religion ou prince des hommes »-, au
culte du héros (Napoléon) ou à la révolte anarchisante
de l'Ennemi des lois, qui rejette les traditions et récuse
l'intelligence pour ne se fier qu'à l'instinct :« Je m'ac
cuse de désirer le libre essor de toutes mes facultés et de
donner son sens complet au mot exister».
Désir d'autant plus intense qu'il apparaî't sur fond
d'ennui fiévreux, et dans la hantise de la mort.
L'élan
partout recherché, dans le goOt des émotions fortes, le
voyage ou l'engagement, n'est peut-être qu'une image
de la fuite : «Ma vie ne fut jamais une course vers
quelque chose, mais une fuite vers ailleurs >>.
Ce tragique
pourtant ne fait qu'affleurer; mis à distance par l'ironie
dans la phrase, il l'est par le dandysme dans la vie : le
personnage barrésien, qui se veut à la fois «fanatique et
dilettante>> , capable de concilier le besoin de l'action et
le détachement de l'analyse, se fera fort de conjurer le
vertige par toutes les « gymnastiques>> que lui offre la
vie sociale.
Un écrivain engagé?
La politique en est un exemple : -
ou, plus profondément, recherche d'une discipline?
Boulangiste de gauche, Barrès s'est bientôt tourné
vers un socialisme national, curieux mélange de fédéra
lisme, de socialisme proudhonien, de protectionnisme
et de déterminisme tainien.
Puis, érigeant en termes de
doctrine le retour du moi à la terre et aux morts, le voilà
devenu nationaliste : un nationalisme qui emprunte à
Taine, à Jules Soury, à Michelet, et dont l'affaire Drey
fus montrera qu'il n'est exempt ni de xénophobie ni
d'antisémitisme [voir AFFAIRE DREYFUS].
Mais le secta
risme n'est pas dans la nature de Barrès, et sa passion
politique ne l'occupe pas tout entier : si le Roman de
l'énergie nationale est un roman à thèse -mais aussi
un constat d'échec du nationalisme -, s'il se croit obligé
de sacrifier au culte des provinces perdues, dans ces
textes de propagande que sont Au service de l'Allemagne
et Colette Baudoche, et si les années de guerre le voient
renoncer à toute expression personnelle au profit de sa
tâche d'excitateur patriotique, combien de ses livres
échappent heureusement à ces nécessités idéologiques!
Mais en un temps où les réalités politiques apparais
saient particulièrement médiocres, il n'était guère heu
reux d'en nourrir une partie de son œuvre et de donner
à la littérature un autre but qu'eUe-même ...
Barrès y
trouva-t-il l'équilibre, ou se laissa-t-il prendre au piège
d'une cause et d'un rôle dont il sentait les limites?
Évolution et ambivalence
De l'égotisme au nationalisme, l'évolution relève plus
de l'affectivité que du raisonnement : cet approfondisse
ment -ou ce rétrécissement -du moi aux dimensions.
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