CHAMFORT Nicolas de, pseudonyme de Sébastien-Roch Nicolas (1740-1794). Peintre moqueur d’un Ancien Régime en décomposition, Chamfort en propose un portrait lui-même décomposé : des Maximes, pensées, caractères et anecdotes où la littérature se fragmente en mots d’esprit, l’Histoire en historiettes, la morale en conformismes. A la différence d’un La Rochefoucauld, Chamfort n’est habité d’aucune certitude; ce moraliste dénonce la « charlatanerie » des moralistes, et apres avoir lancé en 1789 son fameux « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières », il raille la pseudo-fraternité révolutionnaire : « Sois mon frère ou je te tue ». Car l’ennemi suprême est pour Chamfort l’esprit de système. L’important est de briser par le rire tous les discours d’oppression, y compris celui du philosophe d’autant plus suspect qu’il se dit porteur de vérité. On comprend dès lors l’hommage rendu par Nietzsche dans le Gai Savoir à un homme qui «jugeait le rire nécessaire comme un remède à la vie ».
Le fugitif
La vie entière de Chamfort est marquée par le désir de parvenir, et simultanément d’échapper aux contraintes sociales. Premier obstacle : la naissance. Sébastien-Roch Nicolas, né à Clermont-Ferrand en 1740, est un enfant naturel. Sauvé par son intelligence, il est recruté comme boursier par le collège des Grassins, à Paris. Pour échapper à « l’esprit de pédanterie », ce trop bon élève se jette dans la vie mondaine, fût-ce par la petite porte : à vingt ans, il est précepteur chez un baron allemand, et nègre littéraire du duc de La Vallière. Servitude intellectuelle qu’il compense par une générosité physique peu commune : « C’est un Hercule », dit avec ravissement la princesse de Craon. En est-il moins un « bouffon de cour »? « Sois indépendant », crie la nature, et Sébastien-Roch devenu M. de Chamfort cherche à se faire reconnaître homme de lettres : il court les prix académiques (Éloges de Molière, 1769; de La Fontaine, 1774) et les succès théâtraux : la Jeune Indienne (1764) et le Marchand de Smyrne (1770) dénoncent les fausses valeurs de la société occidentale. En 1776, il collabore à un Dictionnaire dramatique et donne Mustapha et Zéangir, tragédie raboteuse qui lui vaut pourtant une pension royale et une charge auprès du prince de Condé : prison dorée, d’où il s’évade au bout d'un an. 1781 : Chamfort est élu à l’Académie. Mais il s’échappe encore, et s’enferme à la campagne. Nouveau retour au monde en 1784 : le voici secrétaire de Mme Élisabeth, sœur du roi, et protégé du comte de Vaudreuil. Est-il cette fois « récupéré » définitivement? Non pas, et ses lettres à Vaudreuil dénoncent les vices du régime : « De quoi s’agit-il? D’un procès entre vingt-quatre millions d’hommes et sept cent mille privilégiés ». En 1789, il inspire à Sieyès sa célèbre brochure Qu’est-ce que le tiers état? et cet académicien rédige pour Mirabeau un discours sur... la suppression des académies (1791). Mais il garde son franc-parler, et sous Robespierre la dissidence devient un plaisir dangereux; ses sarcasmes (« la fraternité de ces gens-là est celle d’Étéocle et de Polynice ») le conduisent en prison (1793). Ultime évasion, manquée : une tentative de suicide en septembre 1793. Mal rétabli, il mourra quelques mois plus tard le 13 avril 1794: fin pathétique d’un Lorenzaccio totalement lucide sur lui-même — « ma vie entière est un tissu de contrastes avec mes principes » —, cherchant à tirer vengeance d’une société qui l’a
corrompu, et qui ne trouve dans la Révolution qu’une nouvelle mascarade avec, en plus, la guillotine.
Un rire destructeur
Les Maximes, pensées, caractères et anecdotes ne paraîtront qu’en 1795, publiés par le poète Ginguené. Grâce à lui, nous savons que Chamfort avait « depuis longtemps » (à partir de 1780 sans doute) coutume de les écrire « chaque jour sur de petits carrés de papier », l’un d’eux donnant le titre du futur ouvrage : Produits de la civilisation perfectionnée. Jardin secret, mais aussi dossier constitué pièce à pièce, bouffées de colère après des journées consacrées à plaire. A première vue, les cibles sont traditionnelles : gens de lettres, courtisans, femmes du monde, prêtres, tous entraînés dans une même comédie sociale dont ils suivent les règles avec une stupide inconscience : « Les hannetons ne savent pas l’histoire naturelle ». Valeurs, sentiments ont une face cachée, une vérité médiocre que le discours mondain s’applique à travestir, et que l’« honnête homme » restitue : la bienfaisance n’est qu’un désir d’« assujettissement » d’autrui; l’amour, « l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes ». Paraître, artifice, lâcheté : la faute en est à « la » société; mais est-ce la société en soi, ou seulement le système oppressif et corrompu de l’Ancien Régime?
Chamfort hésite entre un rousseauisme nostalgique et le combat politique, la satire aristocratique de la « sottise » et l’appel aux armes : « Les pauvres sont les nègres de l’Europe. » Il faut en tout cas que « le cœur se brise ou se bronze ». Lequel est préférable? Situation sans issue. Le drame de Chamfort est de ne pouvoir fixer son lieu de parole : pour lever les masques, il faut s’intégrer à la société telle qu’elle est; peut-on dès lors éviter d’en prendre les vices? « Il faut qu’à la longue l’homme le plus honnête devienne comédien malgré lui ». L’ouvrage lui-même s’en trouve écartelé entre des historiettes où figure le narrateur et des maximes qui le placent à distance du monde. Et la vérité n’est pas du côté que l’on croit : la maxime n’est que « routine », « charlatanerie », sa généralité est illusoire [voir Maxime]; la saynète en revanche dit le vrai du monde, car « l’histoire des peuples soumis au despotisme n’est qu’un recueil d’anecdotes ». Le rire même, qui donne son unité à l’ouvrage, est ambigu : est-ce le théâtre ou la fête, la distraction ou la destruction? L’honnête homme à la fois « rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons » et « brise en riant les faux poids et les fausses mesures ». Ce rire hautain et solitaire dit aussi l’échec des Lumières : Diderot, Montesquieu, les grands bâtisseurs ne sont ici que de petits esprits et la Révolution, suprême espoir, a définitivement pourri la philosophie en faisant des « idées » un moyen de « parvenir aux places »! Scepticisme radical — d’aucuns parleraient d’anarchisme petit-bourgeois — qui condamne les idéaux au nom de leur devenir historique, et l’Histoire au nom d’une « nature » à jamais perdue...