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Charles BAUDELAIRE : Le crépuscule du soir

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

baudelaire

 

Voici le soir charmant, ami du criminel ; Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel Se ferme lentement comme une grande alcôve, Et l'homme impatient se change en bête fauve. Ô soir, aimable soir, désiré par celui Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd'hui Nous avons travaillé ! - C'est le soir qui soulage Les esprits que dévore une douleur sauvage, Le savant obstiné dont le front s'alourdit, Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit. Cependant des démons malsains dans l'atmosphère S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire, Et cognent en volant les volets et l'auvent. A travers les lueurs que tourmente le vent La Prostitution s'allume dans les rues ; Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ; Partout elle se fraye un occulte chemin, Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main ; Elle remue au sein de la cité de fange Comme un ver qui dérobe à l'homme ce qu'il mange. On entend çà et là les cuisines siffler, Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ; Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices, S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi, Et forcer doucement les portes et les caisses Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, Et ferme ton oreille à ce rugissement. C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent ! La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent Leur destinée et vont vers le gouffre commun ; L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un Ne viendra plus chercher la soupe parfumée, Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée. Encore la plupart n'ont-ils jamais connu La douceur du foyer et n'ont jamais vécu !

 

Dans «Le Crépuscule du soir«, sous le déclin de la civilisation on lit en transparence le retour à l'état sauvage. Mais ce cercle vicieux d'un progrès illusoire, qui n'est que le masque de la régression vers la faute originelle, est rompu par le sacrifice du poète, qui, comme les anciens dieux, se déchire, se multiplie, pour renaître. Le «rugissement « de l'enfer urbain laisse la place à un recueillement grâce auquel la solitude du poète se peuple de toutes les vies manquées, de tous les malheurs des hommes. La multitude des existences séparées, vouées au péché, se résorbe en chant d'amour, en communion universelle. Tel est le pouvoir de la charité, telle est la force du renoncement. Ainsi la prostitution des corps est-elle rachetée par cette prostitution de l'âme qui définit, selon Baudelaire, la poésie :

baudelaire

« inspiratrice. Un autre « soir » On remarque, d'emblée, que les deux textes s'ouvrent sur la même formulation.

Mais alors que dans «Harmonie dusoir », le présentatif « voici » est empreint d'une solennité qui annonce le triomphe de l'Idéal, dans «Le Crépusculedu soir» il introduit l'allégorie d'un tout autre «soir », un soir qui, malgré l'absence de majuscule, est personnifié sousles traits d'un « ami du criminel» venant «à pas de loup » pour commettre ses mauvais coups.Dans « Harmonie du soir », dès le premier vers, le soir est connoté par une emphase véritablement prophétiquerehaussée par le pluriel : « Voici venir les temps...

» Cet élargissement est renforcé par la récurrence de la fricativesonore «v» : « Voici venir les temps où vibrant sur sa tige...

».On peut en conclure, d'une part, que l'important dans une poétique n'est pas dans les matériaux eux-mêmes, commeici l'emploi de « voici », mais dans la valeur que leur donne le contexte dans lequel ils s'inscrivent.Ainsi, dans «Le Crépuscule du soir », ce n'est pas l'éclat « vibrant » du «v» que retient Baudelaire pour construire lachaîne des signifiants, mais la sifflante «s », dont le susurrement se poursuit dans « Voici le soir...

» repris dans«,complice », « ciel », « impatient ».

Le ciel qui est le siège même de l'idéal est associé, par ce jeu des sonorités, àcette gamme de connotations péjoratives et se trouve donc dévalorisé.

La différence d'emploi du verbe « venir »est également significative de ce déplacement d'accent.

Pour juger de la différence de tonalité entre les deuxpoèmes, il suffit de comparer l'effet solennel produit dans « Harmonie du soir » par l'effacement du mot « soir » aupremier vers et sa substitution par une expression quasi biblique (« Voici venir les temps...

») et la simplicitévolontairement prosaïque, pleine de troublante insinuation, avec laquelle Baudelaire annonce l'arrivée de ce mêmesoir dans l'autre poème : « Il vient à pas de loup...

»La confrontation des images et des registres stylistiques dans les deux poèmes est encore plus probante.

«Harmoniedu soir » développe des métaphores empruntées au vocabulaire religieux qui contribuent toutes à remplir « l'air dusoir » d'une grandeur sacrée.La nature n'est plus la matière impure souillée par le péché originel, elle participe du souffle divin qui créa l'homme etle monde, au premier jour, dans une splendide unité.

Dans « Le Crépuscule du soir» au contraire, le soir est lemoment propice à l'éclosion d'une vérité qui le jour est dissimulée sous des activités honorables, à savoir le triompheuniversel du Mal dans l'homme et sur la terre.Aux images et aux notions qui dans le poème « mystique » signifient l'élévation, l'aspiration spirituelle à une fusioncosmique, correspondent dans le « Tableau parisien » les images de la corruption et de la dégradation universelles.Ainsi, au deuxième vers de chaque strophe, alors que dans « Harmonie du soir », « Chaque fleur s'évapore ainsiqu'un encensoir», dans «Le Crépuscule du soir », « le ciel / Se ferme lentement comme une grande alcôve ».

Laplongée dans l'abîme parisien s'accompagne d'une longue litanie déroulant le lamentable cortège des passions, desdouleurs et des misères humaines.

C'est un univers où ne luit aucune lucarne ouverte sur un avenir lumineux, qu'ilsoit celui que promet l'Evangile ou celui annoncé par les idéologies révolutionnaires auxquelles un temps Baudelaireprêta l'oreille.On comprend mieux pourquoi l'angoisse des poèmes placés sous le signe du Spleen est toujours associée à lasolitude de l'homme dans la grande ville, de l'individu dans la foule.

C'est pourtant dans ce milieu horrible, carcéral,sans issue, que Baudelaire va puiser les matériaux de cette beauté nouvelle qu'il entend apporter aux hommes,peut-être comme seul gage d'espoir. La dégradation de l'Idéal En indiquant que le ciel se ferme « comme une grande alcôve », Baudelaire ne constate pas seulement que leshommes livrés à leurs vices sont abandonnés de Dieu, il suggère aussi que le ciel a cessé d'être perçu comme lesymbole de l'éternité, de la transcendance, du divin, pour être rabaissé aux dimensions vulgaires d'un «ciel de lit ».

Ilsemble donc que «Le Crépuscule du soir », non seulement soit le pendant symétrique d'« Harmonie du Soir» dont ilinverse radicalement les valeurs, mais encore qu'il se présente comme une tentative de déconstruction de cettesphère de l'Idéal à laquelle Baudelaire, dans «Harmonie du soir », associait la gaieté et les idées de bonheur que laPrésidente incarnait à ses yeux.

Le poème des «Tableaux parisiens » répond au précédent comme le désir deprofanation à l'élan d'adoration.

Plus qu'opposés, ils sont donc complémentaires et traduisent la dualité propre àl'imaginaire baudelairien.Il faut ajouter que cette entreprise de travestissement et de désacralisation ne porte pas seulement sur les idées,elle se traduit aussi par l'écart que l'on constate, dans un cas, entre l'usage d'une forme fixe, le pantoum, et dansl'autre une liberté de composition qui n'entre pas dans un moule traditionnel mais qui invente sa propre forme.Dans «Le Crépuscule du soir », le quatrain d'ouverture annonce le thème qui sera développé dans la partie centraleoù le soir est associé à la prostitution.

De même qu'en musique les silences ont souvent une fonction expressive etstructurale importante, de même, dans ce poème, du fait de la liberté de la forme, les pauses ménagées entre lesstrophes sont chargées de sens.Ainsi l'intervalle qui prépare la reprise du mot « soir » donne une force redoublée à l'invocation dont l'éclat tranchesur le murmure suggestif des vers précédents : « Ô soir, aimable soir...

»La transition entre les deux strophes marque à la fois la continuité thématique et le contraste des intonations.

Enrevanche, l'intervalle qui sépare les deux strophes suivantes est porteur d'une valeur de rupture.

Après l'expansiond'une longue description des différents vices qui s'éveillent la nuit, le ton devient plus grave, plus concentré, plusdouloureux, quasiment religieux dans ce dialogue du poète avec son âme pour l'inviter au « recueillement » et dans. »

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