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Claude ROY, Clair comme le jour

Publié le 12/02/2011

Extrait du document

A peine    A peine si le vent retrousse un peu la mer fait mousser sur son bleu un coin de jupon blanc à peine si le sang à ton front quand tu dors compte tout doucement l'aller retour du temps    A peine si les cris des enfants sur la plage se mélangent au flot qui chuchote ses plis à peine si le blanc d'un tout petit nuage éclabousse le bleu du ciel ourlé de gris    A peine si j'écris à peine si tu dors à peine s'il fait chaud à peine si je vis et je ferme les yeux croyant laisser dehors tout ce qui n'est pas toi mon amour endormi.    Claude ROY, Clair comme le jour, 1943.    Vous ferez de ce texte un commentaire composé que vous organiserez de façon à mettre en lumière l'intérêt personnel que vous y découvrirez, sans dissocier pour autant l'étude du fond de celle de la forme. Vous pourrez, par exemple, étudier les moyens par lesquels l'auteur rend sensibles tout à la fois la fragilité et l'intensité de l'instant vécu.     

I. Des minutes rares de bonheur — où Ton retrouve les valeurs originelles, — en parfaite harmonie avec la nature, — et avec la transcription poétique : la cadence des vers. II. Mais il faut les goûter « à peine « — de peur de briser ces sensations si délicates, — ces instants affectifs exceptionnels, — qui doivent s'exprimer presque imperceptiblement.   

« mélangent», terme par ailleurs dégagé en tête de vers, à la charnière de l'enjambement; ils sont en conséquenceassez clairement détachés : d'une part «les cris des enfants» (encore l'article défini), d'autre part le «flot quichuchote».

Pourtant une correspondance subtile entre ce verbe imagé traduisant une perception auditive : «chuchote », dont les sonorités forment onomatopées et son complément : «ses plis» rappelle l'association entrel'élément naturel et le vêtement féminin.

La vague et son mouvement ondulatoire sont traduits à l'aide d'un termequi a certainement été suggéré par l'image précédente du « jupon blanc » et qui sera repris ensuite par «ourlé».Correspondance enfin entre les éléments mêmes de la nature, puisque le verbe «éclabousse», lui aussi très suggestifpar ses sonorités et sa place de choix, ordinairement réservé à l'eau et au compartiment auditif — ou tactile —, setrouve ici utilisé pour la peinture du ciel.

Une certaine ambiguïté donc..., mais qui restitue, à travers cesassociations inhabituelles, la pureté première : fraîcheur, légèreté, sensations aériennes, insaisissables,impondérables, et comme voilées.

Est-ce le leitmotiv «à peine», dont la diphtongue centrale est éteinte et la finaleatone, sans cesse suivi du doux sifflement de «si», qui évoque, transcrit, crée à la fois douceur et fugacité? * * * Car, de cette peinture dont les diverses touches sont aussi précises qu'indissociables, de cette atmosphère quisemble figée mais qui en réalité se renouvelle, qui paraît constituée de sonorités et d'où se dégage pourtant uneimpression de sérénité silencieuse, ou du moins feutrée, estompée, est-ce l'intemporalité simple, naturelle, sansartifice qui l'emporte? On pourrait d'abord le penser et en premier à cause de l'ampleur volontiers prolongée del'alexandrin régulier, élargi par de fréquents e muets, de multiples enjambements, des sonorités souvent tièdes outendres : diphtongues eu, ou; voyelles fermées : é; fréquence du i.

Mais c'est un leurre, comme est illusion latentative de «fermer les yeux» pour s'abstraire de «tout ce qui n'est pas toi, mon amour endormi».

Sans doutepourra-t-il goûter ainsi intensément ces quelques instants.

Mais il sait combien fragile est une telle qualité debonheur.

Chacune des pièces ténues qui en constituent la texture peut à tout moment disparaître.

Aussi toutl'effort est-il tendu pour éviter d'y toucher, comme s'il ne pouvait subsister que grâce à une sorte de ralenti.

C'estce que traduit essentiellement l'expression «à peine».

Placée en tête de strophe et de vers, elle se répète toutd'abord de façon régulière et discrète tous les deux vers.

Elle semble demander à la vie de se laisser seulementeffleurer, pour compenser sa fragilité par la tempérance avec laquelle elle est goûtée.

Elle est «mousse» (v-2) etchuchotement (v-6); elle est battement délicat, léger, celui de l'artère au front de l'aimée.

Son rythme est enveilleuse, elle «compte tout doucement l'aller retour du temps».

La cadence régulière de cet alexandrin : 2-4/4-2est bien celle de l'horloge, mais le balancier évolue sans heurt, en sourdine; c'est un rappel discret que ce temps,justement, ne peut en réalité être arrêté, que la vie s'écoule, cette vie que «le sang» et son cycle représentent,même lors du sommeil.

Alors le poète va tenter de conjurer cet écoulement, de conserver à ce moment uneéternité.

Il va donc curieusement multiplier cet «à peine» qui devrait être symbole de ralenti.

La contradictionapparaît dans la 3e strophe.

Plus il voudrait croire à sa tentative pour conjurer la fragilité de l'instant, plus l'intensitésourd dans la cadence : «A peine si...

» est alors répété 2 fois par vers.

D'autre part, au moment même où ilvoudrait jouir le plus profondément de la rareté privilégiée du moment — donc le plus intensément —, il essaie de leretenir en endormant le rythme des actions : «à peine si j'écris», «à peine si je dors», des sensations : «à peine s'ilfait chaud», donc de l'existence : «à peine si je vis».

Nouvelle contradiction.

Elle ne peut donc qu'être vouée àl'échec, cette tentative, car elle contient en elle-même sa négation : « croyant laisser dehors» tout ce qui romprait cette perfection, feint-ild'espérer.

N'y a-t-il pas enfin équivoque dans la manière même d'aimer? Car le sentiment est concentré ici sur et encet «amour endormi».

Est-ce une sécurité contre les aléas affectifs, que ce sommeil? N'est-ce pas aussi tendresseque cette contemplation si pudiquement érotique de la jeune femme dont la respiration est associée au mouvementdoux des vagues et à la clarté pure du ciel? Ne perçoit-on pas un plaisir sensuel dans la jouissance d'abord de lavision puis du repli sur soi, sur l'image enfermée sous «les yeux fermés »? Et ce sommeil de la jeune femme n'est-ilpas une forme d'absence dans la présence? Car l'aimée est contemplée, donc ne participe pas, elle, à ce bonheurfrêle, mais intense. * * * Il est probable que cette présentation de la fragilité du bonheur et de l'intensité désespérée mise par l'homme à enjouir avant qu'il ne s'effrite fut plus fortement ressentie par Cl.

Roy à cause de la période troublée — la guerre 40/45: il y fut un résistant courageux —, qui sert de toile de fond à l'épisode.

L'incertitude est finalement la tonalité laplus certaine du texte et la sérénité que l'on croyait y découvrir est apparence.

Ainsi est apparence également laperfection harmonieuse d'un instant où mer, ciel, amour, sommeil, art délicat, discret, mais savant, s'unissent pouroffrir au poète «à peine» le bonheur.

Le charme cristallin de ces trois strophes risque donc d'être aussi rassurantqu'intense...

donc inquiétant.. »

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